8. europe populaire

Rompre avec l’Union Européenne pour refonder une Europe démocratique, internationaliste et solidaire

Benjamin Bürbaumer, Alexis Cukier, Marlène Rosato
Chercheur-e-s, respectivement en économie, philosophie et sciences politiques

L’Union européenne (UE) n’unit pas les peuples européens mais les divise. Les conditions de vie des classes populaires en Europe se dégradent, et les institutions européennes en sont directement responsables. En effet, les lignes directrices des politiques mises en œuvre par tous les gouvernements – qui démantèlent les services publics et les droits sociaux, répriment les migrants, favorisent les multinationales au détriment des besoins populaires – sont organisées au niveau des instances européennes. Conformément aux traités européens, ces institutions ne visent pas seulement à donner une part toujours plus grande de la richesse produite aux dominants de chaque État, mais elle organise aussi la concurrence entre les peuples. Les économies du centre de l’UE s’enrichissent au détriment de celles des périphéries de l’est et du sud[1]. Ces politiques inégalitaires conduisent à un rejet populaire toujours plus important de l’UE, particulièrement dans les périphéries.

Que faire face à ces institutions européennes néolibérales, xénophobes et anti-démocratiques ?[2] La première nécessité est de mettre en lumière toutes les conséquences des politiques européennes sur la vie des classes travailleuses. Mais il faut aussi élaborer des propositions et des stratégies nouvelles, démocratiques et réalistes. Or malheureusement, la confusion règne au sujet des moyens qui permettraient de transformer la critique de l’UE en une politique alternative, au service des classes populaires et de la solidarité entre les peuples. Les uns proposent une réforme des institutions européennes au moyen d’une victoire électorale à l’échelle européenne. Mais c’est impossible : le Parlement européen, seule institution élue au suffrage universel, n’a pas la prérogative de proposer de nouvelles directives (c’est le monopole de la Commission) tandis que la procédure de réforme des traités exige l’unanimité des États membres. Les autres privilégient la stratégie d’un changement à travers un mouvement social européen. Mais cette option apparaît largement insuffisante étant donné les dynamiques du développement inégal et combiné qui opèrent en Europe. Loin de produire une homogénéisation des économies, le développement du capital à l’échelle européenne implique au contraire une différenciation, spécialisation et polarisation des territoires et des rythmes temporels des économies et des luttes. Ainsi, l’organisation d’un mouvement social à l’échelle européenne s’en trouve compliquée. Le décalage temporel entre les manifestations contre les réformes du code du travail dans les différents États-membres en est l’exemple le plus récent. Mais d’autres caractéristiques d’ordre plus sociologique empêchent la constitution d’un mouvement social européen, comme la barrière de la langue, la technicité des négociations européennes, le temps d’organisation, qui contribuent en fait à exclure les classes travailleuses de ces mouvements. Enfin, d’autres encore proposent qu’un gouvernement s’en tienne à désobéir aux traités sans rompre avec les institutions européennes ou laissent entendre qu’un État pourrait imposer ses vues progressistes aux autres dans le cadre d’un rapport de forces au sein des institutions européennes existantes. Mais ces propositions sont insuffisantes et irréalistes : la désobéissance et la confrontation sont indispensables, mais elles conduisent nécessairement à la rupture avec des institutions européennes indissociables des classes bourgeoises nationales et internationales.

Au plus tard depuis la capitulation du gouvernement grec en 2015, nous savons que les institutions européennes sont prêtes à utiliser tous les outils économiques et politiques dont elles disposent pour neutraliser une tentative de transformation sociale, écologiste et internationaliste en Europe. La rupture avec l’UE (et en premier lieu avec ce qui en constitue le cœur, l’UEM) est donc un moment inévitable d’une politique de gauche visant la satisfaction des droits fondamentaux des individus[3], mais elle doit être étroitement associée à la construction d’une fédération solidaire entre les États européens, au service des intérêts populaires. En effet, la rupture conduit à la nécessité de requalifier le projet du fédéralisme du point de vue de l’internationalisme des classes populaires[4]. A la suite de Friedrich Hayek[5], des représentants de la théorie des choix publics comme Barry Weingast et James Buchanan ont conçu le fédéralisme néolibéral comme un « fédéralisme préservant le marché » qui doit mettre en place des mécanismes de verrouillage protégeant les droits de propriété et assurant la libre circulation des marchandises et des capitaux[6]. A l’encontre de ce fédéralisme de marché tel qu’incarné par l’UE, nous défendons un projet de fédération populaire et solidaire, qui se caractérise par l’augmentation des droits sociaux et une réelle politique écologiste partout en Europe, mais également par le respect des spécificités culturelles et des choix démocratiques des différents pays européens[7].

Néanmoins il serait illusoire, bien entendu, de penser qu’une telle fédération populaire et solidaire pourrait être mise en place du jour au lendemain. Il s’agit donc d’envisager les étapes pouvant y mener. Après la rupture avec l’UE par un gouvernement populaire, une première phase pourrait consister à réaliser une nouvelle intégration sélective fondée sur des priorités de redistribution des richesses et de subordination européenne des flux de capitaux à l’impératif de l’augmentation du niveau de vie du plus grand nombre. L’objectif doit être double : réduire les inégalités au sein de chaque pays européen et réduire les inégalités entre les pays européens. Différents traités entre des gouvernements partageant cet objectif peuvent être envisagés. Ce serait le début d’une intégration solidaire des peuples d’Europe. Cette première étape serait susceptible de rétablir la confiance entre les peuples européens, ce qui constitue la condition nécessaire à la poursuite d’un projet européen solidaire et démocratique, qui dans un deuxième temps peut passer par la mise en place de structures permanentes communes. C’est dans le cadre de cette optique stratégique, consistant à prendre véritablement au sérieux la proposition de « rompre pour refonder l’Europe », qu’il sera possible d’œuvrer concrètement pour une Europe démocratique, internationaliste et solidaire.

Benjamin Bürbaumer, Alexis Cukier et Marlène Rosato
sont chercheur-e-s, respectivement en économie, philosophie et sciences politiques, membres de l’European Research Network on Social and Economic Policy (EReNSEP) et auteur-e-s de l’ouvrage collectif
Europe, alternatives démocratiques. Analyses et propositions de gauche,
La Dispute, 2019.

[1]              Voir notre introduction ainsi que Joachim Becker, « Développement inégal et mobilisation inégale au sein de l’UE » ; Costas Lapavitsas, « L’Union économique et monétaire : un centre et deux périphéries » ; Ana Podvršič : « L’élargissement à l’est : les succès du capital et les polarisations sociales » ; in Benjamin Bürbaumer, Alexis Cukier, Marlène Rosato (dir.), Europe, alternatives démocratiques. Analyses et propositions de gauche, La Dispute, 2019.

[2]              Voir la postface « Que faire en Europe ? Propositions de gauche », ibid.

[3]              Voir Patrick. Saurin, « La dette publique en France. Comprendre, désobéir, proposer » ; Pablo. Cotarelo et Sergi. Cutillas, « Le plein emploi comme pivot de la politique économique en Espagne » ; Heiner. Flassbeck et Costas. Lapavitsas, « Un programme de sauvetage social et national pour la Grèce », in ibid.

[4]              Voir Eric Toussaint, « Relever les défis de la gauche dans la zone euro » ; Josep Maria Antentas « La crise de l’UE et les défis de l’internationalisme des 99% » ; Benjamin Bürbaumer, « Autodétermination et nationalisme » ; in ibid.  Voir également Costas Lapavitsas, The Left Case against the EU, Polity Press, Londres, 2018.

[5]              Voir Cédric Durand, « Introduction : qu’est-ce que l’Europe ? », in Cédric Durand (sous la direction de), En finir avec l’Europe, Paris, La Fabrique, 2013, p. 20 sq.

[6]              Adam Harmes, « The rise of neoliberal nationalism », Review of International Political Economy, vol. 19, n° 1, 2012, p. 68.

[7] Voir le Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe de ReCommonsEurope, URL : http://www.cadtm.org/Manifeste-pour-un-nouvel-internationalisme-des-peuples-en-Europe.

Partager cette publication

Articles similaires

Reprendre nos affaires en main!

À l’approche des élections, voici venue l’heure des bilans de l’action des majorités sortantes. De manière générale, ces bilans s’avèrent plutôt décevants pour celles et ceux qui ont cru aux promesses des partis dits « de gauche » qui, finalement, se sont contentés de gérer un système mortifère. Aucun gouvernement n’a opéré de réelle rupture avec les mécanismes d’oppression et d’exploitation, et cela même à Bruxelles où la coalition rouge-verte ne comptait pourtant que deux ministres étiquetés à droite (Open VLD et Defi).
Bien sûr, « ça aurait pu être pire », ça le peut toujours. La menace de la droite et de l’extrême droite est bien réelle, pas seulement en perspective de résultats électoraux mais aussi étant donné la façon dont les options sécuritaires, antisociales et discriminantes s’installent de plus en plus facilement au sein des partis dits démocratiques. Heureusement que, malgré ce contexte morose, des résistances se sont organisées pour freiner cette course vers le mur. (…) Elles ont démontré que, ensemble, nous ne sommes pas prêt.e.s à nous laisser faire en abandonnant si facilement nos droits légitimes, fort.e.s de notre solidarité et de notre créativité collective.
Dans le nouveau numéro de Mouvements, nous avons choisi de revenir sur certains enjeux qui nous paraissent essentiels pour les Bruxellois.es en perspective des élections du 9 juin.

Voir l'évènement >>