SWANSEA, WALES - NOVEMBER 26:  Staff at the Amazon Swansea fulfilment centre process orders as they prepare for what is expected to be their busiest Christmas on record on November 26, 2010 in Swansea, Wales. The 800,000 sq ft fulfilment centre, the largest of Amazon's six in the UK and one of the largest in the world, is gearing up for 'Cyber Monday', which this year is Monday December 6, and is predicted to be the busiest online shopping day of the year. In 2009, Cyber Monday saw 2 million orders received at a rate of 23 orders per second.  (Photo by Matt Cardy/Getty Images)

Relancer l’économie en bloquant les salaires ?

Bruno Bauraind,
Chercheur au Gresea

Dans la bouche de la plupart du personnel politique, le terme « relancer » prend progressivement le pas sur celui de « confiner ». Du Green deal européen au plan de relance belge en passant par Get up Wallonia et le plan de transition en Wallonie, le printemps est à la redynamisation de l’économie.

Mais, il faut bien le reconnaître, ce chevauchement de plans, de programmes, de facilités d’emprunts ou de paiements laisse l’observateur lambda un peu dans le vague. A priori, deux éléments semblent néanmoins se dégager. Il s’agit tout d’abord, dans la droite ligne des préceptes du Pacte vert européen (ou Green deal), de mettre la Belgique et ses régions sur le chemin de la « durabilité ». Il est toutefois regrettable que la classification européenne des activités vertes n’ait pu aboutir à des règles claires. Le gaz n’est pour l’instant pas exclu des ces activités, de même que le nucléaire, qui seront traités « à part », et ultérieurement par la Commission européenne. Dans ce contexte, BlackRock, le plus grand fonds d’investissement au monde, n’a pas ménagé sa peine lobbyiste pour que cette classification européenne soit la moins contraignante possible pour les grands groupes industriels. C’est pourtant à ce même BlackRock que la Commission européenne a confié en avril 2020 la mise en œuvre de ladite « classification » pour le secteur bancaire et les politiques d’investissement[1]

Outre l’objectif de durabilité, une logique semble aussi se dégager : l’impulsion publique. En d’autres termes, les investissements publics doivent mécaniquement susciter l’investissement privé. Gageons que les premiers soient attractifs, car les 7,8 milliards d’euros de prêts obtenus par la Belgique auprès de l’Union européenne et les 5,9 milliards d’euros du plan de relance fédéral risquent de s’avérer un peu légers pour redynamiser une économie en profonde dépression.

Si les contours du plan de relance européen sont connus, il est de toute façon un peu tôt pour tirer une analyse fine des divers plans de relance nationaux ou régionaux. On peut cependant d’ores et déjà s’étonner d’une certaine forme de recyclage. Faire financer par les fonds destinés à la relance des mesures prévues avant le confinement, est-ce toujours de la relance ? Par contre, et même si la Belgique est le pays du surréalisme, ces discours sur la relance économique s’accordent mal avec le blocage des salaires (une norme de 0,4% après des mois de chômage économique, c’est au minimum un blocage !). Et là, ceux qui louaient le retour de Keynes aux affaires et la fin des contradictions néolibérales en sont pour leurs frais. La Belgique tient le pari, pour le moins audacieux, de relancer l’économie en baissant les salaires. Tout le problème de ce pari est qu’il repose tout d’abord sur un présupposé magique qui voudrait que les entreprises créent l’emploi, peu importe le niveau de consommation. Ensuite, une relance économique sur fond d’austérité budgétaire ne rendra pas nécessairement nos économies plus sobres. Pire, elle approfondira encore les inégalités sociales.

Les entreprises créent l’emploi ?

Le présupposé magique tout d’abord. Une des principales victoires du récit néolibéral a été de déconnecter l’entreprise de son carnet de commandes. Il est rare, en effet, qu’un chef d’entreprise engage un salarié en lui enjoignant fermement de ne surtout rien faire ! À partir de là, on comprend aisément que ce n’est pas l’entreprise qui crée l’emploi, mais bien son carnet de commandes. Et pour que ce dernier se remplisse, il faut des consommateurs individuels et/ou collectifs. Or, malgré certains assouplissements des règles budgétaires, les fonds européens destinés à la relance s’accompagnent, eux aussi, de réformes structurelles comme la généralisation du budget base zéro[2] qui vont nécessairement corseter la dépense publique. Sur le plan individuel, le carcan posé sur les salaires par loi de 1996[3], rendue plus contraignante en 2017, a vidé la négociation collective des salaires de son sens historique – le partage des gains de productivité- pour lui assigner comme seul objectif le fameux « rattrapage du handicap salarial[4] » que la Belgique aurait accumulé envers la France, l’Allemagne et les Pays-Bas depuis plusieurs décennies.

Sans le relais du consommateur, l’impulsion publique risque bien de se résumer à un feu de paille économique de court terme. Certains observateurs argueront que la Belgique, petite économie ouverte, produit surtout des biens intermédiaires pour les exporter vers les consommateurs étrangers. Il faut dès lors découpler la question de la relance de celle des salaires. En effet, moins le travailleur belge « coûtera », plus les marchandises produites en Belgique seront compétitives sur la scène internationale. Au vu de la structure actuelle de l’économie belge, ce n’est pas totalement faux. Mais, dans ce cas, il faut accepter de faire le deuil de la relocalisation de l’économie et d’une certaine idée de la transition. D’autant plus, si, comme depuis 2010, ce modèle de « désinflation compétitive »[5] par les salaires est largement partagé entre les États membres de l’Union européenne. En effet, quand tout le monde veut être vendeur, la question de l’acheteur devient sensible. Et, plus ce dernier s’éloigne des lieux de production, plus les gaz à effet de serre et les dégâts environnementaux s’accumulent. Prenons le parc éolien offshore[6] prévu par le plan de relance belge, s’il sert à mettre de l’énergie à bas prix à disposition des entreprises en Belgique pour que ces dernières puissent exporter toujours plus et toujours plus loin, le bénéfice environnemental de la mesure risque surtout de se diluer dans l’inévitable effet rebond[7] de la consommation énergétique.

Enfin, il s’agira aussi de s’asseoir sur le principe de justice sociale, car la relance par l’austérité, cette injonction paradoxale faite à l’économie, risque fort de coûter cher à ceux qui ne disposent que de leurs salaires (en ce compris les allocations) pour vivre. Le passé récent a montré que lorsqu’elles ne savent pas quoi faire avec de l’argent, les entreprises le distribuent en dividende ou l’utilisent pour réaliser des plus-values boursières. Or, l’essentiel de ces revenus du capital n’est pas destiné à la consommation, mais bien à nourrir un nouveau cycle de spéculation. Par contre, le blocage des salaires va continuer à produire des inégalités économiques et surtout, à définancer la sécurité sociale. Or, c’est là, la principale leçon de la crise du Covid19, les mécanismes de sécurité sociale n’ont pas seulement permis d’amortir la crise, ils présentent également des perspectives d’investissement et de création d’emploi. Si on veut des lits en plus aux soins intensifs, il faudra des infirmiers et des infirmières supplémentaires. Sans nier l’importance de l’initiative privée, une « relance » par le salaire socialisé permettrait un véritable redéploiement de l’économie, pas seulement en fonction des intérêts particuliers, mais aussi en tenant compte des besoins collectifs.

Relancer, redéployer ou rompre ?

Il est étonnant qu’après plus d’un an de confinement provoqué par une pandémie qui est, elle-même, intimement liée au productivisme de notre système économique, le fait de relancer « as usual » ce système ne fasse aucun débat. Car, qu’on ne s’y trompe pas, qu’il soit vert ou gris, l’objectif assigné aux plans de relance par leurs promoteurs est toujours le même : la croissance économique. En outre, ni la nécessité de réduire la marchandisation de nos vies ni la priorité donnée au secteur privé ne sont remises en cause. Dans ce contexte, il aurait sans doute été du meilleur goût démocratique de débattre collectivement de l’opportunité ou pas de donner un grand coup de boost au capitalocène[8] ? Doit-on cependant encore s’étonner que l’élite néolibérale belge et européenne ait à ce point cadenassé le débat démocratique ? La loi de 1996, comme le cadre budgétaire européen pour l’investissement public, vise d’abord à protéger les revenus du capital contre une augmentation de la part salariale dans le PIB. Rompre avec ces monstres juridiques permettrait de se donner collectivement les moyens de redéployer l’économie plutôt que de relancer le capitalisme.

[1] Fronteddu, Boris, Le pacte vert pour l’Europe : des paroles aux actes manqués, dans le Gresea Echos n°105, janvier-mars 2021.

[2] Le budget base 0 est une méthode comptable selon laquelle toutes les dépenses budgétisées doivent être justifiées. Ce qui permet d’éviter tout « inflation budgétaire » et d’inscrire indirectement les économies dans les budgets.

[3] La loi relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité du 26 juillet 1996.

[4] Faniel, Jean, Vers un nouveau cycle d’accords interprofessionnels, Chronique internationale de l’IRES, 2018.

[5] La désinflation compétitive désigne une politique économique qui vise à réduire les prix des produits nationaux par rapport aux prix des produits étrangers. Ce qui va rendre les premiers plus compétitifs sur les marchés internationaux. Cette désinflation peut se faire par exemple au travers d’une dévaluation monétaire (rendue impossible par l’Euro) ou par des baisses salariales.

[6] RTBF info, du 5 mai 2021.

[7] L’effet rebond ou paradoxe de Jevons désigne le fait que les économies d’énergie permises par la technologie sont partiellement ou complètement compensées par une hausse de la consommation.

[8] La capitalocène désigne l’ère géologique où, depuis l’industrialisation, les capitalistes seraient devenus la force écologique majeure, notamment à cause des émissions de gaz à effet de serre provoquées par leurs activités.

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