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Mettre fin à l’Europe des murs

Mamadou Bah
CIEP-MOC Bruxelles et militant du
Comité des travailleur.euse.s migrant.e.s de la CSC Bruxelles

Introduction 

La migration étant un phénomène naturel, tout être humain doit jouir du droit de circuler sans se justifier, ni être inquiété. Malheureusement, trente ans après la chute du mur de Berlin, l’Europe a reproduit au cours de la dernière décennie, la pratique soviétique honteuse qu’elle avait condamnée à l’époque, c’est-à-dire : les murs comme marqueur de différence, « le nous et le eux ». Mais si barricadée soit-elle, l’Europe ne sera jamais « hermétique » !

Contexte 

L’UE, dans son acharnement institutionnel visant à protéger ses frontières extérieures et garantir la sécurité intérieure, proposait en 2018 de tripler le budget alloué à Frontex (agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes), à hauteur de presque 35 milliards pour la période de 2021-2027.

En se centrant sur la problématique des frontières, l’Europe se focalise sur les dérivés plutôt que sur le cœur du problème, c’est-à-dire qu’un trop grand nombre de populations d’Afrique se sentent obligées de migrer.  En effet, ces populations sont poussées par la violence des politiques néo-libérales, portées par ceux-là mêmes qui érigent ses clôtures, au détriment de la logique émancipatrice qui se veut pourtant universelle.

Depuis quelques années, face au constat de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) que la Mer Égée et la mer Méditerranée sont devenues la frontière la plus meurtrière de migrants au monde, l’UE fuit ses responsabilités au lieu de mettre en œuvre une politique migratoire européenne efficace, humaine et sûre. En effet, en 2015, lors du sommet de La Valette qui regroupait les chefs d’État et de Gouvernement européens et africains, l’UE a lancé un plan de sous-traitance de sa politique migratoire. Celui-ci consistait à faire « collaborer » les pays du Sud, sous la forme d’un chantage, pour qu’ils acceptent d’accueillir les migrants sans titre de séjour, refoulés de force par les pays européens.

C’était une des conditions imposées par l’UE pour poursuivre sa coopération avec le continent sur les plans économique, commercial et d’aide au développement. Un autre accord avait été signé avec la Turquie en 2016, sous forme d’un pacte migratoire, qui, malgré son coût exorbitant pour l’UE, avait comme contrepartie implicite, de garder le silence sur les violations quotidienne des droits humains dans le pays.

Comme une pathologie, l’idéologie sécuritaire et la volonté de stopper à tout prix l’immigration clandestine à la source, ont poussé l’UE, par la voix de sa chargée des affaires étrangères (Federica Mogherini), à lancer un plan dont l’objectif était de « déplacer » le contrôle de sa frontière vers l’Afrique subsaharienne.

Le Niger, à l’instar de la Turquie, considéré par l’UE comme le laboratoire et principal point de passage au Sahel, de par sa situation géographique, pour entrer en Europe, a été contraint par le chantage d’être l’État tampon de l’UE et de collaborer avec Frontex pour le contrôle à la source. Des instructeurs de Frontex ont été dépêchés sur place pour former et équiper les militaires et les policiers nigériens sur les techniques de détection d’un ou des individus en chemin pour l’Europe. Cette autorisation ouvrait la porte aux pires abus de la police et l’armée, et à une traque basée sur les contrôles au faciès.

Cette externalisation de la frontière européenne jusqu’au Niger a en plus un effet au niveau de la région, car elle viole le droit des personnes à se déplacer librement au sein de l’Afrique de l’Ouest, consacrés par le traité de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) pour la libre circulation des personnes et des biens, signé en 1979 à Dakar.

Inefficacité et échec de la fermeture des frontières dans tous ses aspects  

L’idéologie des frontières qui est vendue ces derniers temps par l’élite européenne comme la seule alternative pour étouffer la migration clandestine, montre malheureusement ses effets néfastes, face à des personnes fuyant un danger, une guerre, une famine ou qui cherchent une vie meilleure, notamment la possibilité d’entreprendre des études (comme le destin tragique de Yaguine et Fodé l’a tristement rappelé[1]). Cette politique, faisant écho à l’expérience américaine (clôture entre l’Amérique et le Mexique), est inefficace et contre-productive. Elle porte fortement atteinte aux droits fondamentaux et aux traités internationaux dont l’Europe est signataire. Elle nourrit, entretient le trafic des êtres humains et est à l’origine de milliers de morts dans la Méditerranée.

En outre, ces dernières années, la prétendue « crise migratoire » a créé des vifs débats et provoqué des tensions sur notre continent. Elle a servi de support à l’extrême-droite européenne dans sa construction du discours anti-migrants et a imposé, avec des arguments très pauvres en contenu, son agenda qui prône la fermeture des frontières comme la seule alternative qui permettra aux citoyens européens de retrouver leur pouvoir d’achat, de conserver leurs droits sociaux… Cette démarche insidieuse se traduit entre autres par une intoxication de l’opinion publique, visant à convaincre les couches sociales victimes du système que tous leurs maux viennent de l’afflux d’étrangers dans leur pays. Par exemple, la carte blanche de Bart De Wever du 24 janvier 2018, qui disait : « La gauche doit choisir entre les frontières ouvertes et l’État de providence ». C’est l’habituel récital « Diviser pour régner », qui permet aux gouvernants de se gagner la faveur d’une partie de la population.

Un exemple éclairant nous est donné par la fameuse clôture entre les USA et le Mexique. Dans l’optique de contrer la crise migratoire (d’ailleurs provoquée par le biais du traité Tafta-Alena NBP Transatlantic Free Trade, Accord de Libre-Echange Nord-américain, 1992), l’Amérique a fermé sa frontière avec le Mexique. Or, cela n’a pas pu freiner une population forcée de migrer sous le coup des politiques néo-libérales créées par l’impérialisme. Comme promis lors de sa campagne, Trump revient avec sa politique stérile de remplacer la clôture par un mur qui, une fois budgétisé, coûtera des milliards aux contribuables américains, et aura des conséquences sur le peu de protection sociale existant aux USA. On retrouve malheureusement ce même type de clôture aujourd’hui en Europe telles que celle de Melilla en Espagne et en Hongrie sous Viktor Orban.

Concernant l’efficacité de ces murs, on peut parler d’une réussite en trompe-l’œil. Certes, les défenseurs de cette politique se vantent de freiner l’immigration clandestine, alors qu’elle ne fait que déplacer les voies d’accès vers d’autres endroits beaucoup plus dangereux. Cette politique d’une « Europe forteresse » alimente indirectement les entreprises criminelles des passeurs et encouragent le trafic d’êtres humains…

Que peut-on faire pour s’opposer à cette politique d’Europe forteresse ?

L’éducation populaire reste clairement incontournable sur ce sujet. Mais elle doit se faire davantage de manière pro-active :

  • reconquérir le terrain, aller à la rencontre des personnes pour expliquer les conséquences de ces frontières sur notre quotidien et notre démocratie ;
  • expliquer aux citoyens, de manière pédagogique que les 35 milliards alloués à l’armée belge, pour l’achat des F-35 qui, dans une coalition des puissants, vont bombarder d’autres pays, sont une des causes de la migration contre laquelle l’Europe se barricade ;
  • déconstruire et dénoncer ces pratiques présentées comme soi-disant « la seule alternative »,
  • dénoncer les coûts exorbitants qu’elles engendrent, sur le plan matériel (barbelés, caméras de vision nocturne de la dernière génération, etc.) et humain (personnel policier, voire sociétés privées), jusqu’au Traité anti-démocratique avec la Turquie (deux fois trois milliards offerts au régime autocratique de Recep Tayyip Erdogan, Président de la Turquie).

 

Nouvelle approche de partenariat Nord-Sud 

La complémentarité des deux continents fait que l’Afrique a besoin de l’Europe pour se développer et l’Europe a aussi besoin de l’Afrique pour continuer son développement. Cependant, il est nécessaire de sortir du cadre de référence, à savoir l’aide au développement, qui est d’une part humiliante, rabaissante, et qui d’autre part comporte le risque énorme d’entraîner le continent dans la dépendance installée. Par ailleurs, il est fondamental de redéfinir de nouvelles approches de coopération (partenariats, traités…) et de relation (échange équitable et mutuellement profitable à tous, collaboration, ouverture et respect), qui pourraient être une des solutions à la migration « clandestine », peut-être moins coûteuse au contribuable.

Voici un exemple pour illustrer cette théorie. Le Botswana, ancienne colonie anglaise, indépendant depuis 1966, était parmi le top cinq des pays les plus pauvres d’Afrique, malgré son palmarès de deuxième producteur mondial de diamant. Cette manne qui était exploitée par De Beers (multinationale anglaise), échappait aux autorités, à cause des traités coloniaux existants entre ces deux pays, et était exportée à l’état brut. A cette époque, les botswanais migraient beaucoup pour des raisons économiques.

Au cours des années 90, le pays a pris la décision courageuse de suspendre le contrat avec De Beers, afin de le renégocier dans le cadre d’un processus de nationalisation, concernant tant l’extraction que la transformation et le commerce des diamants. Dans ce cadre, a émergé un nouvel accord de partenariat, dans lequel une nouvelle dénomination a été attribuée à l’entreprise : la « Debswana ». L’entreprise et l’État, s’y engagent à moderniser les méthodes d’extraction, la construction des usines de transformation et des centres de négoce.

Cela a permis au pays de devenir un des leaders du négoce du diamant et a entraîné la délocalisation de nombreuses entreprises du secteur issus des quatre coins du monde vers le Botswana, notamment le géant britannique De Beers qui a délocalisé de Londres à Gaborone une partie importante de son négoce de pierres précieuses. Suite à cela, la valeur de la matière a subi une augmentation de 3 à 4 fois le prix à l’état brut. Par sa pugnacité, après plusieurs batailles, ce nouvel accord de partenariat économique (APE) entre les deux parties a généré des richesses et beaucoup d’emplois directs et indirects. Le pays est actuellement l’un des pays les plus prospères d’Afrique, avec un véritable système de redistribution des richesses via la gratuité à tous des soins de santé primaires, un investissement important dans l’enseignement, les centres de formation, la création d’emploi et un soutien alloué aux associations pour faire un travail de terrain, car les autorités ont fait le choix politique de la logique émancipatrice. C’est l’aboutissement d’un travail politique qui favorise l’épanouissement des jeunes à la base.

Ces dix dernières années, plusieurs ONG, notamment le PNUD, mentionnent un changement de sens de la migration ; par ailleurs, Transparency International classe le pays au 26ième rang des pays les moins corrompus au monde (indice 2001).

Ce changement s’est opéré indépendamment de l’aide au développement de l’UE, mais bien sur le patriotisme, la détermination, l’éthique et le courage des femmes et hommes politiques du pays, de s’attaquer au lobbying des multinationales, que les traités de partenariat favorisent le plus souvent en termes de puissance, de pouvoir et d’influence. Cela n’a coûté aucun centime aux contribuables européens sur le plan sécuritaire, logistique, humain !

Conclusion 

Monsieur Jean-Claude Juncker termine bientôt son mandat avec un palmarès épouvantable : sous sa présidence, des milliers de migrants sont morts noyés dans la mer Égée et la mer Méditerranée. Un sinistre bilan incarné par le chalutier dans lequel 800 personnes ont péri en 2015 entre la Libye et l’Europe, et dont l’épave sera bientôt exposée à Venise, à l’initiative d’association de défense des droits des migrants.

[1]   Le 28 juillet 1999, Yaguine Koita, 15 ans, et Fodé Tounkara, 14 ans, perdaient la vie dans le train d’atterrissage du      vol 520 de la compagnie Sabena, qui assurait la liaison Conakry-Bruxelles.

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