Interview réalisée par Gilles Maufroy
CIEP-MOC Bruxelles
Les syndicats et le mouvement ouvrier en général ont été également frappés par la pandémie et les confinements. Mouvements est allé à la rencontre de Nic Gortz, responsable à la CSC Alimentation et Services de développer les pratiques de l’« organizing », un syndicalisme d’action collective et de terrain.
Mouvements : La pandémie nous a éloigné.e.s les un.e.s des autres avec toutes les mesures de limitation des contacts sociaux, la quarantaine, etc. Est-ce que ça a eu un impact sur le monde du travail et les syndicats ?
Nic Görtz : Clairement, tout ça a eu un impact. Du jour au lendemain, les contacts entre collègues ont été restreints. Or nous travaillons avec des êtres humains. Au niveau du monde du travail, l’éloignement s’est vu beaucoup plus là où on pouvait faire du télétravail et confiner : beaucoup plus chez les employé.e.s et là où il y a des services qui peuvent être assurés à distance (banques, assurances, etc.). Et puis il y a eu l’inverse chez les ouvrier/ères de production et dans les services tels que nettoyage, gardiennage, les supermarchés, titres-services, etc. : là on a observé un rapprochement entre collègues. Ça s’est vu dans les mobilisations sociales. Les gens y ont été forcés de travailler, les patrons n’étaient pas intéressés par les mesures sanitaires. La cohésion et l’unité entre salarié.e.s s’y est donc renforcée. De façon explicite, il a été démontré que c’est la classe ouvrière, la classe travailleuse qui fait tourner la société. On n’a jamais autant parlé des titres-services, du nettoyage, des réassortisseurs, des ouvriers de la chimie qui produisent des emballages, de l’industrie alimentaire, etc. Dans ma rue des gens ont mis des messages sur les poubelles pour remercier les éboueurs pour leur travail. En 15 ans ils n’avaient jamais reçu un merci et là ça a changé. Donc c’est un impact très différencié sur la cohésion des travailleur.se.s, selon les secteurs.
Dans le monde syndical, c’est également différencié : dans l’organisation des instances, l’application des règles a été assez stricte. On a donc eu un repli, où les permanent.e.s étaient à la maison et tentaient d’organiser le syndicat. Par contre chez les délégué.e.s de terrain, particulièrement là où les travailleur.se.s étaient confronté.e.s au Covid, l’activité syndicale a été pour ainsi dire décuplée. Avec des délégué.e.s plus ou moins accompagné.e.s, mais également des non-syndiqué.e.s ou sans mandat qui se sont révélés pour organiser des éléments aussi basiques que l’approvisionnement en masques et en gel hydroalcoolique. Il n’y a donc pas de réponse univoque. Ça dépendait aussi des secteurs, des permanent.e.s, etc. L’impact est contradictoire sur la classe.
Cette visibilité de la classe travailleuse, nous devons nous appuyer dessus en tant que syndicat. Dans les mobilisations des 12 février, 25 février, 29 mars, les travailleur.se.s exposé.e.s et visibilisé.e.s comme essentiel.le.s ont bien répondu présent, ravis de sortir de l’anonymat. Avec une exigence de dignité, et une fierté de classe, par rapport au rôle social de ces personnes. Parce que sans cette première ligne, même les bureaux ne peuvent ouvrir. Il est donc scandaleux qu’ils se retrouvent sans protection suffisante et avec des salaires du style 11,50€ de l’heure.
Mouvements : Quel est le bilan de la séquence février-mars et de la grève du 29 mars pendant les négociations de l’accord interprofessionnel ? Etait-ce une réussite, et si oui, à quel niveau ? Qu’est-ce que ça nous dit du rapport de forces ?
NG : Le contexte n’était pas évident, avec l’attaque sur les salaires le blocage des 0,4%, mais aussi un nouveau confinement qui était annoncé. Les trois dates de mobilisation ont montré une hausse constante de la participation au sein de la CSC : 6000 grévistes le 12 février, 9000 le 25 et 50000 le 29 mars. La thématique prenait, malgré le frein constitué par la reprise de l’épidémie. En termes purement numériques, je considère que c’est un succès. 50000 personnes, pour la CSC, c’est le nombre de participant.e.s à une grosse manifestation interprofessionnelle réussie. Mais la difficulté c’était que c’était une grève où le mot d’ordre était : « Restez chez vous ». La fédération patronale des entreprises technologiques Agoria était furieuse, car la grève était très bien suivie dans ces secteurs et les pertes financières pour le patronat étaient importantes. Mais la visibilité de la grève était faible comparée à une manifestation de masse. Donc dans ce contexte, c’était un résultat respectable. L’absence de piquets de grève et des piquets moins massifs, à de nombreux endroits, ont modifié la perception. Cela a affaibli la conscience et la confiance du fait qu’on participe à « quelque chose de grand ». La conclusion c’est que même en confinement, le monde du travail a été capable de réagir massivement. C’était aussi inédit à l’échelle européenne, des actions interpro de cette ampleur. Et ce sont les centrales très ouvrières, BIE et METEA, qui ont fait le plus de résultats en termes de grévistes. Avec des travailleur.se.s qui bossent sous un même toit, les leaders syndicaux locaux ont pu faire fermer les entreprises et les zonings. Et là l’impact était clair.
Même avec moins de piquets, il y avait moyen d’organiser autre chose : nous avons fait des rassemblements sur des places publiques avec les travailleur.se.s du nettoyage et du gardiennage, place de la Liberté à Bruxelles par exemple. Et il y avait du monde, tout en respectant la distanciation. Alors ok, le confinement complique la mobilisation, mais l’impact de celle-ci est réel. Après un an à avoir fait tourner le pays, pour ces travailleur.se.s il était inconcevable de voir leurs salaires bloqués.
Mouvements : Comment s’est passé la mobilisation concrètement ? Etait-ce possible de faire des assemblées de travailleur.se.s ? Est-ce qu’il y a eu de nouvelles pratiques de communication, avec les réseaux sociaux, etc. ?
NG : En fonction des secteurs c’était variable : dans l’industrie lourde, les travailleur.se.s bossent sous le même toit, des assemblées se sont faites. ACV Pulse (les employés flamands) a fait beaucoup de consultations en ligne parce que leurs affilié.e.s étaient en télétravail. Ils ont fait une consultation sur les salaires, mais aussi des assemblées virtuelles, qui pouvaient réunir 20, 50 et jusqu’à 200 personnes à certains endroits. Et parfois : « voilà un lien Zoom ou autre, qui veut et peut se connecte à ce moment-là ». Les deux rôles du syndicat c’est d’organiser la solidarité et la lutte. Dans une période avec ces contraintes, on cherche et on trouve des astuces. Ça a cassé l’isolement de nombre de travailleur.se.s. Certain.e.s étaient en demande de réunions virtuelles pour recréer du lien. Sans canaux de communication, les travailleur.se.s perdent leur force. Whatsapp a aussi été utilisé. Faire des conférence calls en petit groupe pour causer avec des délégué.e.s. Alors on perd l’aspect informel, les apartés, l’affinitaire, mais pour l’efficacité et l’organisation concrète ça peut suffire. Avec la hausse des vaccinations, j’ai bon espoir qu’on puisse revenir aux manifestations de grande ampleur. S’il faut, ce sera masqué.
Pour ce qui concerne les réseaux sociaux, c’est simple : si les gens sont sur les réseaux sociaux, nous devons y être aussi. C’est inégal en fonction des centrales et des régions : là où on a des gens avec des compétences de diffusion, on a vu un boom, avec beaucoup plus de publications et avec du répondant. Il y avait une demande. Ça nous a forcés à prendre en mains ces canaux de communication qui étaient auparavant soit inexistants soit sous-utilisés, avec un résultat. Ça ne remplacera jamais le contact physique et les affinités créées comme ça. C’est en tout cas nécessaire de les utiliser : plus de 80% des travailleur.se.s sont connectés que ce soit via Facebook, Whatsapp ou Instagram. Là où le syndicat avait du retard, c’est une bonne chose qu’on ait planché là-dessus.
Mouvements : Sur un autre aspect du rapport de forces : on parle depuis des années d’un recul du nombre d’affilié.e.s des syndicats à l’échelle mondiale. Pendant longtemps la Belgique semblait faire exception, mais des signaux d’alerte ont commencé à retentir, puis la pandémie est arrivée…Où en est-on dans les tendances ?
NG : Il y a deux éléments de réponse : d’abord, au niveau conjoncturel, la période corona a fait augmenter les affiliations, car beaucoup de travailleur.se.s, surtout pendant le confinement, ont cherché à obtenir des allocations de chômage rapidement, ce qui est légitime. On a donc eu un boom d’affiliations. Par contre, la tendance sur plusieurs années est à la baisse, en tout cas pour la CSC et la FGTB. Le boom du covid ne peut masquer cela. On voit aussi un relatif vieillissement à la fois des affilié.e.s et délégué.e.s. En tant qu’organisation représentative, c’est important parce que les délégué.e.s sont le visage de l’organisation. C’est une première dans l’histoire du pays d’avoir une baisse tendancielle du taux d’affiliation. Ça soulève la question du renouvellement des pratiques syndicales. Le dossier AIP est un exemple de ça : la classe travailleuse fait tourner le pays et on bloque ses salaires. Si nous n’arrivons pas à casser cette logique, à restaurer une véritable liberté de négociation, à gagner des victoires sur ces questions, sur les pensions ou d’autres sujets, comme l’environnement, les gens vont se poser la question de l’intérêt de se syndiquer. On a des jeunes travailleur.se.s qui ne se syndiquent plus automatiquement en suivant leurs parents, cette tradition se termine. De nouveaux secteurs se développent, le capitalisme de plateforme avec les coursiers, etc. qui sont en friche et dans lesquels les syndicats ne sont quasiment pas présents. Alors comment affilier ces personnes ? Pas pour faire du chiffre, mais pour empêcher qu’ils soient surexploités. Il y a donc un besoin de présence sur ces terrains-là, et puis, là où nous sommes déjà implantés, un besoin d’avoir des pratiques syndicales qui donnent envie de s’affilier, qui donnent confiance dans le fait que ça améliore les conditions de vie et de travail. Donc en résumé : est-ce qu’on continue à se focaliser sur des mécanismes de concertation sociale dont les marges sont restreintes de façon continue depuis 40 ans par les gouvernements, ou bien on dit qu’on ne va plus se contenter de ces marges étouffantes et on veut élargir le cadre de négociation pour obtenir de nouveaux droits ? Ça nécessite un rapport de forces, et donc de mobiliser en nombre. Il va falloir le dire explicitement et dire comment on va faire ça. C’est ça le débat dans le mouvement syndical. Parce qu’en faisant plus de la même chose, on ne stoppera pas la baisse des affiliations.
Mouvements : Un secteur de la classe travailleuse qui a été fort mobilisé et mis en avant ces derniers mois, ce sont les sans-papiers. On estime leur nombre à près de 150000. Quel enjeu représentent les sans-papiers, travailleur.se.s « invisibles », pour le syndicat ?
NG : La CSC Bruxelles, avec le soutien du MOC, est en pole position sur la question du soutien et de l’organisation des travailleur.se.s sans-papiers. C’est une bonne chose pour deux aspects au moins : d’abord c’est de la solidarité, l’importance de visibiliser ces travailleur.se.s. Mais c’est aussi une question d’intérêt bien compris : ces travailleur.se.s bossent dans l’Horeca, le nettoyage, le bâtiment, ça a été montré dans De Morgen. Sans droits, avec des salaires de 4-5€ de l’heure, ça tire les salaires vers le bas. Le patron s’en moque de la nationalité s’il peut faire de l’argent. Donc tou.te.s les travailleur.se.s ont intérêt à ce que les sans-papiers soient organisé.e.s, aient des revendications salariales et des droits pour tirer l’ensemble des droits vers le haut. Et puis un principe de base du syndicat, c’est qu’un.e travailleur.se égale un.e travailleur.se. « A travail égal, salaire égal ». Il n’y a aucune justification que ce soit différent pour les sans-papiers.
Mouvement : Cela nous amène au contexte politique : cet été, la coalition Vivaldi s’est tendue sur cette question des sans-papiers. Les résultats ont été très maigres après la grève de la faim. On avait déjà vu des questionnements sur l’attitude de Dermagne au moment des négociations de l’AIP. Alors, la Vivaldi est-elle un levier pour les travailleur.se.s et leurs syndicats ? Quelle attitude peuvent envisager les syndicats par rapport à cette coalition au pouvoir au fédéral ?
NG : Dans le mouvement ouvrier chrétien, nous partons du principe « voir-juger-agir », ce qui reste bien utile. Donc on regarde ce que la Vivaldi fait concrètement. Et que voit-on ? Sur les salaires, il y a un blocage à 0,4%. On voit que les prépensions sont reportées à 60 ans, dans la lignée des gouvernements précédents. On voit une hausse du salaire minimum, financée en partie par la collectivité, assez faible et très étalée sur des années, avec comme conséquence qu’on suppose qu’on ne peut plus revenir avec ce sujet sur la table. Résultat : les votes sur l’AIP, dans les deux syndicats, démontrent un très faible enthousiasme, c’est le moins qu’on puisse dire. Donc la conclusion c’est que nous n’avons pas un gouvernement qui est du côté des travailleur.se.s et des syndicats. Si c’était le cas, le PS, Ecolo ou d’autres s’attaqueraient à la loi de 96, par exemple avec la proposition Goblet-Hedebouw. Par contre, le patronat est très content de l’AIP. Dans ce contexte, faut-il s’abstenir de lutter contre la Vivaldi ? La réponse est non. La conférence sur l’emploi à la rentrée de septembre partira de la déclaration gouvernementale qui veut augmenter le taux d’activité à 80%. Ce qui veut dire qu’ils vont devoir pousser les 55-64 ans, qui sont déjà les plus malades de longue durée ou en prépension, à rester sur le marché du travail. Est-ce qu’on va forcer ces gens à chercher du boulot alors qu’on a 450000 chômeur.se.s, alors que les prépensions ont été rendues inattractives parce qu’il faut « rester disponibles » pour trouver un travail. Ce qui explique pourquoi certain.e.s finissent en maladie de longue durée. Donc même malades, on va devoir bosser. C’est n’est pas une politique pro-travailleur.se.s. Pour les pensions, ce n’est pas clair non plus. On va devoir continuer à mettre la pression, je ne vais pas aller dire à la base « c’est bon, le gouvernement prend soin de nous ». Il ne l’a pas fait pendant le confinement et il ne le fait toujours pas.
Mouvements : Quels sont les défis pour le mouvement syndical pour la période à venir, au vu de ces constats ? Est-ce qu’il y a d’autres sujets qui devraient intéresser et mobiliser le mouvement syndical, comme la santé ou l’environnement ? Vous tentez de nouvelles expériences avec la CSC Alimentation et Services, tu peux nous en dire plus ?
NG : Il y aura déjà les luttes qui vont s’imposer en réaction à l’agenda gouvernemental. Salaires, pensions, etc. resteront des questions majeures. Nous devrons réagir de façon adaptée, notamment dans nos pratiques, en multipliant les canaux de communication. La force des travailleur.se.s tient dans leur nombre et dans leur organisation. Il est nécessaire de combiner en permanence ces deux objectifs, en fonction de la réalité de chaque centrale, secteur, région, entreprise, etc. La santé va rester un sujet important, d’abord par la persistance de la pandémie, mais aussi par les enjeux de santé au travail et d’activation des malades : comment quelqu’un de 55 ans, après 35 ans de boulot, se retrouve cassé physiquement et/ou mentalement ? Ça ne va pas. Comment protéger la santé des travailleur.se.s pour qu’ils et elles ne s’épuisent pas ? Par exemple avec la réduction du temps de travail. C’est aussi l’heure de revaloriser un organe tel que le CPPT, qui s’occupe de la santé au travail, parce qu’on a vu que ces enjeux méprisés, « des histoires de chaises de bureaux et de toilettes bouchées », ce sont des questions centrales, très concrètes dont dépend la santé des gens. C’est du travail du soin, du travail « reproductif ». Après il y a la question du secteur de la santé : faut-il encore plus le régionaliser ? Ma position est que c’est absurde d’avoir 9 ministres de la santé. Alors comment organiser ça, faut-il refédéraliser ? Les titres-services, c’est un secteur des soins qui a été régionalisé avec un impact négatif sur les travailleuses. Ça crée un risque de dumping social aussi.
Et puis il y a la question environnementale : le GIEC montre dans son dernier rapport que plus de 50% de la pollution est due à l’industrie. On ne va pas pouvoir garder la tête dans le sable sur cette question. Il est temps qu’elle soit appropriée et abordée par les délégué.e.s et pas uniquement par quelques experts syndicaux. L’économie circulaire peut introduire ce débat de façon concrète dans l’entreprise. Avec l’environnement, nous touchons aux questions de production : « Est-ce normal de produire comme ça ? » Les inondations de cet été font plus pour la conscience écologique que n’importe quel discours. Et derrière c’est la question du logement qui arrive. Donc c’est le système qui prend l’eau, au sens propre comme figuré, par tous les canaux. La question qui doit nous occuper c’est : que faire ? Comment en tant que syndicats, dans le cadre de nos missions, orienter, conscientiser et surtout agir sur ces enjeux ? On n’est plus à l’heure des constats.
Enfin, nous dans la CSC Alimentation et Services, à la suite de ACV Pulse et la CNE, nous nous inspirons du modèle de l’organizing pour lutter contre les carcans de la concertation et la baisse de l’affiliation et conquérir des terrains où nous sommes absents, comme les PME, les ubérisés, etc. Ça requiert d’autres approches pour s’implanter : comment rentrer en contact, avec quels discours et pratiques ? Tu ne rentres pas dans le nouveau monde sans effraction. Il va falloir cibler, trouver des leaders locaux, le patron de PME ne te laissera pas faire. Voir avec ces leaders ce qu’on peut revendiquer. Là où il n’y a rien, de petites victoires rapides sont possibles. Il y aura des hauts et des bas, nous allons analyser ce qui fonctionne. L’organisation syndicale et les travailleur.se.s ont intérêt à ce que ça fonctionne, pour contrer la fragmentation et le dumping. Nous ramenons des gens dans le giron syndical.