USA 1 Grève pour les 15 dollars chez McDonalds - credit @FightForFifteenFL Twitter

S’en sortir sans papiers, en lutte pour la dignité

Entretien réalisé par Gilles Maufroy et Magali Verdier
CIEP-MOC Bruxelles

La rédaction de Mouvements a rencontré Joana* et David*, deux travailleur.se.s sans-papiers de Bruxelles, pour échanger avec eux sur leurs conditions de travail, leurs revenus et leurs besoins, à la fois dans leur travail et au niveau de la sécurité d’existence.

Mouvements : Comment est-ce que vous gagnez votre vie ? Comment arrivez-vous à obtenir des ressources ?

Joana : Je travaille dans le secteur domestique, le soin aux enfants, le nettoyage, le soin aux animaux domestiques, etc. Pour le moment mes revenus sont stables, ce n’était pas le cas dans le passé, il y avait vraiment des hauts et des bas. Ça dépendait des appels de chaque famille, l’une qui disait « viens à telle heure », etc. Maintenant j’ai trois familles stables. Aujourd’hui je gagne en moyenne 1300-1400 euros par mois. Pour six fois six heures dans une famille, et dans deux autres familles, huit heures par semaine chaque fois, ça fait donc 52 heures par semaine en moyenne. Tout est toujours payé en cash, en liquide. Aucun contrat, aucune cotisation sociale. Si jamais je tombe malade, je ne suis pas payée. Je n’ai aucun droit à des congés payés. Ce n’est pas une option de négocier mon salaire avec les familles qui m’emploient… Une famille va me dire « combien vous demandez ? », je réponds autour de 10 ou 12 euros, puis la famille répond « ah mais on s’est renseignés, c’est plutôt 10 euros normalement ».

David : Avant le Covid, je travaillais pour des établissements de jeux et paris, sur le football ou les courses de chevaux, par exemple, style Ladbrokes, ou des casinos. Sans papiers, je ne pouvais pas avoir de contrat. Je travaillais au noir, souvent les soirées et samedis, dimanches, jours fériés, pour remplacer ceux qui sont sous contrat. Souvent de 10h30 à 22h chaque jour, je gagnais 50, 60 euros maximum par jour. Je venais aussi remplacer des salarié.e.s malades. J’ai discuté avec le patron sur le calcul du salaire par heure, mais il m’a dit « ici c’est comme ça, si tu n’es pas content il y en a plein qui veulent bien faire ce travail ». Tout était payé en liquide évidemment. De toute façon on n’a pas de carte bancaire. Sinon parfois ça passe par des intermédiaires. A l’époque j’avais l’autorisation de me payer dans la caisse, à la source. A cette époque, je bossais genre trois fois par semaine, ça m’amenait 600 euros sur le mois. Ça variait avec des extras, ailleurs. Puis avec la pandémie tout ça a été fermé. Du coup je vis de « petits boulots », des déménagements, le montage et démontage de meubles, les petites réparations, petits travaux de construction. Je suis aussi bénévole dans une grande association, qui en compte plus de 150, pour distribuer des plats, des vivres frais. On a des colis et on peut se servir avec des fruits, des légumes, du frais, etc. Le lundi on distribue pour tout le monde. Pour trouver les petits boulots, je n’attends pas à Yser, ça passe par des connaissances, du bouche-à-oreille. Maintenant c’est vraiment la galère, je gagne autour de 300 euros par mois, parfois encore moins ou presque rien.

Joana : Pareil pour moi, c’est par le bouche-à-oreille. Il y a aussi des femmes qui louent, sous-traitent leur contrat à d’autres femmes.

M : Et à combien vous évaluez le coût de la vie pour vous ? Comment vous arrivez à « finir le mois » ?

David : Pendant le confinement, surtout, on avait des soucis avec le loyer. On avait des colis alimentaires dans des associations qui nous appelaient. Le gros problème ça a été le loyer. On a eu des arriérés. Sans boulot stable c’est vraiment compliqué.

Joana : Mon loyer c’est 400 euros par mois. Je vais devoir déménager donc je vais sûrement devoir payer plus. Après il y a l’alimentation pour ma fille et moi, ainsi que les frais de transport. Au total ça doit arriver à 900 euros tout compris. Je peux épargner un tout petit peu. Ça me permet d’envoyer de l’argent à mes parents en Colombie. Mon père a eu un accident, il ne peut plus travailler, donc j’envoie de l’argent, comme mes frères et sœurs. J’essaie d’épargner un petit peu… Si j’ai des dépenses inattendues, je peux y faire face avec mon épargne. J’essaie d’organiser mes finances pour y arriver, mais c’est compliqué quand le revenu est instable. En fait les économies d’un mois peuvent servir à finir le mois suivant. Le plus dur c’est vraiment le loyer oui, ça coûte très cher. Avec 400 euros, j’arrive à louer un tout petit studio pour moi et ma fille. Donc on a besoin de travailler.

M : Quel est votre constat sur la situation de travailleur.se sans-papiers ? Qu’est-ce qui doit changer ? Quel rôle pour les syndicats dans cette situation ? Vous avez déjà parlé avec des collègues des conditions de travail et de salaire ?

David : Nous on bosse en noir. On est toujours dans le besoin. On est obligés de travailler. Par exemple, si Joana ne va pas travailler, elle a toujours son loyer de 400 euros, elle risque d’être mise dehors par son propriétaire. Les mois où on lui propose moins à gagner, elle est obligée d’accepter pour elle et pour sa fille. On fait ça parce que nous sommes au bout. Je dois avoir quelque chose à la fin du mois pour m’en sortir. Quand on trouve un boulot, on essaie de négocier, mais le patron dit « c’est autant », et comme on en a besoin pour vivre, pour manger, pour nos familles à l’étranger on accepte. Ce n’est pas que nous voulons travailler dans ces conditions, au contraire. Mais nous sommes obligés pour répondre à ces problèmes. Alors comment les syndicats peuvent nous aider ? Les syndicats pour moi c’est pour ceux qui ont un travail avec contrat. Il y a beaucoup de sans-papiers qui n’osent pas dénoncer leur patron, parce que si ça se passe mal, ils risquent le chômage. Et là, ils ne savent pas s’ils peuvent compter sur le syndicat. Ils risquent d’avoir zéro revenu à la fin du mois, avoir des soucis de loyer et se retrouver à la rue. Si les syndicats suivaient les dénonciations, si en attendant une enquête et une décision de justice, on avait un encadrement et un soutien financier du syndicat, ça pourrait nous aider à oser résister aux patrons. Il y a aussi la famille au pays qui attend du soutien financier de notre part. C’est difficile. Donc très très peu de sans-papiers dénoncent leur patron. Ils n’ont aucune protection.

Joana : Je travaille avec une autre femme, brésilienne, qui est en titres-services, dans la même famille. Nous ne discutons pas de nos conditions de travail parce que d’abord nous n’avons pas le temps, mais aussi parce qu’elle ne parle pas espagnol. Mais quand les patrons ne me paient pas le jour fixé, ma collègue en titres-services me donne du courage pour insister et leur demander. C’est pareil quand je me retrouve sur le point de faire des heures supplémentaires : elle me dit « tu ne dois pas partir plus tard que prévu, sinon ta patronne doit te payer en plus, l’heure c’est l’heure ». Elle m’aide à mettre des limites. Cette collègue s’est mariée à un portugais. Mais elle a aussi été sans-papiers avant son mariage et travaillait au noir. Maintenant ça fait quinze ans qu’elle travaille pour la même famille.

David : On ne nous paie pas les heures supplémentaires. Alors on discute entre collègues quand même, quand on fait un déménagement par exemple. On sait qui paye bien et qui paye moins. L’essentiel c’est de faire le travail et de recevoir le nécessaire. Mais c’est un boulot occasionnel, ce n’est pas la même situation que Joana. Là au jour le jour, on doit saisir l’opportunité qui se présente. S’il y a des meubles à monter ou démonter, lits, canapés, etc. Il y a un prix pour chaque meuble. On négocie et puis on s’y met. La plupart des femmes sans-papiers font le travail de Joana avec un tarif horaire. Mais nous c’est au forfait pour monter une étagère ou autre. Alors tu discutes avec des collègues et avec la personne qui t’emploie en faisant référence à des expériences et tarifs précédents.

M : Quand vous avez été payé.e.s la première fois, vous avez ressenti ça comment, en comparaison avec les revenus dans votre pays d’origine ?

Joana : Alors moi pour ma première expérience j’étais très mal payée, je sentais que j’étais fortement exploitée. Je me sentais assez mal dans ce job de travail domestique. Ma patronne m’a maltraitée psychologiquement, elle m’a dit « tu dois rester ici, tu ne trouveras jamais ailleurs », etc. Du coup je suis restée assez longtemps. Alors chez le patron suivant je me suis rendue compte que je gagnais plus en travaillant moins, même si ce n’était pas incroyable… Par rapport à la Colombie, ça reste bien mieux payé, y compris compte tenu du coût de la vie !

David : Dans le passé ça m’est arrivé de gagner parfois très bien sur une seule journée. Par exemple j’ai dû organiser la décoration d’un mariage, en une journée j’ai gagné 300 euros. Dans mon pays c’est le salaire mensuel de deux fonctionnaires ! Pareil pour les services de traiteur dans les fêtes, du samedi au dimanche, 250 euros par jour. Ça me semblait énorme. En faisant ça quatre weekends, ça rapportait 1000 euros. Mais bon ça c’était avant le Covid, évidemment.

M : Quelles sont vos revendications par rapport à votre revenu et par rapport à votre sécurité d’existence ? Quelles sont les priorités selon vous ?

Joana : La principale priorité, c’est la santé. J’ai besoin de pouvoir me sentir tranquille, et savoir que si je tombe malade, j’ai un service de santé digne. Et aussi d’avoir une protection de mon revenu quand je suis en incapacité. Avoir une vraie sécurité sociale. C’est un travail dur et on se fatigue. Le jour où on n’est plus apte au travail, il faut un filet de sécurité. Je n’exige rien de plus que de pouvoir vivre dignement dans le pays, avoir les mêmes droits que les autres. Par exemple avec l’accès à l’éducation, y compris pour moi, j’aimerais me préparer. Et donc l’accès à la santé.

David : Tout est important. Le patron ne respecte pas nos droits, il nous exploite. Nous travaillons mais nous ne bénéficions pas d’une protection à long terme. Il y a aussi des sans-papiers qui sont avancés en âge. Mais ils n’ont pas cotisé, alors qu’ils ont été exploités. Nous sommes des victimes. Pour ces personnes-là, est-ce que les syndicats pourraient intervenir pour nos vieux jours ? Donc il y a ça et aussi une garantie de revenu en cas de chômage. Les syndicats pourraient soutenir des fonds de solidarité qui pourraient en partie aider pour ça, ou demander au gouvernement un budget spécifique.

M : Donc santé, éducation, pension et chômage, c’est vraiment une sécurité sociale qui émerge dans les besoins essentiels. Et d’autres aspects ?

Joana : Les congés ça ne me semble pas négociable, peu réaliste Pour moi, la priorité, c’est vraiment le droit à la santé et donc l’indemnité de maladie.

 

*prénoms d’emprunt

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