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Qu’est-ce qu’être une femme exilée aujourd’hui ?

Par Pascale De Ridder et Cihan Gunes,
Psychologues cliniciennes au service santé mentale Ulysse.

De par le monde, ce sont près de soixante-dix millions de personnes qui se retrouvent contraintes d’abandonner leur foyer pour survivre. Quelques milliers d’entre elles arrivent en Belgique chaque année. Terre d’asile ou de transit. Ces dernières années, la politique migratoire européenne a subi des évolutions allant vers un rejet et une criminalisation toujours plus importants. Nombreuses sont alors celles qui, avec le temps, finissent invisibilisées, lorsque le sceau administratif de l’illégalité les frappe[1].

Depuis quelques temps, les femmes exilées – seules ou non, parfois avec enfants – semblent attirer une attention particulière. Ces femmes font face à des violences d’ordre multiple, variées et entrecroisées, et même lorsqu’elles fuient pour des raisons identiques à celles des hommes, la violence qui s’abat sur elles ne manque jamais de prendre des formes spécifiques. Dans une société patriarcale, vivre une guerre, un blocus économique, un pouvoir autoritaire, raciste ou rétrograde, l’on n’en fait pas tout à fait la même expérience que l’on soit homme ou femme.

Ces dernières sont aussi, souvent, contraintes à l’exil parce que femme, pour fuir une oppression et une violence physique et/ou psychologique, qui les vise tout particulièrement parce que femme. Mouvement pour échapper à la place à laquelle elles sont assignées et les dangers qui y sont liés, lorsqu’elles en trouvent les ressources (psychiques comme matérielles) nécessaires. La rupture avec un environnement, la coupure de liens, le sentiment de désaffiliation et de solitude radicale que ressentent la majorité des exilé.e.s, ont sans conteste une coloration particulière lorsque le danger provient du monde de l’intime et du familier.

Que la violence fuie ravage des villes entières ou le silence d’un foyer, elle ne cesse de réapparaître sur la route, sur ce chemin qui apparaît sans fin, tant elles peinent à arriver quelque part. Dans ces « couloirs d’exils[2] », dont la violence n’épargne absolument personne, les violences sexuelles et les réseaux de traite et d’exploitation viseront, et frapperont, les femmes de manière spécifique. Les conséquences subies seront alors à rajouter à la triste et longue liste d’horreurs subies par tous les exilés. Être enceinte sur les routes de l’exil, d’une grossesse désirée ou suite à un viol. Être avec un enfant en bas-âge. Être femme seule, exposée. Mais l’oppression et la violence sexistes ne connaissent pas de frontière. Ici aussi, la violence sexuelle, l’exploitation, la précarité, la misère, toucheront de manière toute particulière les femmes : mille et un dangers qu’elles doivent éviter au quotidien, et qui ne manquent pas de les frapper. Leurs corps, leurs mots, ne cessent de le dire. La violence systémique sexiste se surajoute à la violence raciste et économique que leur condition de femme étrangère exilée ne cesse de révéler. A les écouter, dans nos lieux de consultations, très rares sont celles qui y auront réchappé.

Quel accompagnement proposer ?

Nous rencontrons des femmes désespérées, psychiquement épuisées par les effets cumulés des violences vécues au pays, durant le trajet, en Europe. Parfois, elles sont traumatisées par le risque de mort physique ou psychique auquel elles ont été confrontées et les traitements inhumains et dégradants subis. Nous recevons des personnes qui peuvent avoir le sentiment de moins en moins appartenir à l’espèce humaine, dont le rapport au monde et aux autres a été profondément modifié par le rejet et la déshumanisation vécus à répétition.

Elles éprouvent une insécurité permanente et leur psychisme peut être pris dans un fonctionnement « en mode survie » avec une fixation sur le présent ; soit par nécessité matérielle (car devoir repenser chaque jour où trouver un abri, que manger, comment faire face à l’urgence vitale au jour le jour mobilise toutes les ressources psychiques), soit pour ne pas risquer un envahissement par l’effroi et l’horreur liés au retour d’un passé traumatique qui sidère et empêche d’avancer. Dans ces cas, lorsque l’épuisement (dont absolument toutes parlent) appelle un lieu de repos, vient aussi la peur de relâcher leur vigilance car les voix, les odeurs, les douleurs des événements traumatisants qui alors les envahissent sont insupportables : « J’entends les gens qui viennent me chercher ». Le passé est omniprésent, le présent une lutte pour survivre qui semble sans fin, et l’horizon apparaît barré, tant tous les messages qui leurs sont renvoyés ne cessent de remettre leur parole en doute et leur dire qu’il n’y a pas de place pour elles tant symboliquement que concrètement. En effet, l’ « accueil » que notre pays réserve aux exilé-e-s ne leur permet pas de s’ancrer quelque part : l’errance géographique au risque de l’errance psychique. Notre service se propose alors comme un lieu qui fait repère et inscription tant physique que psychique.

Comment établir avec ces femmes exilées un lien de confiance, tout en respectant la distance qu’elles ménagent et les mécanismes de défense individuels et collectifs qu’elles élaborent ? Nous tentons à Ulysse de construire un espace individuel et collectif où elles seront respectées, écoutées, accompagnées dans un monde nouveau pour exister quelque part et se reconstruire. Nous proposons des entretiens individuels avec interprète si nécessaire et l’accès à des activités communautaires pour briser la solitude, favoriser les liens et reprendre confiance dans les rapports humains. Il s’agit de l’offre d’une parole différente, une parole accueillie, entendue par des personnes disponibles à l’écoute d’une expérience et prêtes à répondre présentes. Une écoute respectueuse de la singularité, contre le poison de la suspicion et de la négation du vécu. C’est aussi reconnaître et défendre les droits de chacune, pour retrouver une légitimité et faire barrage au sentiment que la violence est sans limite.

Nous pensons que ce qui peut, avec effet immédiat, protéger les femmes exilées des violences spécifiques qu’elles subissent ici serait d’obtenir des moyens de subsistance pour des conditions de vie dignes. La misère économique et sociale frappe les exilé.e.s, les immigré.es, et a fortiori  les « sans papiers » qui sont les plus exposé.e.s. Cette misère est aussi celle qui amène en premier lieu vers la violence sexuelle, à laquelle les femmes sont continuellement exposées. Sans revenus, sans possibilité de subvenir aux besoins fondamentaux (avoir un toit, pouvoir s’alimenter sainement, avoir accès aux soins de santé, au plus strict minimum), le cercle de la violence genrée ne saura se briser, et aucun dispositif psychologique, aussi optimal soit-il, ne saura suffire. Car afin qu’elles se sentent mieux, plus fortes, apaisées, il faut que les violences appartiennent au passé. Que ces revendications ne concernent pas uniquement les femmes exilées, qu’à cela ne tienne ! Il est là le second point fondamental : que ces femmes se sentent reconnues parmi d’autres, qu’elles se sentent inclues, appartenant à une communauté – de femmes, de mères, de travailleur.e.s, etc., de personnes ayant droit à une vie digne. Pour le reste, nous, psychologues, acteurs de soins, devons répondre présents pour accompagner toute personne en souffrance, en défendant en premier lieu un réel accès aux soins.

[1] Près de la moitié des personnes arrivant sur le territoire belge se retrouvent privées d’un droit au séjour à l’issue de leur demande.

[2] Michel Agier, « Le couloir des exilés. Etre étranger dans un monde commun »

  1. Agier pointe dans ses travaux que les nouvelles routes migratoires ne sont pas le fruit du hasard mais le produit de décisions politiques.

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