Travailleurs sans papiers manifestant avec peanneau "Et si c'était vos enfants qui dormaient dans la rue ?"

La grève des travailleurs.euses sans-papiers en France, vers l’unité de la classe travailleuse  

Cédric Simon
CIEP-MOC Bruxelles

En 2006, la France voit apparaître une nouvelle figure de la lutte sociale : les travailleur.se.s sans-papiers. Résultat d’une nouvelle approche de la lutte pour la régularisation, cette catégorie inédite de travailleur.se.s à su modifier les modalités de lutte traditionnelles des sans-papiers, incarnée par les occupations. Ce dont il s’agit, c’est bien de l’affirmation d’une conscience collective chez les sans-papiers ; celle de faire aujourd’hui partie de la classe des travailleur.se.s, et par là même d’être des acteurs économiques indispensables, sans le travail desquels rien ne peut plus fonctionner. Une approche qui consiste donc à associer à la lutte pour la régularisation les modalités de lutte classique du mouvement ouvrier, au premier rang desquels : la grève du travail.Les premiers remous de cette vague se font sentir en 2006 et 2007, quand surviennent de premières petites grèves (blanchisserie Modeluxe, chaîne Buffalo Grill) au cours desquelles le mouvement commence à introduire des preuves d’emploi dans les dossiers de régularisation, et à les faire admettre comme légitimes. Conséquences de ces premières expériences concrètes, le gouvernement français de l’époque introduit une nouvelle loi, dites loi Hortefeux, qui permet notamment la possibilité d’une régularisation à la demande de l’employeur, à condition que le salarié travaille dans un secteur qui connaît des difficultés de recrutement et soit sous contrat ferme d’un an minimum.

Cette loi anticipe par ailleurs une directive européenne de décembre 2011, sur la délivrance d’un permis unique autorisant les ressortissants de pays tiers à résider et à travailler sur le territoire d’un État membre. En Belgique, cette directive trouvera sa traduction, en 2018, dans le cadre d’une loi qui contient néanmoins une différence de taille avec la loi française : ces demandes de permis unique ne sont recevables, dans notre pays, qu’à partir du moment où elles sont émises depuis le pays d’origine du travailleur. Les travailleurs et de travailleuses sans-papiers déjà en Belgique, déjà inséré.e.s dans le monde du travail et qui occupent des emplois en pénuries sont considérés dans cette approche comme moins légitimes à obtenir un permis de séjour que ceux n’étant pas encore là.

La grève de 2008

En 2008 en France, les choses vont prendre une nouvelle ampleur. Une grève, dites « de tous les travailleurs sans-papiers » ébranle l’économie française sur base de l’incohérence entre la politique migratoire répressive et la réalité professionnelle des sans-papiers. Cette grande grève est aussi la première organisée avec le concours des syndicats, au premier rang desquels la CGT, dont l’action dans ces grèves se veut plus coordinatrice qu’initiatrice. Ce soutien permet aux grévistes de bénéficier de l’expérience du syndicat, sans se voir dépossédé.e.s de leurs revendications. Ce sont bien les sans-papiers elles/eux-mêmes qui sont les initiateur.rice.s de ce mouvement de grève, et c’est seulement parce que des collectifs de travailleur.se.s sans-papiers auto-organisé.e.s sont venus interpeller le syndicat que celui-ci s’est investi dans le mouvement, actant pour la CGT un tournant décisif.

Discret jusqu’alors sur la question, le syndicat français a compris que nous avions affaire à un monde du travail qui évoluait, et que défendre les travailleur.se.s les plus précaires, les plus exploité.e.s, c’était défendre l’ensemble du mouvement ouvrier. Car l’exploitation des sans-papiers révèle bien une tendance de fond du capitalisme, la tendance à la surexploitation, partout où cela est possible, conduisant à une gestion différenciée, toujours plus particulière, des forces de travail disponibles, dans une logique de sape de la cohésion de la classe travailleuse. Le capitalisme exploite la misère comme matière première d’un dumping social au sein même du territoire national. Ne nous y trompons pas, nous parlons ici de formes modernes d’esclavage, qui ne sont pas des situations exceptionnelles, mais qui font aujourd’hui système.

Au second semestre de 2008, 2000 travailleur.se.s sans-papiers de France entrent ainsi en grève, mettant en place piquets et occupations de lieux symboliquement reliés au monde du travail : restaurants, sièges sociaux d’entreprises, sièges de fédération d’employeurs, etc. Faire pression sur les employeurs pour atteindre l’Etat, voilà quelle était la stratégie de ce mouvement. Et si beaucoup d’employeurs commencent par nier employer des sans-papiers publiquement, tous finissent généralement par reconnaître la vérité face à l’abondance des preuves et l’évidence des faits (licenciement pour absence de titre légal – comment a-t-on put embaucher dans ce cas ?, ré-embauche d’un même salarié sous une autre identité, etc.). Le mouvement social s’engage alors aux côtés des travailleur.se.s, révélant auprès du grand public la très grande variété des situations d’exploitation de travailleurs et travailleuses sans papiers, tant au niveau des formes d’emploi (intérimaire, indépendant, au noir, etc.) qu’au niveau des secteurs occupés (secteur du soin, de la restauration, de la construction, etc.). Ces grévistes de 2008 sont pour la plupart des sans-papiers occupant des emplois « de qualité » ; temps plein, CDI, déclaré et cotisant. Ce n’est qu’à partir du rebond de la grève, en 2009-2010 que les travailleurs et en particulier les travailleuses, en contrat à durée déterminée, en intérim, à temps partiel et rémunéré.e.s en noir, feront entendre leur voix. Les occupations, notamment celles des boites d’intérim, se verront cette fois-ci sévèrement réprimées, et la difficulté liée à l’obtention de contrat d’embauche de 12 mois minimum a conduit à voir un plus grand nombre de leurs demandes rejetées. Néanmoins, une jurisprudence informelle se met petit à petit en place, permettant d’assouplir les critères de régularisation à l’issue de chaque conflit victorieux.

…Et la réplique de 2021

Toute nouvelle grève des travailleur.se.s sans-papiers s’inscrit désormais dans le sillage de cette grande grève. Comme encore récemment, en octobre 2021, quand plusieurs centaines de sans-papiers issues d’une dizaine d’entreprises de restauration, de construction, de livraison ou de collecte des déchets, se sont à leur tour mis en grève. La CGT met cette fois-ci l’accent sur la dénonciation du système de sous-traitance en cascade, qui tente de dissimuler la responsabilité d’entreprises bien connues concernant ces situations d’exploitation. C’est par exemple le cas de Monoprix, entreprise de la grande distribution qui a confié la responsabilité de sa livraison à Stuart, qui sous-traite à PickUp, qui à sous-traité à GSG Transports Express, qui a employé des sans-papiers sans fiche de paye. Ce genre de situation, résultat de l’externalisation de pans toujours plus larges des entreprises capitalistes (par souci de flexibilité mais aussi et surtout d’économie) ne repose que sur une seule chose : une exploitation toujours plus intense dont les premières victimes sont les personnes les plus pauvres, parmi lesquelles un grand nombre de sans-papiers. Aider ces travailleurs et ces travailleuses à régulariser leur situation, c’est réduire les possibilités des entreprises à recourir à ce genre de pratiques.

Ce mouvement de grève de fin 2021 s’est arrêté suite à l’obtention par les travailleur.se.s des formulaires et contrats de travail nécessaires à leur régularisation.

Les contradictions et leur dépassement

Cette situation française fait finalement apparaître une contradiction à trois niveaux. D’abord au niveau de l’Etat, qui cherche, selon une technique aujourd’hui éprouvée, à diviser le mouvement en filtrant les demandes de permis unique en fonction de la qualité du contrat de travail, alors que nous sommes justement dans un contexte économique où les formes de contrat beaucoup plus flexibles (largement occupés par des sans-papiers), sont pourtant mises en valeur par les gouvernements néo-libéraux eux-même ! La conséquence « en miroir » de cette contradiction se situe au niveau syndical, et consiste à voir celui-ci laisser de côté (sur ces cas précis) sa lutte traditionnelle pour de meilleures conditions de travail au profit d’une plus large reconnaissance du travail des sans-papiers, y compris dans des formes d’emploi extrêmement précaire. Enfin, le dernier écho de cette contradiction se trouve au sein même de la classe travailleuse, où il peut conduire à des tensions, qui verraient certain.e.s travailleurs et travailleuses défendre des conditions d’emplois dégradées au détriment du reste de la classe, parce que ces conditions sont nécessaires à leur survie immédiate.

C’est bien sûr dans la lutte que ce paradoxe pourra trouver sa résolution, par l’aboutissement de celle-ci vers une reconnaissance toujours plus complète des travailleurs et travailleuses sans-papiers, pour qu’ils et elles puissent prétendre aux mêmes conditions d’emploi (toutes détériorées qu’elles soient) que le reste de la classe et contribuer ainsi à son unité et à sa défense. La lutte pour la régularisation des travailleurs sans-papiers est une lutte pour l’ensemble de la classe travailleuse.

 

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