Enquête Ouvrière et co-recherche : faire de la recherche pour s’organiser

Lorenza Monaco

L’idée de l’enquête ouvrière repose sur la conviction que la recherche peut être un puissant outil de soutien à l’organisation politique. Issue d’une tradition ouvrière/iste, elle est associée à la pratique de la co-recherche, c’est-à-dire la recherche menée conjointement par des chercheur.se.s, des militant.e.s, des organisateur/trices politiques et des travailleur.se.s, afin de développer des outils communs pour faire avancer une lutte. L’idée est de partager les connaissances – en rassemblant les compétences de recherche, les connaissances des travailleur.se.s sur le lieu de travail et la dynamique d’une lutte, pour finalement renforcer l’organisation politique.

Cet article aborde certains points pratiques pour illustrer ce que peut être une enquête sur les travailleur.se.s (ou enquête ouvrière), ce qu’elle peut signifier et comment elle peut potentiellement être utile à une lutte de travailleur.se.s. Il se concentre plus particulièrement sur les questions de méthode et de conception d’une enquête, de son application et sur la relation entre le chercheur et le travailleur/organisateur. L’article s’appuie sur trois expériences passées : une enquête collective menée dans le secteur de l’enseignement supérieur au Royaume-Uni (par du personnel enseignant précaire[1]), une enquête dans l’industrie automobile indienne (Delhi), et une expérience d’enquête menée avec le Casual Workers Advice Office à Johannesburg (Afrique du Sud).

De quoi s’agit-il ?
Ce qui distingue une enquête ouvrière d’une simple enquête sur le travail est son utilisation. Si l’enquête peut emprunter les outils de recherche d’une enquête sociologique traditionnelle, la différence réside dans ses objectifs et son application. Elle est destinée à servir une lutte, et en tant que telle, elle est construite sur les besoins de la lutte elle-même. Comme nous le verrons dans le point suivant, les objectifs doivent être identifiés par les travailleur.se.s engagé.e.s dans la lutte ou par les organisateur/trices impliqué.e.s dans un certain secteur. Par exemple, des recherches peuvent être nécessaires pour comprendre les conditions de travail et les dispositions contractuelles des nouvelles formes de travail, afin de les organiser (ex. Travailleur.se.s de plate-forme, nouveaux types de travailleur.se.s précaires, etc.) Ainsi, avec la campagne des Fractionals For Fair Pay (FFFP)[2] à l’université de Londres nous avons mené une enquête parmi les enseignant.e.s précaires pour comprendre les contrats et les conditions de travail. Ceci nous a permis de comparer les heures contractées et réellement prestées. En montrant la quantité d’heures non-payées et les mécanismes d’exploitation, l’enquête a permis non seulement de mobiliser d’autres enseignant.e.s mais aussi de convaincre le syndicat existant qu’il devait engager des négociations pour cette catégorie de travailleur.se.s. En ce sens, la nécessité de faire avancer une lutte devrait être le but et les objectifs de recherche devraient être formulés en conséquence.

Le « comment » – conception et méthode
L’idée d’une enquête du travail est strictement liée à la pratique de la co-recherche. La formulation des objectifs de recherche et la conception de l’enquête proprement dite sont censées être un travail collectif. Cela devrait impliquer à la fois les chercheur.se.s et les travailleur.se.s (et les organisateur/trices si nécessaire et/ou s’ils existent dans le cas spécifique), et reposer sur une discussion de groupe sur les informations nécessaires et la meilleure façon de les obtenir. Dans le cas de l’Afrique du Sud (2018), un tel processus a nécessité plusieurs réunions, structurées sous forme d’ateliers réunissant des chercheur.se.s, des organisateur/trices et des “travailleur.se.s-chercheur.se.s” (comme nous avons fini par les dénommer). Nous avons d’abord identifié un groupe de travailleur.se.s dont les conditions n’étaient pas entièrement connues des organisateur/trices (les travailleur.se.s courtiers en main-d’œuvre[3]) et qui devaient être explorées plus avant ; les travailleur.se.s-chercheur.se.s ont ensuite aidé à soulever des questions pertinentes qui pouvaient expliquer les conditions de travail et de vie des travailleur.se.s courtiers en main-d’œuvre ; ces questions ont été transformées en un bref questionnaire, qui a été distribué et analysé en groupe ; les résultats du questionnaire ont ensuite été présentés par les travailleur.se.s-chercheur.se.s au Forum des travailleur.se.s auquel ils appartenaient.

En ce qui concerne la question de la méthode, elle a historiquement suscité un débat intense. Mon point de vue est que, si certaines normes et une sorte de “code de conduite politique” peuvent être importantes pour garantir les intérêts collectifs et la protection des travailleur.se.s potentiellement vulnérables, les méthodes de collecte de données devraient également être flexibles. À cet égard, la meilleure façon de recueillir des informations dépend de plusieurs circonstances, comme le niveau de lutte, la répression et le maintien de l’ordre, la vulnérabilité des travailleur.se.s concerné.e.s, etc. (par exemple, distribuer des questionnaires dans une zone d’usine peut être dangereux car cela peut exposer les travailleur.se.s, faire une longue enquête peut ne pas répondre aux besoins immédiats d’une lutte en cours, donc des méthodes plus rapides peuvent être préférables, etc.) Dans l’ensemble, la manière de collecter les informations peut être adaptée aux objectifs, aux moments de la lutte et au type de population/secteur sur lesquels enquêter, à condition que certains principes politiques clairs soient respectés (avant tout, la protection des travailleur.se.s vulnérables/précaires/non syndiqué.e.s).

Quelques dilemmes éthiques et politiques, c’est-à-dire sur les relations entre chercheur.se.s et travailleur.se.s.
Tou.te.s les chercheur.se.s ou sociologues du travail ne choisissent pas de mener des enquêtes ouvrières. S’ils le font, ils s’identifient probablement comme des chercheur.se.s militant.e.s et ont une expérience plus ou moins directe du militantisme politique et de l’organisation. Malgré cela, il y a souvent une certaine réticence et un manque de confiance à leur égard, surtout s’ils ou elles viennent du monde universitaire. En effet, ce scepticisme est ancré, alors que de nombreux chercheurs continuent de défendre leurs intérêts dans la construction de leur carrière individuelle et négligent souvent les objectifs collectifs d’une lutte politique. D’autre part, les travailleur.se.s et les organisateur/trices considèrent souvent la recherche comme une perte de temps, comme un outil bourgeois ou comme quelque chose qui est loin de leurs intérêts immédiats. Comment combler ces lacunes et relier la recherche et l’organisation ? Pourquoi investir du temps et de l’énergie dans des activités de recherche qui sont souvent plus lentes et plus compliquées que ce dont une lutte aurait immédiatement besoin ? La réponse exige une honnêteté et un engagement politiques, avec une dose de réalisme : les chercheur.se.s ont des compétences puissantes qui peuvent aider une lutte, les travailleur.se.s et les organisateur/trices possèdent de précieuses connaissances d’initié.e.s mais celles-ci sont souvent difficiles à rassembler et ne sont pas automatiquement axées sur les objectifs de la lutte. Les deux peuvent s’aider et se soutenir mutuellement : la recherche peut fournir les informations manquantes dont l’organisation a besoin, l’organisation et la lutte peuvent être renforcées par la systématisation des connaissances des travailleur.se.s.

[1]             CDD payés à l’heure

[2]             Pour plus d’info sur cette campagne : http://column.global-labour-university.org/2017/09/struggle-pays-back-victory-against.html

[3]             « labour brokers »: espèce d’agence d’interim

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