migrations

Le basculement climatique et l’Europe forteresse

Eva Maria Jimenez Lamas,
responsable travailleurs/ses migrants/es

avec ou sans papiers et de la lutte contre le racisme CSC Bruxelles

La communauté scientifique nous explique que nous devons réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre pour éviter que les catastrophes naturelles et la sécheresse ne deviennent la règle et non l’exception. Ainsi, nous sommes tou.te.s sur un Titanic, mais certain.e.s vont mourir les premier/ères : les passager/ères de 3ème classe et clandestin.e.s. Aujourd’hui, 26 personnes disposent à elles seules d’autant d’argent que les 3,8 milliards les plus pauvres de la planète[1], qui vivent dans des conditions indignes, dans des pays où les ressources naturelles sont exploitées et leur main d’œuvre surexploitée au profit des grandes transnationales de la téléphonie mobile, de l’énergie, etc.

Selon A. Malm, le principal coupable de la catastrophe climatique, c’est le mode de production capitaliste : « ce ne sont pas les pauvres qui polluent, ce ne sont pas eux qui ont choisi le pétrole et le charbon comme carburant de notre civilisation. C’est comme outil optimal de colonisation et de maîtrise des travailleurs que l’exploitation de l’énergie fossile s’est imposée[2]. » Le capitalisme tend à la surproduction et à la surconsommation, qui profite particulièrement aux anciennes métropoles coloniales : dans ce cadre, il est indispensable d’articuler les luttes écologiques et sociales à l’échelle internationale. Dès lors, il faut revoir la stratégie en fonction de la responsabilité partagée entre les Etats, les banques et les multinationales. Daniel Tanuro, dans son livre « L’impossible capitalisme vert », met en lumière le poids du secteur énergétique dans le PIB global à hauteur de 20%. Un secteur basé à plus de 80% sur les énergies fossiles exploitées par les multinationales, financées par des banques, suivant le laisser-faire des Etats. Des mesures drastiques doivent être prises au niveau mondial pour contrer les conséquences du capitalisme et la manière dont il se tapit dans l’ombre des responsabilités individuelles pour perdurer et nourrir le profit des nantis et des gros actionnaires.

Ainsi, alors que les peuples migrent depuis la nuit des temps, le facteur climatique s’ajoute aujourd’hui à celui d’un monde en guerre. Aux  244 millions de migrant.e.s d’aujourd’hui (3.4% de la population mondiale) viendront s’ajouter, selon l’ONU, 250 millions de réfugié.e.s climatiques attendus d’ici 2050, forcé.e.s de se déplacer étant donné l’impossibilité de prédire la saison des pluies et les périodes de sécheresse, la pénurie d’eau, les catastrophes naturelles et les mauvaises récoltes.

Et le coût humain est terrible : « à chaque saison, son contingent de suicides » disait Durkheim. De même, le suicide d’un agriculteur ne fait pas de bruit…600 agriculteur.trices se suicident en France chaque année…et 20 000 agriculteurs indien.ne.s, qui ne peuvent plus faire face à la sécheresse dans leur pays. Rien qu’en Asie du Sud, on envisage 40 millions de migrant.e.s d’ici 2050, la moitié des habitant.e.s étant tributaires de l’agriculture. En Afrique subsaharienne, ce sont 86 millions de migrants climatiques qui sont prévus, comme en Ethiopie où la baisse des récoltes montre la difficulté d’adaptation aux désordres climatiques qui devraient entraîner 17 millions de déplacés internes.

La déclaration universelle des droits de l’homme instaure le droit d’émigration. Mais son corollaire, le droit d’immigration, n’existe pas.  Parmi les 68.5 millions de déplacés en 2017 dont parle le UNHCR[3], il y a 22,5 millions de réfugié.e.s externes et 40 millions qui sont des déplacés internes dans leur pays. 86 % des réfugié.e.s sont arrivé.e.s dans les pays en développement. L’Union européenne, zone géographique la plus riche du monde, peuplée de 500 millions d’habitants, refuse l’accueil à un groupe qui ne représente que 0,5 % de sa population (total cumulé des demandes d’asile en 2015 et 2016). A titre de comparaison, le Liban, petit pays de 6 millions d’habitants, accueille 1.5 millions de personnes réfugiées, soit un tiers de la population.

Inutile de vouloir repousser les migrant.e.s[4] climatiques : nous devons comprendre comment et pourquoi les personnes migrent et la nécessité de favoriser une société solidaire. La non-reconnaissance de cette migration entraîne des problèmes en cascade : les exilé.e.s du climat sont également soumis.es à la merci des passeurs et empruntent des routes toujours plus dangereuses. Les seuls pays du Sud doivent faire face aux migrations internes en plus des dérèglements climatiques et des catastrophes naturelles, les inégalités hommes-femmes s’accumulent à cause de la place des femmes dans nos sociétés patriarcales (accès à l’éducation, travail,…) alors même que l’apport et le besoin des migrantes sont ignorés. L’extrême-droite est en embuscade sur ce sujet et la non-évocation du problème par des partis progressistes pour lesquels certaines luttes valent mieux d’être menées que d’autres n’arrange rien à l’affaire.

On en oublierait qu’à peine un tiers des habitant.e.s de notre planète accède au droit à la mobilité alors que les capitaux circulent librement, au gré des algorithmes de leurs détenteurs. Parmi eux, les actionnaires des multinationales de la haute technologie sécuritaire : depuis 2000, l’Europe-forteresse dépense 15 milliards d’euros pour ériger des murs à nos frontières (dans les Balkans ou encore à la frontière marocaine) et provoque des milliers de morts chaque année, en mer ou ailleurs sur le chemin des forçats de l’exil économique, politique ou climatique. Ce faisant, elle laisse les migrant.e.s aux prises avec le trafic d’êtres humains, la 3ème source de trafics après la drogue et les armes.

Depuis 2015, on parle d’afflux de réfugié.e.s plutôt que de crise politique de l’accueil, alors que de manière proportionnelle, les plus grands flux migratoires se sont produits entre 1850 et 1914, période durant laquelle 50 millions d’Européen.ne.s ont fui la misère et les dictatures. Plutôt que de parler liberté de circulation avec égalité de droits ou d’intégrer les migrations climatiques dans les débats politiques nationaux, on banalise l’exclusion des sans-papiers considéré.e.s comme jetables, des demandeur.se.s d’asile comme dangereux.ses, on juge les immigré.e.s mal intégré.e.s, la solidarité est criminalisée (hébergeurs.ses), on ferme des centres d’accueil et on crée des centres fermés où même des enfants sont privés de liberté, au détriment des droits fondamentaux.

A l’heure de l’urgence écologique et sociale, les luttes pour la justice climatique et migratoire doivent être prises en main par le mouvement ouvrier, parce qu’elles sont au cœur d’une solidarité de tout.e.s face aux multiples oppressions et donc de notre force collective. En ce sens, nous devons suivre l’appel de la Coalition contre l’extrême-droite et le fascisme initiée en décembre dernier et nous engager pour une « mobilisation large de la société civile et de toutes les personnes conscientes pour défendre une alternative solidaire, dans l’unité et l’inclusivité des classes populaires », par-delà les frontières en suivant l’exemple du mouvement des jeunes pour le climat. Une génération entière se lève pour réclamer la justice climatique. Celle-ci va de pair avec une justice sociale internationale. 


[1] https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/0600551791903-desormais-26-milliardaires-detiennent-autant-dargent-que-la-moitie-de-lhumanite-2237727.php

[2] https://www.scienceshumaines.com/l-anthropocene-contre-l-histoire_fr_38450.html

[3] Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugié.e.s

[4] Au sens de la définition d’une personne migrante du département de la Population des Nations Unies : quelqu’un.e qui est né.e dans un pays et qui vit pendnat une durée généralement supérieure à un an dans un autre pays.

Partager cette publication

Articles similaires