heineken en afrique du sud

Lutter contre le travail précaire chez Heineken en Afrique du Sud

Par Thomas Englert
MOC Bruxelles

A la fin des années 2000, Heineken a construit une toute nouvelle brasserie à 40 kilomètres au sud de Johannesburg. Cette usine utilise une organisation du travail « des plus modernes ». Les 600 à 900 travailleur.se.s sont répartis sur dix entreprises différentes. Deux tiers travaillent pour un autre employeur que Heineken. Le personnel de sécurité, le nettoyage, la cantine et les jardiniers travaillent pour des sous-traitants.  Sur la chaîne elle-même, les travailleurs les moins qualifiés travaillent pour une entreprise de logistique – Imperial – qui emploie elle-même deux sociétés de travailleurs temporaires, LSC et CJK (« labour brokers », des sorte d’agences d’intérim).

Les 300 qui travaillent directement pour Heineken ont des CDI et gagnent deux à cinq fois plus que les travailleurs précaires. Les autres travailleurs ont des conditions de travail plus précaires les uns que les autres avec à l’extrême, les travailleurs de CJK qui sont engagés « à la journée » et payés à la pièce. Certains sont dans l’entreprise depuis presque dix ans et sont passés d’un sous-traitant à l’autre mais toujours sur le site de Heineken.

La hiérarchie des différents groupes que cela crée met constamment les travailleurs en compétition. Les travailleurs de Heineken interagissent très peu avec les travailleurs précaires qui travaillent pourtant à côté d’eux. Ils se considèrent un peu comme leurs supérieurs hiérarchiques.

La loi et l’ONG

En 2015, l’Afrique du Sud a voté une loi contre le travail temporaire (CDD, intérims,…). La section 198 du code du travail spécifie qu’à partir de 3 mois et un jour, les travailleurs temporaires deviennent automatiquement des travailleurs du client aux même conditions que les travailleurs en CDI. La plupart des entreprises soit ignorent la loi, soit essayent de la contourner en disant qu’il fournissent un service spécialisé – la logistique par exemple – et pas juste des travailleurs pas chers.

Le Casual Workers Advice Office (CWAO) est une ONG centrée sur les droits des travailleurs précaires. Ils offrent des conseils juridiques gratuits à toute personne qui le demande et essayent de favoriser l’organisation collective. Ils ont lancé une grande campagne d’information et d’action pour les droits des travailleurs temporaires. Ils ont été inondés de demandes. Ils ont donc lancé le Simunye Workers Forum (SWF). Une fois toute les deux semaines plus ou moins 300 travailleurs de plusieurs dizaines d’entreprises se réunissent de façon autonome pour discuter ensemble de comment faire respecter leurs droits et, en particulier, obtenir leur CDI.

De la loi à l’organisation collective

Un premier groupe de travailleurs de IML, LSC et CJK – les entreprises qui font « la logistique » sur le site de Heineken – ont débarqué au SWF en 2017. Au départ les travailleurs étaient très divisés. Les travailleurs de LSC expliquaient que les travailleurs de Imperial n’étaient en fait pas qualifiés et que c’est eux qui devraient avoir leurs contrats. La Section 198 les a confrontés au fait qu’ils pourraient tous prétendre à un CDI pour Heineken. C’est sur cette base qu’ils ont commencé à s’unir pour lancer une campagne.

Le premier pas a été d’ouvrir un dossier devant la commission de conciliation et d’arbitrage du tribunal du travail. Les employeurs considèrent qu’ils travaillent pour un fournisseur d’expertise logistique et qu’ils ne sont donc pas des travailleurs temporaires. Les organisateurs ont donc fait un processus de cartographie de l’entreprise : pour chaque département, les travailleurs dessinent leur espace de travail, où se trouvent tous les travailleurs et comment fonctionne la production.  En rassemblant le tout, les travailleurs et l’équipe de soutien ont pu obtenir une vue d’ensemble du nombre de travailleurs et du fonctionnement de la production. Cette carte sert de support à l’argument juridique que la séparation entre les travailleurs n’a rien à voir avec des métiers différents (brassage de bière et logistique) mais que tous les travailleurs font partie de la production de bière Heineken et qu’ils devraient donc tous travailler à plein temps pour Heineken.

L’action juridique a permis aux travailleurs de s’unir et de diriger leur action vers Heineken plutôt que les uns contre les autres. Cependant, des patrons essaient de bloquer le dossier grâce à toute sorte de manœuvres de procédure. Les travailleurs ont donc aussi construit un plan d’actions sur base de la colère et de la frustration face à la mauvaise foi de leurs employeurs.

Ils ont mené plusieurs actions de grève malgré qu’ils n’étaient que peu ou pas protégés.  Ils ont mené une campagne de presse – y compris au Pays-Bas, mettant en évidence leurs conditions de travail, et ont fait plusieurs manifestations devant le siège de Heineken et l’ambassade des Pays-Bas. Avec l’appui d’un parti de gauche local, l’EFF, ils ont aussi essayé d’en appeler à la solidarité des magasins d’alcool et de faire retirer les produits Heineken des rayons.

Dans un pays où le taux de chômage officiel avoisine le 40%, les travailleurs sont souvent vulnérables. De nombreux travailleurs ont été licenciés pour avoir mené des actions ou mobilisé leur camarades. Malgré ce régime de terreur, ils ont obtenu quelques victoires. La principale est que tous les travailleurs de CJK ont été employés par un autre sous-traitant avec de vrais contrats et un salaire à l’heure plutôt qu’à la pièce. Imperial a aussi du absorber une partie des travailleurs les plus précaires qui ont donc eu des contrats plus permanents et de meilleurs salaires. Les travailleurs ne sont toutefois pas dupes. L’objectif de ces manœuvres est de les diviser et de les détourner de l’objectif qui est le CDI chez Heineken à condition égales avec les autres travailleurs. La lutte continue !

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