Grande manifestation de la santé

Créer du lien et de la solidarité entre patient.e.s

Propos recueillis par Thomas Englert
CIEP-MOC Bruxelles

Lors de la Journée inter-mouvements 2021 du MOC Bruxelles, nous avons pu rencontrer Lucio Scanu, défenseur des droits des patient.e.s et fondateur du réseau social Stent.care.

Mouvements : peux-tu nous dire en quelques mots ce qu’est Stent.care et pourquoi avoir choisi ce nom ?

Lucio Scanu : Stent.care c’est un réseau social numérique destiné aux malades chroniques et aux personnes en situation de handicap, à leurs familles et aux associations de patient.e.s et de parents. Un réseau dans lequel, gratuitement, les membres peuvent échanger et entrer en contact les uns avec les autres. Nos membres circulent dans le réseau avec un pseudonyme pour les protéger, pour leur permettre de garder l’anonymat. Aussi, on ne demande pas à nos membres d’importer leurs ami.e.s dans le réseau pour qu’ils aient des contacts. Lorsqu’ils et elles arrivent, iels remplissent un petit questionnaire dans lequel on leur demande les maladies ou les situations de handicap qu’iels rencontrent. L’intelligence artificielle les « matche » avec des gens qui ont la ou les mêmes pathologie(s) dans un même environnement géographique. Parce que se faire soigner pour une même pathologie en France, en Belgique, ce n’est pas la même chose. Voilà globalement ce que nous faisons.

On a un système d’aide 24 heures sur 24 qui permet à une personne, même seule, de venir poser une question. En fonction du sujet, les membres concerné.e.s vont recevoir une alerte et être informé.e.s. Donc la personne ne se retrouve jamais seule. L’idée c’est de permettre aux malades et aux personnes en situation de handicap de sortir de l’isolement que génère l’arrivée d’une pathologie ou d’un handicap.

Un stent c’est un petit tube, un petit ressort, dont l’intérieur est vide, qu’on utilise en chirurgie dans de multiples zones du corps, que ce soit en neurologie et en ophtalmo, en ORL, pneumo, en cardio, qu’on implante dans le corps pour faire circuler un fluide partout où le fluide peut circuler. Et bien nous, Stent.care on veut être ce stent qui va fluidifier les contacts entre les personnes qui ont besoin de rencontrer d’autres qui vivent les mêmes situations. Et le .care vient de l’anglais « to care », prendre soin. Donc on veut être cette petite gaine, ce petit tube qui aide à prendre soin, tout simplement.

Beaucoup d’associations et d’organisations qui interviennent dans ce domaine. D’où est venue l’idée de faire un réseau social?

LS : Je me suis aperçu que dans mes fédérations – j’en ai fondé trois – de patients, lorsque les patients venaient avec la pathologie que traitait l’association, il n’y avait aucun problème en termes d’information. Mais dès qu’on avait un.e membre qui avait autre chose en plus, on se retrouvait un peu nus sur une île déserte, sans savoir quoi dire. Parce que nous n’avions pas l’expertise de l’addition de la pathologie et l’arrivée, comme c’est souvent le cas dans la vie des malades chroniques et des personnes en situation de handicap, de nouvelles pathologies. Donc je me suis dit « créons un réseau gratuit, qui va permettre aux gens qui ont une, deux, trois, quatre ou cinq pathologies de rencontrer des gens qui vivent les mêmes pathologies ».

Les associations aujourd’hui sont concentrées sur une seule thématique, elles ont une grosse difficulté à relayer l’information quand la situation des personnes, avec le temps, s’aggrave. Or, on sait qu’en Belgique, sur les 29,5% de la population qui vit la maladie chronique, selon les chiffres de l’INAMI, 15% d’entre eux vivent au moins deux maladies chroniques. Une association ne peut pas tout savoir. Il faudrait donc un.e responsable pour chacune des pathologies, ce n’est pas possible. Notre souci, c’est vraiment de mettre en avant les associations, parce que c’est fondamental. Nous pensons que les associations, ce sont les acteurs numéro un, en termes de contacts avec les patient.e.s. D’abord ce sont elles qui détiennent une grande grande partie de l’information sur la pathologie qu’elles traitent, ensuite elles sont de vrais relais auprès des autorités politiques de ce que vivent les patient.e.s à domicile. On veut permettre aux associations d’être chez nous et permettre aux patient.e.s, indépendamment de ça, de pouvoir avoir des contacts avec des personnes qui vivent les mêmes situations. Nous ne sommes donc pas un concurrent des associations mais plutôt un outil de promotion des associations. On fait en sorte que les associations se croisent dans le réseau et puissent, à un moment donné, collaborer entre elles, ce qui est essentiel. Le premier rempart à tous les excès pour les patient.e.s, ce sont les associations de patient.e.s ou de parents.

On a donc plein d’associations membres de Stent.care, qui ont créé leur page d’association, mais aussi des fédérations, des fondations. Elles y ont des contacts avec des gens qu’elles ne pouvaient pas contacter ailleurs et dont certains adhèrent à leur association ensuite. On a voulu s’extraire de cette dynamique hyper commerciale qu’est Facebook, parce qu’énormément de gens vivent la maladie ou le handicap ont par défaut, parce qu’ils recherchaient des contacts, utilisé ces réseaux. Nous voulons un espace qui protège les données des utilisateurs. Nous sommes une bulle fermée sur Internet. On ne peut pas créer un compte avec Google ni avec Facebook. C’est vraiment anonyme, où les gens peuvent venir.

Chez Stent.care, toute l’équipe est composée de malades et personnes en situation de handicap. Nous sommes allé.e.s chercher le savoir dans les écoles polytechniques, en ayant un cahier des charges très clair. On a d’abord pensé à la sécurité de l’outil, à la cryptologie. On a besoin que les gens disent leur vécu. Le système propose une série d’utilisateur.trices déjà présent.e.s dans le réseau, qui ont ces pathologies. Il y a des milliers de groupes qui ont été créés sur diverses thématiques, liées à la santé, au social, à l’affectif… Nous voulions un outil qui puisse travailler à 360 degrés, parce que être en situation de maladie ou handicap, ce n’est pas que du soin. C’est aussi des difficultés sociales, familiales, professionnelles,  d’accessibilité, etc. Les membres mettent les sujets de discussion en ligne. Et puis débattent entre eux et notre équipe, le community manager gère tout ça pour vérifier qu’il n’y a pas d’âneries publiés, surtout en matière de santé. Autre avantage : on a pas mal de médecins inscrit.e.s de façon anonyme, qui viennent sur la plate-forme et jouent les community managers sur les informations de santé. La plateforme permet de demander des trucs et astuces aux gens en fonction des sujets. On aborde énormément des thèmes ayant trait à l’affectif, aux relations, etc. Les patient.e.s le font spontanément parce que c’est anonyme, c’est donc plus facile de dire ce qu’on vit.

Est-ce imaginable d’adapter l’outil à d’autres thèmes ? Avec d’autres groupes sociaux isolés dans la société. Et puis on a de plus en plus de travailleur.se.s isolé.e.s dans des petites unités de travail, qui ne savent pas s’organiser collectivement, sans personne pour répondre à leurs questions. Ça pourrait inspirer le travail para-syndical ?

LS: Bien sûr. Dans divers thèmes que nous, militant.e.s de la cause du handicap, on aborde sur le côté. Je suis aussi engagé dans des thématiques liées aux migrant.e.s et réfugié.e.s. Lorsque nous étions en train de mûrir le projet, on a rencontré des représentant.e.s des travailleur.se.s UBER qui parlaient de leurs difficultés de se rencontrer et de trouver des endroits où iels peuvent parler ensemble sans se mettre en danger. C’est une question qui, aujourd’hui, est réelle. Je suis un grand militant de l’autogestion, je pense qu’il est grand temps que nous puissions nous affranchir de tous ces réseaux commerciaux qui ne nous donnent pas de garanties de protection. Notre vie privée n’a plus de protection. Pour moi, dans l’action sociale et politique, il faut pouvoir préserver des individus parce que si on ne les préserve pas, on entre dans une psychose. Aujourd’hui, on est très nombreux sur Stent.care. On a beau venir de la petite ville de Mons et avoir initié le projet il y a à peu près un an, on est à plus de 22.000 utilisateur.trice.s, dont à peu près 35% viennent plusieurs fois par jour, papoter, expliquer au gens. Hier, une thématique a été lancée par un utilisateur : celle de la mise à la retraite de travailleur.se.s handicapé.e.s plus tôt que l’âge légal, avec les efforts nécessaires pour une personne handicapée pour les trajets, et face aux pressions managériales. En moins de 24 heures, on est a plus de 600 échanges, les gens donnent leur avis et disent leur vécu. C’est très important pour nous, parce que dans ces thématiques, lorsque les autorités politiques organisent des réunions de travail à l’INAMI ou de la ministre du Handicap ou des Affaires sociales, nous, le monde du handicap et de la maladie, on doit pouvoir écouter les vérités sur ces vécus. On peut le prouver parce qu’on a des données autres que les données institutionnelles. En santé, toutes les données récoltées sont des données hospitalières. Mais bon sang, nous, les malades, personne ne s’inquiète de savoir comment on vit à l’extérieur.

Est-ce que Stent.care mène une action politique à partir des données récoltées, et si oui, comment ?

LS: Pour l’instant, on ne le fait pas. Nous avons moins d’un an, il faut que la communauté grandisse. Mais nous avons des outils que nous sommes en train de développer,  prochainement en ligne pour les associations elles-mêmes. On va leur donner le moyen d’obtenir des informations et données gratuitement qui vont les aider dans leurs revendications, lorsqu’elles seront amenées à siéger dans des commissions santé, affaires sociales, au Conseil consultatif des personnes handicapées, etc. Quand j’ai fondé trois fédérations, je me suis rendu compte que notre difficulté, c’était d’avoir un regard large sur la situation des membres. Aujourd’hui, seules les grandes machines que sont les fondations ou la Ligue braille ont cette capacité-là parce que ce sont des vieilles institutions qui sont bien financées. Et il y a çà et là toute une flopée d’associations. Je pense à la l’ASBL Cancer 7000 ici à Mons, qui est une petite structure d’aide pour les malades. Elle a des difficultés à récolter l’info objective sur la situation des personnes concerné.e.s par leur pathologie pour pouvoir construire un discours plus cohérent et en phase avec la réalité des patient.e.s. Aujourd’hui, les associations, qu’il s’agisse de la maladie ou du handicap ou d’autres secteurs, sont déforcées parce qu’elles ont des difficultés à recueillir l’information et à l’analyser objectivement. Nous devons aider à ça. Il faut avoir une démarche scientifique et analytique basée sur de vraies données. Après, on construit les discours sur cette base.

Quels rapports entretenez-vous avec le mouvement ouvrier, en particulier les mutuelles?

LS: Concernant le mouvement ouvrier, les contacts sont très réguliers, nous avons un grand intérêt à rencontrer des militant.e.s. Pour nous, c’est super important. Maintenant, quand on parle des mutualités, on rentre dans une autre sphère. Aujourd’hui, les mutualités organisent la solidarité entre les habitant.e.s de Belgique, dans le cadre de la prise en charge des frais santé. Dans le monde des patients, une mutuelle, c’est d’abord un médecin conseil. C’est dommage parce que la mutuelle, ce n’est pas que ça. Le médecin conseil, c’est une toute petite partie de la réalité, mais c’est celle qui impacte considérablement les gens qui sont concernés par la maladie ou le handicap. Nous avons peu de rapports avec les mutualités parce que les mutualités sont aussi des acteurs économiques : aujourd’hui, que ce soit les Mutualités chrétiennes ou Solidaris (socialiste), qu’elles soient francophones ou flamandes, elles ont aussi des coopératives pharmaceutiques, des bandagisteries,… donc des acteurs commerciaux, qui vendent des produits. On est donc toujours très attentif aux modalités d’échanges que nous avons avec les mutuelles. Parce que le temps où les patient.e.s étaient des gens naïf.ve.s est passé. Aujourd’hui, nous avons une grille d’analyse complète de l’espace santé dans le pays. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Quel est leur rôle ? Quels sont les objectifs ? Et pour les mutuelles : comprendre toutes les institutions dans lesquelles elles siègent, qui siège, etc. Ce sont devenus de vrais outils d’influence économique, politique et sociale. C’est un héritage de la conception des premières coopératives belges. Mais l’esprit qu’il y avait tout au début, aujourd’hui, chez certain.e.s – et pas tous, heureusement – acteurs mutuellistes, on a un peu de mal à le retrouver. On retrouve un esprit de management pur et dur. Nous ne sommes pas des dossiers, nous ne sommes pas des numéros. Nous vivons dans le monde réel, de grandes difficultés. Le monde économique et social est un monde qui est géré beaucoup par des gens qui sont valides, qui ne connaissent pas la maladie et dont on a parfois le sentiment de ne pas être entendus dans ce qu’on vit. Et donc, on fait gaffe. J’ai un profond respect pour les mutualités, mais là où nous ne parvenons plus à collaborer, c’est lorsqu’elles deviennent des acteurs économiques. Et là, j’ai du mal à voir la différence entre une bandagisterie et une pharmacie mutuelliste et un acteur privé puisque de toute façon, tous fonctionnent sous le même cadre légal fixé par l’INAMI. Et donc, il n’y a pas de grande différence. Mais pourtant, je pense que les mutualités, ce sont des acteurs historiques importants dans ce que l’on fait. Ça, j’en suis intimement convaincu. Il faut juste trouver des partenaires qui sont en capacité d’entendre ce qu’on dit et comment on le dit. Je pense que, à terme, on sera amené.e.s à collaborer avec les mutualités. Mais il faut nous laisser le temps de grandir parce que la taille en Belgique dans ce type de question est importante.

Le MOC Bruxelles mène une campagne sur la précarité pour toucher un certain nombre de publics qui devraient être au centre de notre action et qui n’y sont pas toujours. Que ce soit les travailleur.se.s précaires, les livreurs ubérisés, mais aussi les intérimaires, les sans papiers et les gens dans les logements précaires, etc. Est-ce que tu as un message pour nous, du point de vue de Stent.care ?

LS: La communauté des malades et des personnes en situation de handicap aujourd’hui, c’est une communauté qui est en grande souffrance sociale. Vraiment. La COVID a mis en exergue des difficultés que nous avions déjà auparavant, mais qui aujourd’hui, sont devenues plus dures encore. Nous n’avons de cesse de rencontrer des personnes qui vivaient tout à fait normalement, à 80% les personnes malades ou handicapées aujourd’hui le deviennent à l’âge adulte. Les 20% restants vivent cette situation depuis qu’ils et elles sont né.e.s. Mais ces 80%, ils passent d’un monde à l’autre du jour au lendemain et il y a une paupérisation de la communauté qui s’accélère à une vitesse folle. Simplement parce que aujourd’hui, on pratique un peu partout la politique de l’entonnoir : on dit aux gens « venez voir ce à quoi vous avez droit ». Et puis, on met tellement de critères que très peu de gens finissent par être reconnus dans leur situation. Et ça donne pour résultat qu’une partie de la communauté elle vit le handicap mais n’est pas reconnue, donc elle est amenée à devoir prendre en charge les frais supplémentaires parfois fort importants. Qu’elle ne parvient pas à assumer. Et cette précarité, on la voit s’accélérer depuis depuis bien 7-8 ans. Aujourd’hui on rencontre des situations humainement inacceptable. Et c’est pas pour dire que nos situations sont plus graves que celles des migrant.e.s, que celles des travailleurs UBER ou des jeunes sans emploi. Je pense que nous sommes nous tou.te.s dans une situation où nous avons besoin de collaborer les un.e.s les autres pour un moment donné ensemble – et arrêter d’y aller de façon isolée – mais ensemble aller réclamer une vraie politique sociale et une vraie politique de santé. Je terminerai par ceci: ça fait 25 ans que je hurle à qui veut bien l’entendre que la politique de santé est essentielle et la COVID m’a donné raison. On a désinvesti, comme on a désinvesti dans les services publics et dans les services d’aide et les résultats sont là. C’est la catastrophe. On a peur de voir arriver les gens aux urgences des centres hospitaliers, parce qu’on a diminué les lits, parce qu’on a diminué les moyens des hôpitaux. Nous tou.te.s, qui sommes concerné.e.s par la paupérisation et la précarité, nous devons nous unir parce qu’il y a urgence.

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