loi de 1996 - grève du 29 mars

0,4%. Après les applaudissements, la gifle.

Par Clarisse Van Tichelen
Service d’études de la CNE

« Après les applaudissements, la gifle », c’est ce qu’on pouvait lire sur le tract du front commun syndical en janvier dernier après la publication du rapport du Conseil central de l’Economie instaurant la marge à 0,4%. Cette marge constitue le plafond que les augmentations de salaire des travailleur.se.s du secteur privé ne peuvent dépasser pour les deux prochaines années (2021 et 2022). 0,4%, cela correspond à une augmentation de 6€ bruts par mois pour le salaire minimum et 13€ bruts par mois pour le salaire médian. Cette marge est déterminée par la loi de 1996 qui vise à « garantir la compétitivité » du pays et de ses entreprises. Les syndicats critiquent depuis longtemps l’esprit même de cette loi basée sur une certaine conception de l’économie, des salaires et de la création d’emploi qui, bien que partagée par l’économie mainstream et par le banc patronal, a du mal à résister à l’épreuve des faits. Trois critiques fondamentales peuvent lui être adressée : la loi de 1996 repose sur une logique économique absurde, elle est injuste socialement et son logiciel de calcul est truqué.

La loi de 1996 : une absurdité économique

La loi de 1996 repose sur une conception de la compétitivité centrée sur le « coût salarial »[1]. Les salaires des travailleur.se.s de Belgique ne peuvent augmenter plus rapidement que la moyenne de ceux des pays voisins au risque de mettre en danger la compétitivité de notre plat pays. Elle pose l’hypothèse qu’une augmentation relative de nos salaires a pour effet de diminuer nos performances à l’exportation. Cependant, les études empiriques montre que ce lien entre salaires et exportations est loin d’être univoque dans le temps et dans l’espace. De plus, cette loi s’applique à l’ensemble du secteur privé sans aucune distinction entre secteurs. Or, beaucoup de secteurs de l’économie belge sont peu soumis à la concurrence internationale et de ce fait, rendent cette logique de la compétitivité peu pertinente à leur égard. Au contraire, c’est même un non-sens économique de limiter les augmentations de salaires pour les secteurs qui dépendent fortement de la consommation des ménages. De manière générale, la science économique mainstream a une fâcheuse tendance à analyser les salaires sous le seul angle de la compétitivité au lieu de les voir aussi comme un moteur de l’économie.

Même en acceptant cette logique de la compétitivité, la loi devrait alors porter autant attention aux salaires qu’aux coûts de l’entreprise. Or, elle se garde bien de le faire : aucun mécanisme aussi contraignant ne limite la croissance du coût des intrants intermédiaires (notamment l’énergie ou les loyers) ou du coût du capital. Un article de la loi permet pourtant de prendre des mesures de modération des dividendes ou des loyers mais il n’a jamais été mis en œuvre.

Une loi socialement injuste

Cette loi permet d’éluder la question principale qui devrait être au cœur du débat de société : la répartition des richesses entre travail et capital. De quoi parle-t-on ? Quand une entreprise (ou une économie) produit de la richesse (mesurée par le PIB pour l’ensemble de l’économie), il y a une première répartition de cette richesse entre travailleur.se.s (leurs salaires) et capital. Aujourd’hui en Belgique, si une entreprise a une valeur ajoutée de 100€, 66€ vont rémunérer les travailleur.se.s et 34€ vont rémunérer le capital. Ce qu’on appelle la part salariale, la part de la richesse qui va aux salaires, ne cesse de diminuer (voir encadré).

Augmenter collectivement les salaires, c’est aussi un enjeu de répartition des richesses entre travailleur.se.s : pour bon nombre de travailleur.se.s, la marge salariale négociée tous les deux ans est la seule manière de voir réellement augmenter leurs salaires. Seule une minorité de travailleurs à hauts revenus parviennent à contourner la marge soit en négociant des augmentations individuelles soit en étant rémunérés par des avantages extralégaux qui ne sont pas soumis à la marge salariale. A titre d’exemple, le salaire des CEOs du Bel20 a augmenté de près de 50% entre 2014 et 2019[2], bien plus que les marges salariales prévues pour ces années-là.

Enfin, la norme salariale provoque aussi le sous-financement de la Sécurité sociale. D’une part, en ne faisant pas suffisamment augmenter nos salaires bruts et donc, les cotisations sociales, qui sont sa principale source de financement. D’autre part, en encourageant certaines formes de rémunérations alternatives (ces fameux avantages extralégaux) qui ne sont pas soumis à la marge salariale et bénéficiant, pour la plupart d’entre eux, de taux réduit de cotisations sociales.

Une loi techniquement biaisée

Le logiciel qui calcule la marge salariale est truqué. D’abord, le « coût salarial » est calculé par heure et non pas par unité produite. Cela signifie que les différences de productivité entre pays ne sont pas prises en compte. Comme la Belgique a un niveau de productivité plus élevé que ses pays voisins, on gonfle le coût salarial belge en ne prenant pas en compte cette donnée. Mais plus encore, le coût salarial horaire tel que calculé par la loi est bien éloigné du coût salarial horaire réel. En effet, une série de truquages ont été effectués afin de faire augmenter ce coût salarial horaire : ainsi, les subventions salariales et les réductions de cotisations sociales dues au tax shift ne sont pas pris en compte. La marge peut aussi être rabotée pour combler un soi-disant « handicap historique des coûts salariaux », qui existerait avant 1996. Ce concept est une nouvelle invention du patronat pour brider les augmentations salariales. On aurait plutôt envie de calculer un remboursement que les patrons doivent aux travailleurs pour toutes les fois où ils se sont fait du profit sur le dos de la santé et de la qualité de vie de ces derniers.

Les lignes ont bougé… mais pas assez

Depuis janvier, les syndicats mènent un combat contre ce carcan de la loi de 1996, contre une marge impérative de 0,4% et pour négocier librement de réelles augmentations de salaires. Après plusieurs mobilisations dont une grève générale le 29 mars 2021, les lignes ont finalement bougé. Alors que le patronat restait inflexible, la balle a été renvoyée dans le camp du gouvernement qui a finalement tranché : ce sera bien une marge impérative de 0,4% à laquelle peut être ajoutée une prime « corona ». Les fondements idéologiques sur lesquels repose la loi de 1996 sont en train de rompre. Plusieurs économistes flamands renommés ont critiqué les fondements économiques de la loi et le gouvernement lui-même décide de ne pas la respecter en créant cette prime corona.

Cependant, la revendication majeure du mouvement syndical  – une modification de la loi de 96 et des négociations salariales libres – n’a pas (encore) été obtenue. Et cette prime corona est loin de passer la barre des revendications syndicales. Elle pourra être négociée en entreprise et, on l’espère, par secteur. Elle constitue un plafond (de 500€) et non un plancher. Elle sera attribuée sous la forme d’un chèque consommation et ne permet donc pas au travailleur de disposer librement de son salaire. Elle ne finance que très peu la sécurité sociale et pas du tout les services publics. La définition même d’une prime est qu’elle n’est pas récurrente et n’assure donc pas une augmentation pérenne des salaires. Elle laisse donc un sacré goût amer. Si le combat de ces derniers mois n’a pas permis d’obtenir une modification de la loi, il a montré toute l’absurdité de cette dernière. Nous continuerons à mener cette bataille.

La part de la richesse qui rémunère les travailleurs ne cesse de diminuer

La richesse produite dans une économie, qu’on appelle souvent la valeur ajoutée, est répartie en deux parts. La part salariale est la part de la richesse qui rémunère les travailleurs à l’inverse de la part du capital qui désigne la part de la richesse qui rémunère le capital, notamment sous forme de dividendes. La part salariale ne cesse de diminuer depuis 1996 et même depuis les années 1980 où elle avait atteint son plus haut niveau. Si on se concentre sur le partage de la richesse entre travail et capital dans le secteur privé marchand, on constate une tendance de long terme à la baisse de la part salariale. Ainsi, en 1980, la part salariale se situait autour de 65% alors qu’elle est descendue à 56% en 2018. En un peu moins de 40 ans, le capital s’est donc accaparé près de 10% de la richesse en plus.  Cela signifie qu’on assiste à une répartition de plus en plus inégalitaire de la richesse en faveur du capital et au détriment des travailleurs. Une baisse de la part salariale a pour conséquence automatique de faire augmenter les inégalités. En effet, contrairement aux millions de travailleurs qui se partagent la part salariale, la part du capital, est, elle, concentrée sur très peu de têtes et contribue de manière beaucoup moins importante au financement de l’Etat et de la sécurité sociale.

Il est également nécessaire d’analyser la composition de la part du capital, autrement dit, à quoi cette part est dédiée. Est-ce que l’augmentation de la rémunération du capital sert à augmenter les investissements dans l’entreprise ou à mieux rémunérer les actionnaires ? La réponse ne fait aucun doute. Les bénéfices distribués – principalement sous forme de dividendes – ont connu une hausse importante de près de 8% de la valeur ajoutée entre 1985 et aujourd’hui. Cela correspond quasi parfaitement à la baisse de la part salariale sur la même période. Cela signifie que l’argent qui ne revient pas aux travailleurs ne sert pas à investir dans l’entreprise mais bien à rémunérer les actionnaires. L’évolution du taux d’investissement confirme ce constat : depuis 1980, on assiste à une tendance générale à la baisse du taux d’investissement. Ces quelques chiffres permettent, à eux seuls, de contester la logique économique de la loi de 1996 qui affirme qu’une maîtrise des salaires garantit la compétitivité et l’emploi alors que cette dernière permet surtout de mieux rémunérer le capital.

[1] Le « coût salarial » est une notion utilisée dans la loi, c’est à ce titre que nous la reprenons ici même si nous critiquons ce concept qui fait totalement oublier que c’est le travail qui est à l’origine de la production de la valeur ajoutée dans l’entreprise.

[2] Source : Vlerick Business School

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