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L’impact du covid19 sur la diaspora marocaine en Belgique  

Par Mariam Camilla Rechchad,
Université de Turin
Traduction : Gilles Maufroy, CIEP-MOC Bruxelles

La crise sanitaire du Covid-19 a vu la mise en place de lignes de démarcation “sanitaires” de plus en plus concrètes et arbitraires à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales. Dans le cas de la Belgique, aborder l’impact de la pandémie sur les populations “migrantes” nécessite d’interroger les multiples manifestations du racisme structurel dans l’élaboration de la gouvernance de la pandémie ; une gouvernance de la pandémie à l’intersection des régimes de travail racistes transnationaux et des politiques du corps. D’une part, la surreprésentation des travailleur.se.s racisé.e.s dans les emplois dits essentiels, peu rémunérés et précaires indique clairement la division raciste du travail alimentée par la politique migratoire discriminatoire de la Belgique. D’autre part, à une époque où le mouvement mondial semblait s’être arrêté, le développement de nouveaux régimes de mobilité à travers les frontières sociales internes et les frontières nationales externes a mis en lumière des inégalités structurelles de longue date au niveau transnational pour les citoyen.ne.s migrant.e.s et racisé.e.s.

Pour la diaspora marocaine en Belgique, dont la majorité maintient des liens familiaux, personnels, financiers et physiques forts avec les deux pays, la question de la mobilité touche non seulement aux libertés individuelles, mais aussi aux aspects les plus politiques et intimes de leurs identités hybrides et transnationales à la fois. Qu’il s’agisse de la première, de la deuxième ou de la troisième génération, les Marocain.e.s vivant à l’étranger occupent une position unique : en termes pratiques, la nationalité marocaine est toujours perçue comme la “nationalité d’origine”, même si une personne peut être née Belge et avoir reçu officiellement sa carte d’identité et son passeport marocains plus tard. Cette apparente contradiction juridique est rendue possible par le parti pris du royaume marocain – qui impose la nationalité marocaine à tous ses “descendants” et rend pratiquement impossible d’y renoncer – d’une part, et par le parti pris du racisme institutionnel de la Belgique, qui continue de considérer ses ressortissant.e.s racisé.e.s comme des citoyen.ne.s de seconde zone, d’autre part.

Défiée par l’attitude ambivalente de leurs pays d’attache à leur égard, la diaspora marocaine en Belgique, environ 5% de la population, a été contrainte de remettre en question les relations entre l’État et les citoyen.ne.s, non seulement envers l’État belge, mais aussi envers leur “pays d’origine”. Par exemple, l’impossibilité de ramener les proches décédé.e.s en Belgique au bled au Maroc a souvent été vécue comme une autre perte, celle de l’histoire familiale et de la mémoire collective de l’immigration. De même, des Belgo-Marocains habitués à se rendre régulièrement au Maroc se sont vus brutalement coupés de celui-ci, tandis que d’autres sont restés bloqués dans le Royaume pendant des mois sans pouvoir retourner chez eux en Belgique. Ces questions relatives à la circulation des corps pendant les périodes de confinement – qu’il s’agisse de ceux perdus par le virus qu’on souhaite inhumer au Maroc ou de ceux coincés entre les frontières – ont entraîné un réel sentiment de discrimination vis-à-vis des institutions belges, ainsi qu’une méfiance croissante à l’égard de la politique du royaume marocain envers ses ressortissants à l’étranger.

Une génération perdue : la mémoire diasporique et le Covid-19

Que la pandémie provoque ou non un changement durable dans l’histoire récente de la migration marocaine – les mesures de confinement du Covid19 entravant la mobilité tant régulière qu’irrégulière – ce qui est certain, c’est qu’elle marquera une rupture dans la mémoire collective de la migration. En Belgique, la communauté pleure la disparition soudaine d’une génération entière. Avec le décès de nombreux Belgo-Marocains âgés pendant la pandémie, certains éléments clés de la mémoire de l’immigration risquent de se perdre.

En plus du traumatisme initial de la perte de leurs proches, de nombreux Belgo-Marocains ont dû se confronter à l’impossibilité de rapatrier les corps des membres de leur famille au Maroc. Alors qu’en temps normal 70% des familles marocaines rapatriaient leurs défunts[1], l’Etat marocain a interdit tout au long de l’année 2020 le transport des corps de compatriotes décédés de Covid-19 sur son territoire. Considérant qu’en dehors des périodes de pandémie, les procédures administratives de rapatriement des défunts sont extrêmement strictes, l’interruption des vols internationaux et la fermeture des frontières entre le Maroc et la majorité des pays européens, combinées à l’obligation islamique d’un enterrement rapide, ont plongé les familles endeuillées dans une double détresse : incapables de faire leurs adieux à leurs proches selon leurs propres souhaits, traditions et prescrits religieux. Ceci est d’une importance majeure si l’on considère que, cinq mois après le début de la pandémie, selon les chiffres officiels, plus de Marocains avaient été tués par le virus dans la diaspora qu’à l’intérieur du pays[2].

Le mépris apparemment total pour les besoins très émotionnels et intimes de la diaspora s’est traduit par de véritables griefs politiques, les Belgo-Marocain.e.s réclamant une assistance plus directe et une prise en charge de leurs besoins par l’État marocain. La question de la dignité, du rapatriement et de l’inhumation des corps a figuré en bonne place dans les campagnes politiques issues de la diaspora, notamment au moment des triples élections législatives, régionales et municipales marocaines qui ont eu lieu le 8 septembre 2021. Cependant, l’impossibilité de voter depuis l’étranger pour les Marocains résidant à l’étranger a fait que ce grief politique n’a jamais vraiment trouvé sa plateforme au niveau de la représentation politique au Maroc, alimentant la perception d’une citoyenneté de seconde classe pour les Belgo-Marocains non seulement en Belgique mais aussi dans le Royaume.

La double-nationalité et le problème de l’invisibilité

Des milliers de Belgo-Marocain.e.s ont été confrontés au problème inverse lorsque les frontières entre le Maroc et la majorité des pays européens ont été fermées en mars 2020, rendant impossible leur retour dans leurs foyers en Belgique. En effet, dès que le Maroc a annoncé la fermeture de ses frontières aériennes avec la Belgique, le gouvernement belge a immédiatement organisé des vols de rapatriement dédiés pour ramener leurs ressortissants. Ce service a toutefois été refusé aux Belgo-Marocains qui, selon la loi consulaire, devaient désormais être pris en charge par leur “pays d’origine” et ne pouvaient plus bénéficier des services consulaires de l’État belge. A l’époque, la loi consulaire décrétait que les binationaux se trouvant dans le pays de leur seconde nationalité étaient considérés comme relevant de la juridiction de ce dernier, et perdaient donc momentanément leur citoyenneté belge aux yeux de l’Etat belge. Au début de la pandémie, cela a laissé des milliers de Belgo-Marocains face à des conséquences personnelles et économiques dramatiques – dans l’incapacité de demander leur rapatriement pour rejoindre leur famille en Belgique et leur emploi et sans aucune aide de l’Etat belge.

En réponse aux critiques de plus en plus nombreuses, le gouvernement belge a affirmé qu’il s’agissait d’une pratique courante en Droit international. Pourtant, l’article 79 du Code consulaire empêchant les binationaux de bénéficier de l’assistance consulaire belge dans le pays de leur autre nationalité n’a effectivement été introduit par la loi que le 9 mai 2018. A l’époque, la Ligue des droits humains avait exprimé le verdict suivant :

[La loi] … est hautement critiquable car elle introduit des discriminations à l’égard de plusieurs groupes d’individus. Tout d’abord, elle crée une sous-catégorie de Belges puisque les binationaux n’ont pas droit à l’assistance consulaire lorsqu’ils se trouvent dans le pays de leur autre nationalité. Ceci est contraire à l’égalité des Belges devant la loi… Premièrement, la Belgique a le droit, en droit international, de défendre tous ses nationaux, sauf pour l’Etat tiers à démontrer qu’ils n’ont pas de liens prépondérants avec la Belgique. Deuxièmement, certains Etats ne prévoient aucune possibilité de renoncer à leur nationalité. Dans ces hypothèses, comme celle des belgo-marocains, la nationalité ne procède aucunement d’une volonté du binational… (Ligue des droits humains, 11 décembre 2018)[3]

Ce n’est que grâce à une mobilisation à grande échelle et à la solidarité entre les Belgo-Marocain.e.s dans les deux pays que trois partis, Ecolo-Groen et le PS, ont finalement introduit une proposition de loi visant à modifier le code consulaire et à fournir une assistance consulaire aux Belgo-Marocain.e.s, et à tous les binationaux, bloqués en dehors de la Belgique.

Indéniablement, ces situations ont créé un réel sentiment de discrimination et de méfiance de la part des Belgo-Marocain.e.s envers les autorités des deux pays. Dans le même temps, le débat public en Belgique n’a pas semblé être véritablement à l’écoute des cas réels de racisme institutionnel et de discrimination auxquels les Belgo-Marocain.e.s ont été confronté.e.s. Au contraire, dans le cas du code consulaire, de nombreuses analyses ont attiré l’attention de manière disproportionnée sur le fait que les Belgo-Marocain.e.s ne pouvaient pas renoncer à leur nationalité marocaine même s’iels le souhaitaient – laissant entendre que le problème n’était pas que la loi consulaire belge était discriminatoire envers les binationaux, mais que les citoyens belges vraiment dignes de ce nom devaient renoncer à leur seconde nationalité afin de bénéficier pleinement de leurs droits.

Interroger l’appartenance et la citoyenneté

Ce positionnement administratif et juridique ambigu, combiné aux effets de la pandémie, a eu des effets véritablement traumatisants pour la communauté. Tout au long de la pandémie et de sa gouvernance, des moyens nouveaux et plus sophistiqués de tracer des lignes et de marquer la différence à travers le corps sont apparus. Celles-ci ont fait remonter à la surface des inégalités sociales et politiques de longue date au sein de la société belge, notamment en ce qui concerne les communautés migrantes et racisées. L’hypothèse de l’extranéité permanente, d’une part, et la représentation de la double citoyenneté comme un choix plutôt qu’un droit constitutionnel, d’autre part, ont alimenté la marginalisation discursive et concrète des Belgo-Marocains pendant la pandémie, mettant en lumière à la fois les expressions plurielles du racisme systémique de l’État belge et le manque d’assistance concrète du gouvernement marocain à la diaspora qu’il revendique si fortement.

[1] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/inhumation-au-temps-du-covid-19-le-difficile-retour-des-corps-au-pays-natal_3949911.html

[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/coronavirus-le-maroc-compte-plus-de-morts-dans-la-diaspora-que-dans-le-pays_3948135.html

[3] https://www.liguedh.be/recours-contre-la-modification-du-code-consulaire-pour-un-droit-a-lassistance-consulaire-accessible-a-toutes-et-tous/

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