Notes from below et l’expérience de l’enquête ouvrière

Jamie Woodcock,
Notes from below

L’enquête ouvrière est une méthode qui combine la recherche et l’organisation. La méthode est indivisible : s’il ne s’agit que de recherche, il ne s’agit plus d’une enquête ouvrière, mais d’une simple recherche sur le travail. Le point de départ historique de l’enquête ouvrière est la tentative de Marx de relier la théorisation du Capital à l’expérience des travailleurs. Marx a lancé un appel à une enquête en 1880, publié dans La Revue Socialiste, demandant aux travailleur.se.s de remplir les questions et de les renvoyer par la poste. Bien qu’il n’y ait aucune trace des réponses, Marx a exposé le but de son enquête :

« Nous espérons nous retrouver dans ce travail avec le soutien de tous les travailleur.se.s de la ville et de la campagne qui comprennent qu’eux seuls peuvent décrire en toute connaissance de cause les malheurs qu’ils subissent et que seuls eux, et non des sauveurs envoyés par la providence, peuvent appliquer énergiquement les remèdes de guérison des maux sociaux dont ils sont la proie. Nous nous appuyons également sur les socialistes de toutes les écoles qui, souhaitant une réforme sociale, doivent souhaiter une connaissance exacte et positive des conditions dans lesquelles la classe ouvrière – la classe à laquelle appartient l’avenir – travaille et se déplace. »[1]

Ici, Marx pose le défi de l’enquête ouvrière : essayer de comprendre les expériences et les conditions de travail afin de les changer. Cependant, cette approche n’a été reprise et développée que beaucoup plus tard.

Il y a beaucoup à apprendre des expériences de groupes comme la Johnson-Forest Tendency aux États-Unis, « Socialisme ou Barbarie » en France, et les développements de l’ouvriérisme ou Operaismo italien.[2]. Par exemple, la Johnson-Forest Tendency et « Socialisme ou Barbarie » ont expérimenté des formes d’écriture ouvrière, tandis que l’idée de la composition de la classe a été introduite plus tard par les opéraistes italiens. La composition de classe fait référence à la formation et aux relations changeantes des classes sous le capitalisme, en tenant compte à la fois des nuances et des potentiels impliqués. Pour les opéraistes italiens, elle a été divisée en composition technique – qui fait référence au processus de travail et au travail – et la composition politique – qui fait référence aux formes de résistance et d’organisation des travailleur.se.s.

Dans les Notes from Below, nous avons repris l’idée de la composition de classe comme cadre pour donner un sens aux enquêtes ouvrières. Comme contribution à la mise à jour de cette analyse, nous avons développé une triple compréhension de la composition de classes en tant que : « un rapport matériel en trois parties : la première est l’organisation de la force de travail en une classe travailleuse (composition technique) ; la deuxième est l’organisation de la classe travailleuse au sein d’une société de classes (composition sociale) ; la troisième est l’auto-organisation de la classe travailleuse en une force pour la lutte des classes (composition politique)… Dans les trois parties, la composition de classe est à la fois le produit et le producteur de la lutte sur les relations sociales du mode de production capitaliste. La transition entre la composition technique/sociale et la composition politique se produit comme un saut qui définit le point de vue politique de la classe ouvrière. »[3]

Cela permet d’analyser les enquêtes ouvrières, en les considérant à travers ces trois différentes parties. Ceci s’est développé à partir des expériences de nos enquêtes initiales, dans lesquelles nous avons souvent rencontré des problèmes au-delà de la composition technique du lieu de travail qui ont joué un rôle important dans la formation de la composition politique potentielle. Par exemple, avec Deliveroo et les livreurs de plate-forme alimentaire, les voies de migration, la racialisation et les communautés existantes ont toutes joué un rôle clé dans la formation des grèves et dans l’organisation dans ce type de travail.

Pour notre projet, l’enquête ouvrière implique de trouver des moyens d’engager le dialogue avec les travailleur.se.s sur leurs expériences de travail, dans le cadre d’un processus de développement de l’organisation. Le site web se concentre sur la publication de ces enquêtes, ainsi que sur des bulletins (ou tracts) rédigés par et pour les travailleur.se.s, des documents plus théoriques et des histoires de lutte de classes. Nous avons mené (ou aidé à mener) des enquêtes dans des secteurs tels que la santé, l’éducation, l’enseignement supérieur, le logement, le capitalisme de plate-forme, l’industrie technologique, l’hôtellerie et la restauration, tant au Royaume-Uni qu’à l’international. L’écriture n’est qu’une partie de ces projets, qui ont également impliqué l’organisation des travailleur.se.s dans de nouveaux syndicats ou réseaux.

Dans ce contexte, l’enquête ouvrière consiste à aider les travailleur.se.s à écrire sur leurs expériences et leurs conditions de travail (composition technique), sur leur vie et celle des autres travailleur.se.s (composition sociale) et sur la manière dont ils résistent et s’organisent (composition politique). Par conséquent, l’enquête ouvrière est le processus et la composition de la classe est la grille d’analyse.

Pour Notes from Below, l’enquête ouvrière est utilisée comme un outil pour fournir un espace et un soutien pour réfléchir de manière critique aux expériences de travail, en les reliant à d’autres contextes et en partageant des histoires sur l’organisation. La méthode est particulièrement utile dans les moments de changement, en les retraçant à travers le lieu de travail, dans la communauté et dans les luttes. À un moment où le taux de syndicalisation et les niveaux de grève sont historiquement bas en Grande-Bretagne notamment, le travail

À un moment où le taux de syndicalisation et les niveaux de grève sont historiquement bas, l’enquête ouvrière permet de comprendre comment la composition de classe a évolué et quels changements pourraient avoir lieu.

L’enquête ouvrière est de plus en plus populaire, avec une série de nouveaux groupes qui développent cette méthode. Nous collaborons avec des groupes internationaux dans le cadre du Réseau d’enquête ouvrière[4]. Plus récemment, nous avons publié un ouvrage collectif intitulé “Lutte en temps de pandémie”[5] , dans lequel l’enquête a été utilisée pour donner un sens aux luttes lors de la COVID-19.

Chaque aspect de l’enquête ouvrière dont il est question ici a fait partie d’un projet plus vaste visant à développer une politique révolutionnaire du point de vue des travailleur.se.s. Le point de départ est que l’expérience de ce qu’est le travail, du point de vue des travailleur.se.s, compte, et l’enquête ouvrière fournit un moyen de s’engager de manière critique avec elle, en faisant circuler et en développant les luttes, tout en renforçant la propre confiance des travailleur.se.s eux-mêmes pour agir.

Plus d’informations sur : https://notesfrombelow.org/

[1]
[1] Karl Marx (1880) A Workers’ Inquiry, disponible sur: https://www.marxists.org/archive/marx/works/1880/04/20.htm

[2]
[2] Pour une discussion plus détaillée : Jamie Woodcock (2014) ‘The Workers’ Inquiry from Trotskyism to Operaismo: a political methodology for investigating the workplace’, Ephemera, 14(3): 493-513. Disponible ici : https://www.jamiewoodcock.net/blog/the-workers-inquiry-from-trotskyism-to-operaismo/

[3]
[3] See Notes from Below (2018) ‘The Workers’ Inquiry and Social Composition’, available at: https://notesfrombelow.org/article/workers-inquiry-and-social-composition

[4]
notamment Plateforme d’enquêtes militantes et ACTA en France, Into the Black Box et Officina Primo Maggio en Italie, Invisíveis Goiânia au Brésil, Viewpoint Magazine aux États-Unis ou Ankermag en Belgique

[5]
[5] Workers Inquiry Network (2020) Struggle in a Pandemic, available at: https://notesfrombelow.org/issue/struggle-pandemic

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