Par Nada Ladraa,
CIEP-MOC Bruxelles
Ces six derniers mois, les JOC et le MOC de Bruxelles ont commencé un travail de rencontre avec les jeunes travailleur.se.s d’aujourd’hui, en particulier avec les coursiers UberEats, Deliveroo et TakeAway réuni.e.s autour du collectif Coursiers en Lutte. Avec ces travailleur.se.s, un constat historique, politique et économique a été posé : d’une part, la capacité des anciennes puissances coloniales de garder le contrôle économique sur les ex-colonies, d’autre part les luttes historiques de la classe ouvrière belgo-européenne ont conduit à des victoires sur le statut et la protection des travailleur.se.s, notamment grâce à la protection sociale et au statut d’employé.e ou ouvrier.ère couvert par un contrat à durée indéterminée. Le collectif Coursiers en Lutte est témoin en première ligne de la détérioration de ces droits.
Un des enjeux principaux que les coursiers observent est la question du statut du travail. Comme indique l’accusation portée par l’auditorat du travail sur Deliveroo, un travailleur qui participe de manière constante et sur une longue durée à la vie économique d’une entreprise est censé être reconnu comme un travailleur salarié avec des droits de protection et de devoirs de présence sur le lieu de travail aux horaires et selon les modalités convenues.
Pourtant, un travailleur Deliveroo d’aujourd’hui se retrouve à travailler à des horaires plus ou moins constants, payé à la commande et sans protection sociale ni assurance suffisante. Ce constant avait, au début, poussé le collectif à réfléchir aux manières pour obtenir la reconnaissance de leur travail en tant que travail salarié. Par contre, au fur et à mesures des discussions qui ont engagé leur vécus en tant que travailleur.se.s, le collectif est très vite arrivé à des conclusions qui ont remis en question le salariat pour plusieurs raisons.
Une des raisons est fortement mise en avant par les travailleur.se.s de TakeAway et par U. qui a aussi travaillé pour TakeAway. Sa réflexion soulignait que cette entreprise hollandaise a effectivement mis en place un salariat qui, par contre, s’est traduit dans les faits en intérim permanent. Tous les membres du collectif qui travaillent pour TakeAway sont effectivement sous contrat journalier intérimaire, où, non seulement le patron a le pouvoir de contrôler comment ils et elles travaillent, mais ils restent quand même dans un travail où ils n’ont pas de certitude : tout le monde peut être « viré » du jour au lendemain par un simple contrat non renouvelé.
S’ils ont bien un salaire horaire minimum garanti, ils n’ont par contre pas de minimum ni de maximum d’heures garanties. Quasi tous les membres du collectif ont eu un accident à cause des vélos orange TakeAway de très mauvaise qualité. Selon O. ce sont des motifs pour lesquels Uber et Deliveroo sont meilleures, idée que J. rejoint aussi. J., travailleuse pour TakeAway, explique qu’elle n’a pas assez d’heures par semaine, ce qui l’a poussée à s’inscrire chez Uber où « au moins nous pouvons travailler autant qu’on veut, même si il n’y a pas un minimum horaire, nous sommes payé.e.s à la commande ». Elle continue : « Je peux aussi choisir mon moyen de travail sans être forcé.e à utiliser celui proposé par TakeAway ». Par contre, O., qui travaille maintenant à la fois pour Deliveroo et Uber, ne se dit pas très satisfait non plus. D’une part il voit la solution du salariat comme un escamotage qui, oui, légalise officiellement les plateformes de livraison sans pour autant garantir un salaire fixe grâce aux contrats intérimaires. D’autre part, le payement est fait par commande. Si une personne est sous le statut P2P – économie collaborative, loi De Croo 2018 – peu importe la distance à faire, 300m ou 10km, le payement de 4,50 euros est le même. Uber et Deliveroo ont toujours la possibilité de bloquer un compte, donc « virer » un des travailleurs à tout moment.
Des Coursiers en Lutte témoignent également que ce travail doit fournir le revenu mensuel pour des personnes qui doivent payer toutes les charges d’une vie quotidienne autonome, voire d’une vie familiale. Une chercheuse de la VUB a récemment montré que, statistiquement, la moitié des travailleur.se.s ont entre 30 et 40 ans. Selon Y., beaucoup de ces travailleur.se.s ont perdu leur travail pendant la crise COVID-19.
H. et N., travailleur.se.s sans titre de séjour légal pour Uber, expliquent qu’il y a aussi beaucoup de personnes sans-papiers de tout âge qui y travaillent. En effet, une grande partie de la force de travail Uber et, en partie, Deliveroo est constituée par des travailleur.se.s sans-papiers qui louent le compte sur lequel iels travaillent. Ce processus de location illégale prévoit qu’une personne qui a un titre de séjour belge ouvre un compte (il faut avoir un permis de travail en Belgique) et loue ensuite à des personnes sans-papiers. Le coût varie, des exemples que nous avons rencontrés c’est de louer à un prix de 60% des revenus par semaine, soit 1000 à 1500 euros par mois.
Malheureusement avoir les chiffres est extrêmement difficile mais ceux et celles qui sont sur le terrain affirment qu’au moins 50% des coursiers sont sans titre de séjour. Dans le cas d’une imposition salariale, cadre qui rend impossible le travail des sans-papiers, la tentative d’amélioration des conditions des travailleur.se.s pourrait donc supprimer le travail de toutes ces personnes. Pour P., qui a un travail à temps plein insuffisant auquel il ajoute des heures Uber, le salariat est donc une mauvaise idée : pour lui, pour les personnes sans-papiers, pour les travailleur.se.s qui complètent leur chômage ou CPAS avec Uber et Deliveroo. C’est une idée largement partagée parmi les travailleur.se.s Uber et Deliveroo. « Surtout que » ajoute J. « notre expérience avec TakeAway nous a montré qu’on devient tou.te.s des intérimaires même après plus d’un an ».
Quelle est donc la solution ? Pour l’instant le collectif hésite, les constats et réflexions des dernières semaines indiquent que la réponse du salariat a sans doute besoin d’un soutien et d’une réflexion politique plus forte que l’aspect bureaucratique-légal et, surtout, mieux située sur les enjeux des vécus précaires qui se ramifient en touchant plusieurs autres questions : l’exploitation de la main d’œuvre sans-papiers, les revenu du CPAS et du chômage insuffisants, les problématiques des travailleur.se.s intérimaires qui se normalisent petit à petit.