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“Seul Allah nous protège” : les indigènes du Maroc face au COVID-19

Par Nada Ladraa,
CIEP-MOC Bruxelles

Depuis mars 2020, la pandémie de COVID-19 a été utilisée comme une arme pour conquérir les espaces publics globaux en suivant les logiques gouvernementales locales. Dans les grandes villes d’un Etat post-colonial tel que le Maroc, le COVID-19 a touché ces espaces qui, pour la population marocaine, sont un des aspects de la lutte de libération.

Pendant le premier confinement, deux Maroc se sont retrouvés face à face: d’une part les riches quartiers occidentalisés et bien confinés des grandes villes et, d’autres part, les quartiers pauvres, surpeuplés qui hébergent la grosse majorité des flux migratoires de la campagne vers la ville.

D’une part, la classe dominante économique et politique qui a respecté le confinement, et d’autres part le reste de la population qui a été critiqué sur les réseaux sociaux et les médias pour son « inconscience » : ils et elles sortaient et ne respectaient pas assez les règles. Effectivement, pour la plupart de la population marocaine, l’espace public des grandes villes est fondamentale : il est la base de leur existence économique et publique. Ici se trouve la source qui crée entre 75% et 85% des emplois : le secteur informel.

Donc, pour cette population, qui parle arabe et tamazigh, l’espace public est le lieu fondamental dans la création d’énormes réseaux de survivances communautaires. Si les riches classes, plutôt francophone et même anglophones, vivent le Maroc en voiture, de bâtiment en bâtiment, les classes populaires ont une connaissance fine de leur voisinage, des personnes qui vendent au marché…

Ainsi, cette économie « informelle » qui exprime une façon d’occuper l’espace précoloniale et précapitaliste, s’est retrouvée face à un virus qui est devenu une arme de l’Etat. Ce dernier, au contraire, est dans une logique de « modernisation » partielle qui oublie une partie – énorme – de sa population. C’est aussi une lutte entre groupes racialisés: les indigènes sur leur territoire et la classe bourgeoise qui, après l’indépendance, a perpétué l’institution du pouvoir colonial.

Ces espaces indigènes hébergent les exclus de l’Etat. Brahim* est un migrant guinéen au Maroc qui survit aussi à travers ces réseaux. Pour Brahim, le Maroc est juste un pays de transition avant son but final : l’Europe. Les accords UE-Maroc-Espagne sur la migration le touchent de deux manières. D’abord, ils plongent sa présence au Maroc dans l’illégalité des sans-papiers, surtout pour les migrants noirs. Ensuite, son séjour au Maroc devient à durée indéterminée vu la difficulté de passer : Brahim est au Maroc depuis 2016, il y habite et travaille mais il passe les étés à tenter le passage vers l’Espagne.

Il nous explique : « Tout se passe normalement jusqu’à 19h, au marché sénégalais (à Casablanca), il y a même des gens sans masques. La police suit certains camions, mais en général elle n’arrête aucun commerce, elle se pose et papote avec les gens mais rien en plus. » Pourtant, pendant le premier confinement, tout était fermé : « Je cherchais du travail partout et tout le monde me disait qu’il n’y avait pas de travail avec le Corona. Pendant l’été j’ai commencé à vendre des cigarettes dans la rue. Maintenant ça marche bien, même pendant ce deuxième confinement des fois j’arrive à faire 40 ou 50 dirhams par jour. »

On a donc demandé à Brahim pourquoi, maintenant, les mesures pour protéger la population ne sont plus en place. « J’ai l’impression que le Maroc sait qu’ils ne peuvent pas nous confiner une deuxième fois : on n’aurait plus rien à manger. Et, c’est pour ça que la police est beaucoup moins stricte. Mais j’ai peur de sortir et être contaminé : « Seul Allah nous protège ».  Driss, un commerçant âgé marocain à Casablanca, rejoint Brahim : « gheir Allah m3ana », « seulement Allah est avec nous ».  Ces deux populations, héritières des statuts coloniaux d’indigène et noir, se sont donc retrouvés à faire face à un laissez-faire étatique.

Derrière la phrase commune de « seul Allah est avec nous » il y a un positionnement à la fois spirituel et politique d’un groupe qu’on peut définir par sa « race sociale », qui proteste contre le manque de protection étatique et fait appel au seul soutien qu’ils ressentent alors qu’ils sont forcés à sortir pour vivre: Allah. Effectivement, pendant le premier confinement, le revenu moyen mensuel marocain a baissé de 50% et la Banque Mondiale a exprimé une forte préoccupation par rapport à la crise sociale.

Concrètement, avec des mouvements comme celui du 20 février 2011 et du Hirak en 2017, les classes populaires marocaines ont effectivement de plus en plus montré une tendance à la constitution de mouvements révolutionnaires qui politisent la question sociale. La réponse étatique a été dure. Le mouvement Hirak en particulier a fait face à une répression policière et militaire énorme. Ce déploiement des forces armées a été utilisé plus ou moins efficacement lors du premier confinement.

Pourtant, pendant le deuxième confinement, pour ne pas risquer une crise sociale intenable, l’état sécuritaire a été moins strict en donnant la possibilité aux marocain.e.s de manger, tout en prenant le risque d’être contaminé. Un laissez-faire joué dans un équilibre social et politique délicat mais qui n’est pas passé inaperçu par les classes populaires conscientes d’être forcées à se mettre en danger.

Les classes populaires marocaines, héritières des modes d’existences anti-modernistes, sont exclues depuis la colonisation de la réalité sociale et politique marocaine. Pendant la crise COVID-19 elles ont vu leur existence coupée de force de l’espace public pour ensuite se retrouver avec une ouverture sans protection, sans doute pour éviter une crise sociale insoutenable. Ils et elles ont pu contaster le manque d’importance donnée à leur vie. Cet équilibre va-t-il pouvoir survivre à la crise économique encore en cours du COVID19 ? Cela reste une question ouverte.

 

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