2 inégalités - manifestation Santé - 13 septembre 2020

Ces inégalités qui nous rendent malades

Propos recueillis par Gilles Maufroy
CIEP-MOC Bruxelles

Fanny Dubois, sociologue et secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales, était l’une de nos intervenantes à la Journée inter-mouvements 2021 du MOC Bruxelles. Nous avons souhaité revenir avec elle sur le thème de sa présentation : comment les inégalités sociales influent sur notre santé.

Mouvements : Classe, genre, race et santé…Comment est-ce que les mécanismes d’exploitation et d’oppression produisent de la mauvaise santé ?

Fanny Dubois : On vit dans un système qui crée du mal-être, alors que d’autres choix politiques pourraient renforcer le bien-être de l’ensemble des citoyen.ne.s, en actionnant certains leviers. Des leviers qui pourraient paraître pour certains représentants politiques comme « ringards », comme des reflets d’un Etat social « à l’ancienne ». Je considère au contraire que ces leviers sont plus contemporains que jamais, y compris au vu des enjeux écologiques, inter-générationnels, etc. Certains mécanismes de répartition des richesses et du travail permettraient d’améliorer de façon générale la santé. Par exemple, on n’a jamais eu autant de maladies longue durée qu’aujourd’hui. Ça coûte énormément à la Sécurité sociale, mais aussi à la santé mentale des gens. C’est lié à une surcharge constante de travail qui se produit en poursuivant des objectifs de rentabilité continue, où le client, la consommation restent dominants. Ce productivisme a un impact écologique considérable, déjà. Mais ça produit aussi une pression énorme et des burn-outs chez les travailleur.se.s. Après on entend des discours selon lesquels « ça coûte trop cher à la Sécu, il faut mener des politiques d’austérité ». Alors que si on agissait à la racine, par une meilleure répartition du temps de travail, une régulation du consumérisme, plus orienté sur la qualité que sur la quantité, on pourrait considérablement améliorer le bien-être à une échelle large. D’ailleurs, pour l’anecdote, il a été démontré que les système marchandisés sont moins efficaces en termes d’espérance de vie, que les systèmes socialisés, y compris pour les classes supérieures !

Que penses-tu des discours qui individualisent la question de la santé, qui disent que « la santé c’est une question de comportements individuels » ? Évidemment en période de pandémie, respecter une série de gestes est fondamental, mais on voyait avant ça certains dire qu’ils ne « voulaient pas payer » pour les mauvais comportements des autres…

FD : Le mal-être n’est pas réparti de la même façon entre les classes sociales. Par exemple, pour ce qui est du déterminant de santé écologique, ce ne sont pas classes les plus précaires, celles qui tentent de survivre dans ce système, qui consomment le plus de ressources planétaires. Ce sont bien plus les classes les plus riches qui sont responsables. Donc on doit déconstruire ces préjugés qui amènent à l’exclusion de groupes sociaux. Depuis le début des années 1990 et la libéralisation généralisée, la vision collective de la prise en charge socio-sanitaire se meurt au profit d’un paradigme individualisant, culpabilisant et masque des chiffres importants en termes d’inégalités. Alors, il y a des habitus de classe, pour reprendre Bourdieu, qui expliquent certains comportements. Les riches ont plus accès à de la meilleure alimentation, les pauvres sont dans des conditions d’existence qui ne donnent pas accès aux lieux qui permettent d’adopter des comportements de prévention, du type « bien manger », faire de l’activité physique etc. Mais au-delà de ça, il y a les moyens financiers, le capital culturel, le temps disponible etc. Prenons un exemple encore plus évident : pendant le premier confinement, les travailleur.se.s essentiel.le.s, soignantes, caissières, éboueurs, etc. Ces travailleur.se.s ont dû prendre beaucoup plus de risques, on leur imposait d’aller travailler sans aucun matériel de protection contre le virus. Ça a été donc démontré que la mortalité était bien plus importante dans ces catégories, y compris à cause du virus. Ce sont des travailleur.se.s qui bossent dans conditions très stressantes, avec des bas revenus et tout ça explique pourquoi on adopte parfois des comportements qui permettent de supporter ces conditions-là. Et donc il y a un effet de déterminisme, des conditions externes à l’individu, d’un système agencé pour reléguer et dévaloriser le « sale boulot » assigné à une catégorie de population. Et puis un effet de comportement mais qui est lié à ces mêmes déterminants sociaux. Selon l’OMS, 80% de notre santé est influencée par ces déterminants. En Belgique, à 67 ans, un tiers des hommes les plus démunis sont déjà morts. Il faut donc bien plus agir sur les causes structurelles, plutôt que culpabiliser et stigmatiser, ce qui ne fait que dégrader encore leurs conditions de vie et donc de leur santé, ce qui a un coût. Même un financier de droite qui veut faire de « l’efficience » des dépenses publiques devrait comprendre ça. Mais ça suit la tendance et la mentalité néolibérales, qui visent à ce que les individus se sentent seul.e.s face à eux-mêmes pour gérer leur santé, pour s’assurer de façon privée contre les « risques » dans la vie et s’éloignent d’une vision de solidarité collective. Ce qui permet d’effriter puis privatiser des institutions géniales comme la Sécurité sociale ou l’éducation publique.

Est-ce que ce discours idéologique individualiste vise à légitimer le fait de lâcher des catégories entières de la population ?

FD : Les chiffres des soins de santé aux USA, avec des assureurs privés qui gèrent, montrent que ça coûte plus cher à l’économie dans son ensemble, au PIB, etc. Les employeurs n’ont pas spécialement intérêt à avoir une masse de travailleur.se.s en mauvaise santé, ça coûte aussi de l’argent. Ça coûte plus cher aux finances publiques en santé. Les riches ne veulent pas non plus que les exclu.e.s se retrouvent tou.te.s à la rue, du coup ils viennent avec la charité. Et l’Etat doit intervenir, mais tard, à un stade où la santé des personnes est fort dégradée. Alors que faire du préventif, y compris de la sensibilisation, collective, avec des campagnes sans stigmatisation et en donnant aux publics vulnérables les mêmes moyens pour atteindre les objectifs de prévention, c’est bénéfique par rapport au « tout curatif ». Pour la santé, la mutualisation est une orientation stratégique clé pour l’ensemble de la société, secteur public comme secteur privé, ainsi que pour les patient.e.s. Il n’y a aucun intérêt à marchandiser, je suis prête à en débattre avec le dirigeant de la FEB !

Où se situe la Belgique sur cet axe mutualisation versus marchandisation ?

FD : On entend souvent que la Belgique « est l’un des meilleurs systèmes de santé », alors c’est vrai qu’on a une bonne Sécurité sociale et surtout une couverture mutuelle de 99% de la population, ce qui est rare. L’esprit c’est donc la couverture universelle. Ça encourage la population à se soigner. Là où on est moins bons, c’est dans l’accessibilité : les patient.e.s paient 24% de leur poche en moyenne, chez les conventionné.e.s. En France c’est 15%. Ce qu’on appelle le « ticket modérateur ». Et donc en Belgique on a jusqu’à un quart des citoyen.ne.s qui doit renoncer à certains soins pour raisons financières. Autre souci : la dimension préventive est très peu remboursée. Or on sait que les soins en deuxième ligne, plus spécialisés, coûtent plus cher au système, avec la consommation de médicaments, etc. Et ça a un impact sur l’emploi : par exemple dans les maisons de repos où on bourre les résident.e.s de psychotropes. C’est terrible ce qu’on y observe en termes d’isolement social chez nos aîné.e.s. Si tout cet argent pouvait être utilisé pour créer des emplois d’éducateur.trice.s dans les maisons de repos, ce serait bien plus joyeux…Mais la Belgique est également considérée comme un des paradis des entreprises pharmaceutiques. On nous dit qu’il crée de l’emploi, mais si c’est pour droguer nos aîné.e.s, quel sens ça a ? Ces dernières années, sous De Block, on a observé que le lobby pharmaceutique a gagné en influence. Alors que les budgets ont diminué, par la baisse de la norme de croissance à 1 ou 1,5%, une croissance nécessaire face au vieillissement etc., et la croissance côté pharmaceutique c’était 7%, c’est un énorme transfert de la Sécu vers le pharma. On voit donc un pas en avant dans la marchandisation de la Sécu et de la santé vers des secteurs à but lucratif. Et ça met à mal d’autres sous-secteurs comme les maisons médicales, ou encore l’aide médicale urgente. C’est hallucinant les débats sur la prétendue « surconsommation de cette population » de migrant.e.s, alors que ça représente des broutilles. Et on orchestre la pénurie dans les métiers de première ligne, plus féminisés, comme les généralistes, ou les infirmières. Nous voulons que le financement reste fédéral parce que plus on est à cotiser, mieux on est couvert.e.s, contre les politiques libérales qui mettent à mal la Sécu.

Est-ce que par ailleurs, il n’y a pas un risque à « médicaliser le social », dans les débats actuels ? À tout analyser en termes de santé, de souffrance individuelle, de « self-care » plutôt qu’à rendre visibles des rapports sociaux et l’organisation collective qui en découle pour lutter à la source contre les inégalités ?

FD : Ça m’inquiète, oui. Dans le monde du travail on vient avec des coaches, de la prévention bien-être à gogo, un discours ambiant qui effrite les liens qu’on peut créer pour se retrouver ensemble dans la rue. Alors sur quels facteurs agir par rapport à cette évolution ? Je me demande dans quelle mesure ce n’est pas lié au fait que presque l’ensemble des organisations qui historiquement étaient des contre-pouvoirs démocratiques et garants de cette mutualisation et de ces droits sociaux fondamentaux, de la répartition des richesses, etc., deviennent des organisations « de service », et ça vaut aussi pour les maisons médicales d’ailleurs…Nos membres veulent qu’on rende des comptes directement par rapport à leur situation personnelle, plutôt que de revendiquer collectivement. C’est un effritement des luttes, on le voit aussi dans les revendications syndicales, ça semble plus difficile d’arriver à une grève générale. Il y a une tendance à la bureaucratisation, à l’organisation de service plutôt que politique. On a besoin d’un travail de réflexion collective à mener ensemble entre organisations. Parce que la manière d’agir pour recréer du rapport de forces nécessite une réflexion collective sur notre représentation du mouvement social aujourd’hui, ainsi qu’une coordination entre les mouvements sociaux. Or ces mouvements sociaux, anciens et nouveaux, ont tendance à s’éparpiller. En plus, on n’analyse plus les phénomènes sociaux uniquement autour du rapport de forces entre le capital et le travail, toute une série d’autres éléments entrent en ligne de compte. Ça rend plus complexe la représentation collective des rapports de forces, pourtant essentielle, face à la marchandisation rapide de la santé, la culture, etc., à un niveau international. Nous avons intérêt à mieux nous organiser et à l’échelle internationale.

En quoi les maisons médicales sont-elles une préfiguration, une inspiration pour des politiques de santé publique plus égalitaires ?

FD : Depuis les maisons médicales, on met en lumière une série de dysfonctionnements du système. Ça fait 50 ans que la première maison médicale a été créée. Elles proposent une alternative au financement à l’acte et à ses effets pervers car il pousse à réaliser toujours plus d’actes plutôt qu’à réellement faire le mieux pour la santé. Agir sur le financement c’est fondamental, avec un financement plus solidaire entre les bien portant.e.s et les autres et entre les générations, parce qu’on défend que la mauvaise santé est plus liée à des déterminants sociaux qu’au comportement de l’individu. Nous mettons le collectif à la base de notre fonctionnement, par le forfait. Nous prônons l’horizontalité dans les rapports de travail, puisqu’on sait que les inégalités sur le lieu de travail créent de la mauvaise santé, et l’interdisciplinarité pour une meilleure prise en charge des patient.e.s et pour le bien-être des travailleur.se.s. Nous sommes des ASBL, l’argent public ne peut être utilisé pour alimenter des actionnaires privés. Notre vision politique doit être guidée par des données scientifiques de santé publique plutôt que par des intérêts corporatistes. Aujourd’hui dans les concertations à l’INAMI avec les prestataires de santé on a l’impression que chacun essaie d’avoir sa part du gâteau plutôt que de laisser les objectifs de santé publique guider les choix. La prise en charge intégrée entre les lignes de soin, dans les maisons médicales, est également un élément important, contre le taylorisme hallucinant dans la santé, moins cohérent et qui fait exploser les dépenses. La cohérence de la prise en charge est importante aussi au niveau macro des politiques publiques : on a le souci en Belgique avec un éclatement des compétences de santé entre ministres de différents niveaux de pouvoir.

Notre journée inter-mouvements 2021 s’intitule « la santé, enjeu de luttes ». Dans le contexte actuel, avec la pandémie, la Vivaldi, en quoi cette formule est-elle pertinente pour toi ? Et quelle place vois-tu pour les maisons médicales, leurs travailleur.se.s et patient.e.s, dans la lutte ?

FD : Je pense que la santé est un enjeu qui permet de rassembler, d’unifier, dans une société très dispersée où l’esprit corporatiste et communautaire est visible et inquiétant. Comme la santé nous concerne tou.te.s, on peut s’organiser autour de ça et retrouver des objectifs communs pour reconstruire l’Etat social. Les personnes de toutes les classes, genres, origines, cultures, sont concerné.e.s. Parler de santé, c’est stratégique pour la lutte. Je suis passionnée par la Sécurité sociale malgré son côté bureaucratique social-démocrate qui ne met pas fin aux inégalités mais les réduit. Mais ça reste central, par rapport à l’éclatement entre principes identitaires qui n’empêche pas la marchandisation ni la privatisation des fonctions collectives. Nous devons rester vigilant.e.s : le rapport capital travail reste toujours bien présent. On n’en parle pas assez, même dans les luttes syndicales, mutuellistes. Nous devrions remettre en question des choix posés qui mettent à mal les droits conquis dans le passé. Par exemple les voitures de société, les chèques-repas défiscalisés, qu’on utilise aussi en interne de nos organisations…Alors que ça représente globalement 2,6 milliards de pertes par an pour la Sécurité sociale.

Nous devons construire des représentations collectives de ce vers quoi on veut aller, en partant des réalités matérielles, des inégalités concrètes d’existence, des conditions de vie et voir comment agir collectivement, parce que c’est plus juste mais surtout parce que c’est mieux pour le bien-être, pour le climat, etc. On a besoin d’élaborer des stratégies très concrètes pour renverser la logique actuelle du « diviser pour mieux régner ». Je pense à la division des infirmières en un tas de sous-secteurs et associations corporatistes par exemple : nous devons prendre conscience que cette division nous affaiblit face au patronat, à la médecine libérale et aux politiques libérales. C’est un des enjeux pour les luttes de demain.

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