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L’impact des accords de commerce et d’investissement sur la protection sociale dans le monde

Par Jacques Debatty,
Vice-président du Moc de Bruxelles.

Le Mouvement Ouvrier Chrétien et ses organisations constitutives participent activement à la campagne nationale coordonnée par le CNCD-11 11 11 et son pendant néerlandophone en faveur d’une protection sociale pour tous. On trouvera par ailleurs la modalisation de cette campagne dans le contexte bruxellois, telle qu’elle est développée par le MOC-Bruxelles.

Un droit fondamental
La protection sociale est un droit fondamental reconnu comme tel dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 22 et 25) adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1948. Chaque être humain est considéré comme un « détenteur de droits » et non comme un simple « bénéficiaire ». Les Etats ont l’obligation de respecter, protéger et garantir ce droit, et de lui donner un contenu concret. La Convention 102 de l’Organisation Internationale du Travail et la Déclaration 202 sur les socles de protection sociale donnent forme à ce droit. Un socle de protection sociale nationale doit organiser 4 garanties : outre l’accès aux soins de santé, il doit comporter une sécurité élémentaire de revenus pour 3 groupes définis : les enfants; les personnes en âge d’activité; les personnes âgées.

Pas encore universel
Seuls 27% de la population mondiale ont accès à une protection sociale complète. Les 73% restant, soit 5 milliards d’individus disposent au mieux d’une couverture incomplète, quand ce n’est pas une absence totale, avec toutes les conséquences désastreuses qui en découlent.

En Belgique, la place manque pour détailler les attaques violentes menées par le Gouvernement Michel De Wever. Pourtant, la protection sociale n’est pas un coût, un luxe inaccessible, comme certains nous en rabattent les oreilles. Elle est un investissement dans l’être humain, un outil puissant de développement économique, un facteur incontournable d’égalité, la condition indispensable pour participer à une société de semblables.

L’esprit de la Résistance
La protection sociale est finançable, même dans les pays les plus pauvres, en arrachant aux possédants, aux sociétés qui exploitent les ressources naturelles, les richesses d’un pays, une partie de la richesse produite et accaparée.
Ceux qui considèrent la protection sociale comme une retombée accessoire de la croissance économique oublient que nos systèmes de protection sociale en Europe occidentale ont été généralisés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une situation d’épuisement économique. C’était donc possible, ce ne fut pas donné, mais arraché1. Le cinéaste Ken Loach, dans son documentaire « L’esprit de 45 » nous rappelle ce qui a permis les grandes avancées de l’après-guerre. En France, la protection sociale universelle figurait au cœur du programme du « Conseil national de la Résistance »2. En 2004, Jacques Nikonoff, Président d’ATTAC, lancera avec d’anciens résistants, dont Stéphane Hessel, un appel à remettre au centre de l’action l’esprit de la Résistance. L’appel se termine par ces mots : « Résister, c’est créer. Créer, c’est résister! ».
Dans notre monde marqué par les inégalités, la protection sociale est un outil incontournable de redistribution des richesses et donc de cohésion sociale.
Elle doit être ancrée dans la loi et les Traités, et faire l’objet d’un financement durable et solidaire incluant une fiscalité nationale et internationale équitable. La participation des acteurs sociaux de la société civile en est la pierre d’angle. Enfin, elle doit être renforcée par des politiques publiques cohérentes en Belgique, en Europe et dans le monde. Et voilà où le bât blesse : la main droite ignore et écrase ce que construit la main gauche. Les Traités de Libre Echange3 qui se multiplient dans le monde fournissent de nouvelles armes de destruction massive de la protection sociale.

Libre-échange contre protection sociale
Dans un premier temps, les dispositifs de protection sociale ont fait les frais des programmes d’ajustement structurel imposés à partir des années 70 aux pays endettés du Sud par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale.
La doctrine néo-libérale forme un cadre commode pour justifier le pillage des richesses des pays du Sud. Sous son inspiration, ces programmes ont permis l’exonération des multinationales de toute obligation fiscale et sociale4 dans les pays où elles opèrent, l’abolition des droits de douane protégeant les producteurs locaux, l’ouverture des marchés aux produits industrialisés du Nord, le saccage des services publics en matière d’enseignement et de soins de santé.
Ensuite, on assiste, depuis le début des années 90, à une montée en puissance extraordinaire des accords commerciaux ou de protection de l’investissement bilatéraux5. On en compte aujourd’hui plus de 30006.

Jeu de massacre
Voici une liste non limitative des façons dont ces traités portent déjà atteinte à la protection sociale dans de nombreux pays du sud et la réduiront encore davantage (ainsi qu’au Nord) si nous laissons passer le CETA et le TTIP.

  • Libéralisation des services publics – liste négative
    Jusqu’à présent les traités spécifiaient nommément la liste des secteurs à libéraliser7. On parle alors de liste « positive ». Le CETA8 (qui sera suivi en cela par le TTIP9) sera le premier traité à instaurer la logique de la « liste négative » : tout peut être « libéralisé », sauf les exceptions dûment mentionnées pour chaque pays dans le Traité. Dans les annexes du CETA, l’Allemagne a explicitement préservé ses institutions relatives à la sécurité sociale, ce que n’a pas fait la Belgique. Il est difficile d’anticiper les impacts exacts mais on peut supposer que le gouvernement allemand a eu de bonnes raisons de penser que l’accord menaçait son système de sécurité sociale.
  • Notion restrictive des services publics qui ne couvre pas les SIG
    Les autorités européennes jurent leurs grands dieux que les services publics ne sont pas concernés par les Traités. Mais la définition des services publics est souvent laissée dans le vague ou au contraire très restrictive. Elle ne recouvre en tout cas pas les « services sociaux d’intérêt général »10, en particulier dans le CETA. L’AGCS11 définit les services publics comme « un service fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » c-à-d « tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un plusieurs fournisseurs de services ». A titre d’exemple ni les transports publics, ni l’enseignement en Belgique ne seraient couverts par cette définition du service public.
  • Arbitrage privé des différends entre investisseurs et Etat (ISDS12)
    Les traités contiennent des normes rédigées pour protéger les intérêts des multinationales. Elles seules peuvent poursuivre un Etat en application de ces normes (pas l’inverse) en faisant appel à un tribunal d’arbitrage composé de 3 avocats d’affaire, sans garantie aucune d’indépendance, sans publicité des débats ni des jugements, sans possibilité de recours. Les avocats forgent eux-mêmes une jurisprudence de plus en plus extensive par exemple dans l’interprétation de la notion d’expropriation. Une multinationale peut déposer plainte si ses « espérances de profit » sont menacées, comme l’a fait Philip Morris en poursuivant l’Australie et l’Urugay pour leur politique de prévention du tabagisme .

Fin 2012, l’assureur néerlandais Achmea a reçu 22 millions d’euros de compensation du gouvernement slovaque pour avoir remis en cause la privatisation de la santé engagée par l’administration précédente, et demandé aux assureurs de santé d’opérer sans chercher de profits.

Des médicaments plus chers
Les Traités contiennent des dispositions renforçant les droits de propriété intellectuelle (notamment la durée des brevets) au bénéfice principal des multinationales de la pharmacie13. En conséquence, l’accès aux médicaments génériques est freiné.
Le système de contrôle des prix des médicaments remboursables géré par l’INAMI pourrait aussi se voir attaqué avec des conséquences lourdes pour la sécurité sociale.
Comme l’a fait remarquer Jean Hermesse, Secrétaire Général des Mutualités Chrétiennes (ANMC) lors du Colloque organisé par le CIN14 le 1er octobre 2015 : « Les enjeux sont colossaux : Johnson & Johnson ont fait l’an passé 17 milliards $ de bénéfice. Aux USA, on fait une publicité gigantesque dans les médias pour les médicaments, pas en Europe, pour les médicaments sous prescription médicale(En Belgique, la publicité pour les médicaments sans prescriptions médicales est encadrée par un organisme indépendant). Si cette disposition de régulation est considérée comme une entrave au commerce, cela entrainera une augmentation sensible des ventes de médicaments et donc des coûts pour la sécurité sociale. Les brevets font l’objet d’une bagarre continuelle qui retarde l’entrée sur le marché des génériques. A quel niveau fixe-t-on le niveau de remboursement des médicaments. Il s’agit aussi d’une mesure de régulation15. Si on cède sur un de ces trois points-là, la dépense augmente de façon intenable pour la Sécurité sociale. »
La complexité des matières et le secret des négociations ne facilitent pas la mobilisation. La partie n’est pas perdue, mais il est urgent, en particulier d’arrêter le CETA qui ouvrira le premier la porte au TTIP.

A nous de retrouver « l’esprit de 1945 ».

 

1 En Belgique, le « Projet d’accord de solidarité sociale » est négocié dans la clandestinité.

2 Négocié sous l’Occupation allemande à partir de 1943, adopté à l’unanimité le 15 mars 1944 par toutes les forces politiques représentées au sein de la Résistance , ce programme est intitulé dans sa première édition « Les jours heureux du CNR ». On ne peut mieux dire. Cf :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Programme_du_Conseil_national_de_la_R%C3%A9sistance

3 Malgré les différences qui peuvent exister entre eux on désignera sous ce terme aussi bien les accords commerciaux que les traités de protection de l’investissement.

4 Voir : Eric DAVID, Gabrielle LEFèVRE, Juger les multinationales. Bruxelles, Mardaga/GRIP. Octobre 2015

5 On peut aussi y inclure les APE (Accords de Partenariat économique) négociés entre l’UE et les pays anciennement couverts par la Convention de Lomé (Afrique, Caraïbes, Pacifique)

6 ZACHARIE A, VAN NUFFEL N, CERMAK M. Traité transatlantique (TTIP) : cartographie d’un partenariat controversé. Point Sud n°13, juin 2015

http://www-cncd.be/IMG/pdf/web_pointsud_13pdf.pdf

7 « libéraliser » = ouvrir à la concurrence avec des entreprises étrangères privées = première étape vers une privatisation

8 Traité de libre-échange négocié entre l’UE et le Canada. Négociation achevée. Texte disponible. Pas encore ratifié.

9 Traité de libre-échange en négociation entre l’UE et les USA

10 SIG : en Belgique, la notion recouvre les mutuelles financées par les cotisations des affiliés.

11 AGCS : Accord Général sur le Commerce des Services conclu dans le cadre de l’OMC

12 ISDS : Investor State Dispute Settlement

13 Le secteur de l’agro-alimentaire est également fort demandeur

14 CIN : Collège Intermutualiste national (belge)

15 Mesure de régulation dont le lobby pharmaceutique prône l’abolition via les mécanismes « d’harmonisation et de coopération règlementaire » également prévus par le CETA et le TTIP

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