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Avant la guerre : comprendre l’histoire de relations entre l’Ukraine et la Russie

Hanna Perekhoda est historienne, Ukrainienne rusophonne originaire de Donestsk dans le Donbass, doctorante en sciences politiques à l’université de Lausanne, spécialiste de l’histoire ukrainienne au début du XXè siècle et militante du comité suisse de solidarité avec le peuple ukrainien et les opposants russes à la guerre. La rédaction de mouvements s’est entretenue avec elle à propos de l’histoire de l’Ukraine et de ses relations avec la Russie. Un entretien passionant que nous reproduisons dans son entierté.

Mouvements : Peux-tu revenir pour nous sur les rapports entre Ukraine et Russie sur le temps long historique, en particulier sur la période soviétique ?

Hanna Perekhoda : En Occident on connait peu de choses sur l’Ukraine, qui est pourtant le deuxième pays le plus vaste d’Europe et compte plus de 40 millions d’habitants. Elle est restée dans l’ombre du récit national russe. Cette méconnaissance est l’une des explications des difficultés que nous avons aujourd’hui quand il s’agit de comprendre les causes de cette guerre. Pendant des siècles, l’Ukraine n’avait pas son propre Etat. Les Ukrainien.ne.s étaient incorporés dans différents empires et dominés par des peuples qui ne les reconnaissaient pas comme communauté politique et culturelle distincte, mais les considéraient comme partie de leur propre communauté nationale. Cette domination impériale sur l’Ukraine a créé un clivage entre la campagne peuplée par les paysans ukrainiens et les villes qui étaient les centres de domination coloniale russe. Au début du XXème siècle, être « ukrainien » signifie être paysan : il y a alors une forte corrélation entre l’appartenance ethno-culturelle et la classe sociale. Pour grimper sur l’échelle sociale, quitter la condition de paysan, pour devenir intellectuel, citadin, travailler dans l’administration étatique, les Ukrainien.ne.s devaient renoncer à leur langue et à leur culture.

En 1917, lors de la révolution russe, cette corrélation ethnie-classe a mené à la politisation à la fois des attributs nationaux et de classe, qui allaient ensemble et nécessitaient une solution globale. Pour nombre d’Ukrainien.ne.s, la révolution signifiait à la fois la possibilité d’une émancipation de classe et celle d’une émancipation nationale. Vu la force de ce mouvement national, les bolchéviks ont été contraints de prendre en compte cette dimension qu’iels considéraient comme secondaire ou dépassée. Pour que l’Ukraine accepte la domination bolchévik, des concessions étaient nécessaires au niveau tant linguistique, que culturel, étatique, politique, etc. Un des principaux dirigeants du nouveau régime, Lénine, défendait la nécessité de prendre en compte les aspirations nationales et anticoloniales des peuples non-russes et prenait en compte leur volonté de disposer de leur propre Etat : l’Ukraine prendra son indépendance grâce notamment à cet héritage. Ces concessions, à la fin des années 1920, lorsque Staline a pris le pouvoir, ont été supprimées et remplacées par de la répression violente, notamment pour pouvoir financer l’industrialisation et la modernisation d’une URSS qui s’était refermée sur elle-même en rejetant la perspective d’une révolution mondiale. Pour nourrir les villes, il fallait briser la résistance des paysans, opposés à l’imposition forcée des fermes collectives. La plupart de ces paysans, en Ukraine, appartenaient à l’ethnie ukrainienne. Des mesures extrêmement violentes ont été mises en place vis-à-vis de ces paysans ukrainiens, avec réquisitions de blé et d’autres sources de nourriture : en moins d’un an, entre 4 et 6 millions d’Ukrainien.ne.s sont mort.e.s lors de cette grande famine, appelée Holodomor en Ukraine. Cet évènement a fortement marqué l’héritage de la domination soviétique, jusqu’à aujourd’hui : la vie de chaque famille ukrainienne a été touchée par la famine.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, on a aussi eu, comme dans de nombreux pays, des personnages liés à la collaboration. Cela étant, la situation dans un pays comme l’Ukraine était très différente de l’Europe de l’Ouest : les conséquences catastrophiques de la domination de l’URSS, l’Holodomor, la répression polonaise puis soviétique contre l’Ukraine de l’Ouest, etc. ont fait que pour un certain nombre d’Ukrainien.ne.s, collaborer avec le nazisme pourrait être une opportunité pour se libérer de la domination soviétique. Dans les années 1930 on a cette polarisation européenne entre gauche radicale et extrême-droite, l’Ukraine ne fait pas exception : on voit donc une organisation nationaliste, dont l’un des dirigeants était Stepan Bandera, basée en Ukraine de l’Ouest occupée par la Pologne, qui va collaborer avec les nazis, y compris dans leur judéocide. Cette organisation va se diviser, une tendance s’opposant également aux nazis. A titre de comparaison, les collaborateurs existaient également en Russie soviétique et avaient leur propre armée de plusieurs dizaines de milliers de personnes, sans oublier la collaboration de Staline lui-même entre 1939 et 1941. Bandera sert donc d’épouvantail dans la propagande russe visant à diaboliser les Ukrainien.ne.s. La plupart des Ukrainien.ne.s ordinaires, en-dehors d’une région à l’ouest de l’Ukraine, connaissent à peine Bandera et ne s’intéressent pas à lui. Cette figure n’aide en rien à comprendre ce qui se passe aujourd’hui, à part bien sûr dans la rhétorique de Poutine.

Même après l’épisode totalitaire stalinien, quand on est revenu à l’autoritarisme avec Khrouchtchev, Brejnev etc., la politique d’assimilation dans la communauté russe a continué pour les Ukrainien.ne.s, et ce malgré les beaux slogans sur l’amitié entre les peuples. De fait, la seule culture promue en URSS et qui donnait une possibilité d’ascension sociale, d’éducation, etc., c’était la culture russe. Chez certain.e.s Ukrainien.ne.s « ethniques » on a donc décidé de changer de langue et de culture, de parler russe, pour pouvoir sortir de la paysannerie, mener une vie citadine et ne plus être méprisé.e.s. L’Ukraine est devenue formellement indépendante en 1991 mais la domination impériale russe et ses ambitions de revanche ont persisté par la suite. Le statu quo de la domination russe, selon lequel l’ancien noyau impérial et colonial russe a le droit « naturel » de dominer ses anciennes périphéries telles que l’Ukraine, n’a jamais été remis en cause.

Mouvements : Que faut-il savoir sur la question linguistique en Ukraine ? Quid des russophones ?

HP : Dans l’empire russe, l’usage de l’ukrainien dans les publications, l’éducation et la vie publique était interdit par des lois spéciales. Les Ukrainien.ne.s, n’ayant pas accès à une éducation de base dans leur langue, étaient illettré.e.s et enfermé.e.s dans la vie traditionnelle paysanne. Il fallait apprendre le russe et changer ton identité si tu voulais monter sur l’échelle sociale. L’appartenance à la communauté russe donnait une position sociale privilégiée, être Ukrainien.ne n’apportait que des problèmes. Il s’agissait en effet d’une forme spécifique de domination coloniale. Dans l’imaginaire occidental, la notion de colonisation renvoie principalement à une domination sur des terres lointaines, de l’autre côté de l’océan, habitées par des peuples très différents à tous niveaux. Pour les empires européens c’est vrai. Mais dans les empires continentaux comme la Russie, la frontière est très difficile à tracer entre colonisé.e.s et colonisateurs, entre oppresseurs et opprimé.e.s. Le colonialisme russe c’était aussi un projet d’assimilation massive d’autres populations, notamment quand il s’agit des peuples slaves et orthodoxes. Les Ukrainien.ne.s, comme les Bélarusses d’ailleurs, doivent donc prouver, à la différence des colonisé.e.s non-blanc.he.s vis-à-vis des colonialismes européens, qu’iels existent tout court : leur existence est niée par la Russie et par nombre de Russes. Ce sont des « non-peuples », des « Russes qui se trompent et parlent une langue pas correcte ». Ce sont des traits spécifiques à ce type d’impérialisme et de colonialisme. L’autocritique n’a pas été faite en Russie, où l’on continue à se penser et à agir comme « empire », et non comme Etat. La Russie doit être traitée comme telle, en tant qu’empire.

Pour la Russie, les russophones qui habitent hors des frontières russes, ce sont des Russes, même contre leur gré. On voit les Ukrainien.ne.s résister fortement à l’invasion, même dans les régions considérées comme russophones au Sud et à l’Est. Nulle part en Ukraine, les Russes n’ont été accueillis à bras ouverts, contrairement à ce qu’imaginaient un certain nombre d’entre eux avec leurs lunettes coloniales. Les russophones en Ukraine ont en effet évolué dans un contexte politique et culturel très distinct de la Russie. L’identité ukrainienne s’est forgée malgré et contre toutes ces politiques d’oppression culturelle, et continue à se forger dans la confrontation avec l’occupant étranger, dont on partage la langue, mais pas la même identité. Quand l’occupant dénie ta subjectivité et ton droit à exister, même si au départ ton identité nationale est peu marquée, tu n’as plus le choix : pour survivre, tu es obligé d’affirmer ta subjectivité. Durant les 25 premières années de l’indépendance, dans les régions urbanisées et donc majoritairement russophones, tout l’espace médiatique, la télévision, les publications, étaient dominés par la Russie. La présence de la langue ukrainienne était minime. Parler aujourd’hui de discrimination vis-à-vis des russophones est donc totalement infondé. Par ailleurs, l’existence des communautés russophones, dont je fais aussi partie, dans les pays voisins de la Russie, est un héritage de la domination impériale et coloniale russe sur ces territoires. Le fait de promouvoir la langue et la culture ukrainienne, après qu’elles aient été réprimées et presque éliminées pendant des siècles, c’est de la « discrimination positive », c’est rendre justice. Et ce, face à un empire dominant qui utilise sa langue et sa culture comme une arme de domination politique. C’est une position délicate pour une série de russophones, surtout plus âgés. Mais dans ma génération, la plupart des gens parlent les deux langues. Enfin, pour l’envahisseur russe, le traitement est le même vis-à-vis de tou.te.s les Ukrainien.ne.s, y compris contre les russophones : ce sont, dans leur conception, tou.te.s des « traîtres » et des « nazis » qui n’ont pas le droit à l’existence indépendante.

Mouvements : Parmi les prétentions de Poutine, il y a aussi la Crimée. Qu’en est-il de cette région ?

HP : Jusqu’à la fin du XVIIème siècle, la Crimée et le Sud de l’Ukraine sont peuplées par des populations nomades. La Crimée est aussi un protectorat mongol à l’époque. Historiquement ces territoires ont évolué dans un autre contexte que les territoires russe, ukrainien ou bélarus. Ces territoires ont été conquis par la force militaire et intégrés dans l’espace impérial russe. Prétendre que la Crimée serait historiquement russe est donc exagéré, c’est une conquête coloniale pure d’un territoire peuplé par des peuples de cultures complètement différentes. Quand on évoque la « minorité Tatar » en Crimée, on parle en fait des peuples autochtones qui y vivaient depuis des siècles, issus de la présence mongole. Au XVIIIème siècle et jusqu’au XXème siècle, la Crimée est restée un territoire où le développement économique était difficile dû aux pénuries d’eau. C’est une région sèche sauf sur la côte de la mer Noire. C’est là, sur la côte, que se trouvaient les terres des Tatars et que les colons russes, ont implanté leurs lieux de vacances. C’est devenu le lieu de villégiature des élites russes. Enfin, la Crimée a donné l’accès pour la Russie à la Mer Noire. La flotte russe s’est développée en Crimée, ça reste un point stratégique militaire et commercial pour la Russie. Jusqu’à la moitié du XXème siècle, donc, ça reste difficile d’y vivre et d’y mener des activités économiques ou agricoles. La Crimée a donc été transférée administrativement de la Russie soviétique à l’Ukraine soviétique, à l’intérieur de l’URSS. Cela a permis de construire des canaux et systèmes d’irrigation qui relient l’Ukraine continentale à la Crimée, ce qui a permis un développement agricole et économique. Pendant la période soviétique, c’est resté un lieu de vacances pour ceux qui pouvaient se le permettre, principalement des Russes et des Ukrainien.ne.s.

Un autre aspect important à noter : les Russes représentent une partie importante de la population en Crimée, parce qu’en 1944 Staline a fait déporter l’ensemble de la population tatare en Asie centrale, prétendument pour sa « collaboration » avec les nazis. En réalité, cette déportation faisait partie d’une politique de déportation massive des « petits peuples musulmans » peu loyales : Tchétchènes, Tatars, etc. pour anticiper leur éventuelle résistance après la guerre. La Crimée a été vidée de sa population autochtone et repeuplée par les Russes et dans une moindre mesure des Ukrainien.ne.s. C’est après l’indépendance dans les années 1990 que les Tatars ont pu revenir dans leur pays natal en Crimée, mais ils n’avaient aucun droit : leurs maisons avaient été expropriées par les Russes. Ils ont petit à petit repris des terres et reconstruit leur vie.

Aujourd’hui, en Crimée occupée et annexée illégalement par la Russie, la population tatare subit des répressions politiques, la communauté vit son deuxième traumatisme de politiques répressives mises en place par la Russie. La plupart des prisonniers politiques ukrainien.ne.s qui se trouvent dans les prisons russes ce sont des Tatar.e.s de Crimée persécuté.e.s comme « musulmans extrémistes », parce qu’ils appartiennent à des partis qui étaient autorisés en Ukraine mais sont interdits en Russie. Il y a aussi des disparitions, des assassinats. Les Tatar.e.s se sont opposés en masse à cette annexion, ont manifesté dans la rue. La Crimée reste une enclave où seuls les Russes peuvent aller. Du point de vue économique ça ne va pas très bien et les droits fondamentaux sont très limités : certain.e.s se rendent compte que se trouver en Ukraine avait une série d’avantages par rapport à l’occupation aujourd’hui.

Mouvements : Depuis la chute du Mur, y avait-il encore une domination russe sur l’Ukraine ? Et si oui, quelles formes prend-elle ? Y a-t-il aussi un aspect de domination économique ?

HP : En ce qui concerne la domination économique, étant donné que l’Ukraine était intégrée dans l’espace économique russe pendant l’époque impériale puis soviétique, et que cette économie était fort centralisée, cela faisait que les Ukrainien.ne.s ne profitaient pas des nombreuses richesses et ressources naturelles de l’Ukraine (agriculture, matières premières, etc.). En effet, le cœur économique était situé en Russie et à Moscou, les flux économiques étaient dirigés par là. Pour briser ce schéma, au moment de l’indépendance en 1991, c’était tout un enjeu. L’Ukraine restait de fait attachée à la Russie par l’inertie de ces liens économiques. Un autre aspect important est évidemment l’accaparement des richesses par des clans oligarchiques tant en Russie qu’en Ukraine. C’était un problème commun pour les populations appauvries de façon extrême, rapide et violente. La vente des matières premières ukrainiennes profitait surtout à cette couche oligarchique. La Russie a tout fait pour que l’Ukraine reste dépendante de ses ressources énergétiques, les combustibles fossiles. Cette dépendance a mené à une dépendance politique, qui passait par un effort des élites russes pour corrompre les élites ukrainiennes. La politique ukrainienne s’est construite sur ce modèle : le pouvoir est pris par un politicien corrompu par la Russie, qui maintient la dépendance économique et politique par rapport à elle, puis une tentative de révolution a lieu pour changer le pouvoir et réorienter l’Ukraine vers l’Europe. C’est arrivé en 2004 et en 2014 par exemple. L’inertie économique et politique rattache l’Ukraine à la Russie et celle-ci a tout fait pour empêcher l’Ukraine de s’émanciper : blocus économique, chantage sur les ressources énergétiques, voire une agression militaire directe. La vie politique ukrainienne a été rythmée par ces cycles.

Mouvements : Tu as mentionné les clans oligarchiques en Ukraine et en Russie. Peut-on pour autant dire que les deux systèmes, ce serait « la même chose » ?

HP : Il y a des différences fondamentales entre les deux systèmes : déjà en Ukraine, il y a une alternance de pouvoir. Il n’y a pas non plus de pouvoir autoritaire en Ukraine : au contraire, le pouvoir est assez vulnérable face aux tentatives de remises en question par la population et les mouvements dans la rue. L’Ukraine a connu trois épisodes révolutionnaires au début des années 1990, en 2004 et en 2014. Il y a un certain niveau de politisation, au sens de l’idée qu’en tant que peuple, on peut remettre le pouvoir et les autorités en question. Ce n’est pas le cas en Russie : le pouvoir est usurpé et dans les mains d’une même personne depuis près de 25 ans. Ça crée une différence : même les Ukrainien.ne.s russophones, qu’on considère comme étant proches des Russes, ont évolué dans un contexte politique très différent de la Russie, avec une possibilité d’expression démocratique basique. Même si la politique ukrainienne reste très corrompue et que les partis ukrainiens, jusqu’il y a peu, c’était essentiellement des relais d’intérêts d’oligarques ou de certains groupes, les Ukrainien.ne.s ont la possibilité de choisir : Poroshenko avait une ligne conservatrice, inhabituelle pour le pays mais qui s’inscrivait dans le contexte de guerre. Une politique basée sur le patriotisme, le soutien à l’armée, à l’Eglise, à une politique linguistique exclusive ukrainienne, etc. En 2019, les Ukrainien.ne.s ont élu un président sans expérience politique dont le message central était de remettre en question le nationalisme ethno-centré, de réunir la population autour d’une conception civique de la nation, etc. Le contexte de guerre n’a pas rendu les Ukrainien.ne.s moins tolérant.e.s et ouvert.e.s, au contraire. Zelensky est un président russophone juif qui a eu la majorité partout sauf à l’extrême Ouest du pays. Quand on voit ça après des années de guerre, en comparaison avec la France qui met l’extrême-droite, alliée de la Russie, à 42% en temps de paix, on peut dire que le « nationalisme » exclusif n’est pas où certain.e.s veulent le voir. Ajoutons qu’il y a en Ukraine un tout autre niveau de liberté d’expression médiatique, politique, artistique que chez ses voisins. La gauche ukrainienne rejette d’ailleurs la politique libérale et antisociale du gouvernement Zelensky qui reste un adversaire politique, il ne faut pas avoir d’illusions à ce sujet. Reste à voir si une politique libérale est tenable en temps de guerre ou de reconstruction.

Par contre, en Russie, la situation est tout autre sur la relation entre le régime et le peuple : le pacte entre la population et le pouvoir des élites politiques et économiques y est un pacte de passivité. Le message est : « On vous laisse toute possibilité de consommer, dans votre privée, vous pouvez vous enrichir. En échange, vous nous laissez faire ce qu’on veut, vous laissez les élites diriger l’Etat, extraire les matières premières et les vendre, exploiter les travailleurs et les richesses naturelles ». Ce pacte a été en vigueur sous Poutine mais il est remis en question : maintenant le pouvoir demande aux Russes une adhésion explicite et une loyauté active vis-à-vis des actes de l’Etat. Le régime russe est passé de l’autoritarisme à une transition vers des tendances totalitaires. Ces changements dans le pacte indiquent possiblement le début de la fin du régime de Poutine.

Mouvements : Peut-on dire que la situation actuelle ne serait essentiellement qu’une guerre entre grandes puissances dans laquelle les Ukrainien.ne.s ne seraient que de la chair à canon ?

HP : Cette idée d’affrontement entre la force de l’Occident, l’OTAN qui voudrait subjuguer le plus de territoires possibles face à une Russie humiliée, encerclée, menacée etc. qui ne ferait que réagir à l’expansionnisme occidental est démentie par les faits : cette fois, ce n’est pas l’Occident, ni l’OTAN qui envahit, c’est la Russie qui a déclaré la guerre et menace le monde avec sa bombe nucléaire. Ça peut nous surprendre au vu de nos réflexes ici. Pour les pays d’Europe de l’Est, le danger principal c’est la Russie, au vu de la longue histoire de domination russe sur ces territoires. Dans les consciences, il y a le sentiment que si Poutine l’emporte en Ukraine, les autres pays de la région seront les prochains sur la liste. Ils voient également l’OTAN comme une forme de garantie de protection face à ce danger, parce qu’ils ne voient actuellement aucune autre solution concrète sur la table. Il n’y a pas de projet de rechange pour l’instant, malheureusement. Si on veut se passer de l’OTAN comme garant de sécurité, on doit réfléchir à un projet de défense européenne. L’idée qu’il s’agirait donc d’un affrontement entre deux puissances témoigne d’une incompréhension des enjeux de cette guerre. C’est de l’occidentalo-centrisme, une incapacité à concevoir qu’il y a d’autres acteurs que l’OTAN et l’Occident qui ont leurs intérêts, leur subjectivité, etc. : ici la Russie, mais aussi les Ukrainien.ne.s. Cette position, un genre d’« anti-impérialisme » à sens unique, qui met dos à dos l’agresseur et la victime n’a pas grand-chose à voir avec la solidarité envers les opprimé.e.s. Cette attitude peut servir à conforter certain.e.s dans une identité prétendument « anti-système », des gens qui aiment avoir raison contre un prétendu « discours dominant ». Un des pires aspects de cette posture est de nier la subjectivité concrète des peuples – ici, les Ukrainien.ne.s – qui luttent contre l’invasion et l’occupation et sont réduits à des pions sur un échiquier où seuls les dirigeants des grandes puissances sont des acteurs. Pour sortir de cette vision des choses, il faut parler avec des Ukrainien.ne.s, avec leurs courants progressistes : pour eux cette guerre a pour enjeu leur existence, ils n’ont pas d’autre choix que de se défendre. On a besoin de décoloniser les esprits par rapport à ça.

Mouvements : Quid de l’Union européenne dans tout ça, qui est fort critiquée pour ses politiques libérales et antisociales ? Ne risque-t-elle pas d’elle aussi dominer l’Ukraine ? L’adhésion constituerait-elle un progrès ?

HP : L’adhésion à l’Union européenne représenterait clairement un progrès par rapport aux standards ukrainiens actuels. Les problèmes dans l’UE sont réels mais restent incomparables aux problèmes pour les travailleur.se.s dans un pays comme l’Ukraine. L’Ukraine se retrouve pour l’instant dans une position où elle est contrainte de faire partie d’une zone d’influence : si c’est celle de la Russie, cela signifie non seulement l’exploitation économique mais aussi la domination politique, le mépris culturel, l’oppression nationale, etc. Ce n’est donc pas la même chose. L’Union européenne n’a pas le même type d’ambitions que la Russie vis-à-vis de l’Ukraine. La Russie contemporaine est un Etat impérialiste dominé par une oligarchie capitaliste qui s’appuie sur l’appareil sécuritaire étatique, qui n’a ni puissance économique, ni projet économique désirable à proposer. Aucun pays de l’espace post-soviétique ne souhaite construire son système sur le modèle russe. C’est pourquoi la Russie se base essentiellement sur sa force militaire et une politique agressive vis-à-vis de ses voisins.

L’Union européenne représente une autre perspective : la Pologne et les pays baltes, exploités par le centre de l’UE, connaissent tout de même un niveau de vie bien meilleur que les Ukrainien.ne.s… qui y émigrent en masse ces dernières décennies, pour gagner trois, quatre fois plus à compétences égales. Donc sans naïveté par rapport à l’UE, il faut voir cette réalité-là aussi : en Russie si les travailleur.se.s luttent pour défendre leurs droits, ils risquent leur liberté, leur santé et leur vie. L’UE est un cadre bien plus favorable pour organiser le monde du travail et la gauche ukrainienne. L’héritage de l’URSS, après 70 ans de répression, c’est aussi que les travailleur.se.s ont perdu énormément de capacité d’auto-organisation et d’action collective, puisque ces initiatives pour défendre leurs droits étaient interdites en URSS. Les Ukrainien.ne.s essaient aujourd’hui de réapprendre la mobilisation et l’action collective aux salarié.e.s. Dans l’UE, il existe plus de possibilités pour ce faire que dans des pays post-soviétiques autoritaires tels qu’en Russie, en Biélorussie ou au Kazakhstan, etc. Le choix est donc évident, y compris pour la gauche ukrainienne.

Mouvements : Finalement, quelle place vois-tu pour les Russes ordinaires dans la lutte actuelle et les perspectives d’avenir ?

HP : Une des conséquences de la guerre, c’est la normalisation de la violence au sein des société parties prenantes. La déshumanisation se produit, avec des massacres de civils, des meurtres de masse…Ce sera difficile pour les Ukrainien.ne.s de surmonter cette expérience traumatique. Les Russes, y compris celles et ceux que je connais des milieux de gauche, ou ceux de milieux libéraux-démocrates, qui font un effort pour faire passer un message aux Ukrainien.ne.s qu’iels sont de leur côté et surtout qu’iels agissent concrètement pour les soutenir, qui aident les réfugié.e.s, qui quittent la Russie et vont aider en Ukraine dans des comités de soutien, etc. Celles et ceux-là qui ne sont passifs, ils ne sont pas rejetés par les Ukrainien.ne.s, iels sont perçu.e.s comme des partenaires et ont de la reconnaissance en tant que personnes qui « sauvent la conscience » de leur peuple. En même temps, même s’iels sont nombreux.ses, il ne faut pas se faire d’illusion, ce nombre reste insuffisant pour arrêter la guerre. L’enjeu d’après-guerre, ce sera la cohabitation, ce qui nécessite que la société russe cesse de se percevoir comme un empire conquérant, méprisant, supérieur aux autres… et que le régime soit démocratisé. Il reste de nombreux liens familiaux et culturels entre ces peuples.L’attitude des Ukrainien.ne.s dépendra de quelle voie choisira la Russie après cette guerre : le ressentiment et l’agressivité, ou bien la transformation sociale et la conception des autres comme partenaires égaux avec lesquels on peut construire un meilleur avenir ensemble ? Dans le second cas, la réconciliation est tout à fait possible et je serais optimiste sur ce futur commun.

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