Logistique en lutte – Retour sur une enquête militante parisienne

David Gaborieau,
 membre de la Plateforme d’Enquêtes Militantes (2017-2020)

Depuis début 2018, les membres de la Plateforme d’Enquêtes Militantes, un collectif de la région parisienne créé à l’automne 2017[1], sont engagé·es dans une démarche de co-recherche et de lutte avec des ouvrier/ères de la logistique. Cette expérience illustre un style de militance qui cherche à relier l’élaboration intellectuelle et l’intervention politique, avec l’enquête comme outil. En faire le récit ne vise pas à formuler un modèle ou bien une méthode type, ce qui serait finalement contraire aux principes d’une d’élaboration commune, mais plutôt à construire des pistes politiques pour un militantisme attentif aux réalités empiriques, mobile sans être mouvementiste.

La logistique comme cible
Dès les débuts du collectif, le secteur de la logistique a été défini comme un terrain d’intervention important, à partir duquel pouvaient s’opérer des croisements riches de sens. Ce constat s’appuie sur l’analyse des transformations récentes du capitalisme : on produit de moins en moins dans les pays occidentaux mais pour faire circuler les marchandises il faut des entrepôts un peu partout. Ces cubes de tôle ondulée sont les nouvelles usines du monde occidental, des points névralgiques par lesquels transitent tous les flux. Ces dernières années, des luttes importantes ont émergé dans des entrepôts en Italie, en Allemagne ou en Pologne. En France, plus de 700 000 ouvriers bossent dans ce secteur et y laissent une partie de leur santé, sous l’effet cumulé d’une organisation du travail délétère et d’une précarité entretenue.

Ces analyses ont pris des formes beaucoup plus concrètes lorsque les membres du collectif ont rencontré des ouvriers et militants syndicaux CGT de l’entrepôt Geodis, situé sur la zone du Port Autonome de Gennevilliers, au nord de Paris. Engagés dans un combat quotidien contre le management du leader de la logistique en France, ils invitaient à soutenir leur lutte d’une manière qui sortait des cadres syndicaux institutionnels. Parmi les premiers mots entendus dans un mégaphone, certains faisaient tout particulièrement échos au renouveau du blocage des flux comme pratique politique : « Nous on va riposter, mais qu’est-ce qu’il leur faudra ? Bloquer l’entrepôt ?! Bloquer l’A86 ?! ». Dans le contexte politique français de l’époque – c’est-à-dire au prolongement du mouvement contre la Loi Travail et en plein mouvement étudiant et cheminot – ces appels ont pris une résonance toute particulière.

Enquêter sur les infrastructures du flux
Cette rencontre a fait naître des affinités fortes, amicales et politiques, et c’est progressivement tout un savoir commun autour de la logistique qui s’est construit, permettant de relier les analyses globales et la réalité quotidienne du travail ouvrier. Des premiers écrits sont apparus, décrivant les mécanismes de l’exploitation chez Geodis et les façons d’y résister depuis l’entrepôt[2]. Mais l’ambition de ces textes ne se limitait pas au seul dévoilement d’une réalité sordide, ce qui aurait créé une séparation rigide entre le dedans et le dehors, le “eux” et le “nous”, sans susciter de débouchés politiques forts. Il s’agissait plutôt de montrer que la logistique, parce que nous y avons recours quotidiennement à travers la plupart de nos achats, est un sujet qui nous concerne toutes et tous et qu’en tant que militant il importe d’avoir un œil sur ce secteur hautement stratégique du capitalisme contemporain.

Cette internalité aux luttes permet d’éviter ce que l’on pourrait désigner comme une approche pastorale de la politique, laquelle attribue aux militant.e.s les plus équipé.e.s en outillage théorique un rôle de type pédagogique. Une telle position revient souvent à expliquer l’oppression aux opprimé-e-s, dans une conception avant-gardiste de l’intervention politique. À l’inverse, la démarche d’enquête militante est une approche processuelle, dans laquelle chacune des parties peuvent grandir ensemble et se renforcer mutuellement. Elle est faite de moments à chaud où la nécessité d’intervenir vite peut justifier une semi-externalité par rapport aux luttes, mais aussi de moments plus à froids qui sont investis pour consolider les liens, s’autoformer et s’organiser pour la suite.

De l’enquête à la pratique du blocage
La volonté de bloquer l’entrepôt, présente dès les premiers moments, s’est peu à peu concrétisée. Entre la répression antisyndicale, la précarité dans l’entrepôt et les menaces de fermeture, les formes plus classiques du syndicalisme sont de toute façon limitées. Mais pour s’éviter des poursuites judiciaires, les militants syndicaux ont besoin de mobiliser des soutiens extérieurs, susceptibles de se positionner en première ligne. Les ouvriers Geodis ont déjà la capacité de réunir un large réseau syndical, mais ce cercle a été élargi avec l’intervention du mouvement étudiant. Au début de l’année 2018, les facs occupées par le mouvement contre la sélection à l’université serviront ainsi de théâtre à des discussions organisées autour de la logistique, regroupant des étudiant·es mobilisé·es, des membres de la PEM et des ouvriers Geodis.

Le 24 avril, un premier blocage rassemble près de 300 personnes devant les grilles de l’entrepôt. Rapidement, les poids-lourds s’accumulent sur les voies d’accès et c’est finalement l’ensemble de la zone logistique puis l’autoroute adjacente qui seront paralysées pendant toute une soirée[3]. Au-delà de l’impact économique pour l’entreprise ciblée – évalué à plus de 300 000 euros – c’est surtout la composition des forces en présence et le message porté par ces alliances qui sont à retenir. Autour des feux de palettes, on pouvait aussi bien croiser des syndicalistes ouvriers que des étudiant·es des universités proches, des hospitalier·es et des enseignant·es, des militant·es autonomes, écolos et queers.

Connexions actives
Étant donné le contexte des luttes en entrepôt, la réussite de ce type de mobilisation peut difficilement être évaluée de façon comptable. Dans l’entrepôt, la férocité du management marque un coup d’arrêt à chaque blocage et la médiatisation des actions porte atteinte à l’image de l’entreprise[4], mais les modes d’exploitation demeurent violents et le rapport de force est toujours incertain. En revanche, la suite des luttes menées en commun a bien montré la richesse et le potentiel des connexions établies. Durant la révolte des Gilets Jaunes notamment, les savoir-faire partagés construits autour de l’enquête ont pu être re-déployés à plusieurs reprises. Entre deux samedis de manifestation, plusieurs blocages ont été organisés en commun avec des groupes Gilets jaunes d’Ile-de-France, sur des zones logistiques regroupant des entrepôts Geodis et alors même que les ouvriers de l’entrepôt s’étaient mis en grève[5].

Ces blocages sont non seulement des moments où les liens se renforcent, mais aussi des phases importantes pour l’enquête, où il est possible d’observer directement le flux perturbé et la façon dont il s’adapte malgré tout[6]. Au final, dans toute cette épopée, il est difficile de délimiter les instants qui relèvent de l’enquête ou de la pratique. L’enquête militante se définit donc plutôt comme un parcours commun, au cours duquel opère une socialisation alternative qui transforme les subjectivités et qui prépare la constitution de contre-pouvoirs autonomes.

[1] Jusqu’au milieu de l’année 2020, le groupe a utilisé le blog platenqmil.com pour diffuser ses pratiques. Depuis, la plupart des enquêtes sont diffusées sur le site Acta.zone.

[2] http://www.platenqmil.com/blog/2018/04/18/geodis-cest-degueulasse

[3] L’histoire de ce blocage a été raconté dans l’article suivant : http://www.platenqmil.com/blog/2018/06/18/une-soiree-a-300-000-balles–le-blocage-de-lentrepot-geodis-a-gennevilliers

[4] Voir par exemple l’article publié dans Libération : https://www.liberation.fr/france/2019/07/31/chez-geodis-la-logistique-au-stade-critique_1743056

[5] Sur les Geodis en Gilets Jaunes, voir l’entretien suivant : http://www.platenqmil.com/blog/2019/07/02/blocage-peage-greve-sauvage–geodis-en-gilet-jaune

[6] Sur le blocage comme mode d’enquête : http://www.platenqmil.com/blog/2019/01/15/la-bataille-du-flux–recit-de-greve-chez-geodis-genneviliers

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