municipalites du changement Espagne

« Les villes du changement ». Forces, limites et défis du municipalisme dans l’Etat espagnol.

Par David G. Marcos,
responsable des argumentaires de la ville de Cadiz
et activiste d’Anticapitalistas (courant interne à Podemos)

Les « candidatures municipales du changement » dans l’Etat espagnol sont nées de coalitions de partis et de mouvements sociaux et citoyens qui dépassaient une limite bureaucratique imposée par Podemos. Il s’agissait de l’interdiction aux cercles (les assemblées locales de Podemos) de se présenter aux élections municipales de mai 2015 sous leur propre nom. La préparation de ces candidatures a eu lieu dans une période de creux dans les sondages pour Podemos. Il devenait clair alors que l’ascension vers une possible victoire électorale dans l’ensemble du pays ne se fera pas en ligne droite, ni sans résistances de la part de la classe dominante. Dans ce sens, ces candidatures créent des espaces ouverts à l’échelle des municipalités, qui ne sont pas soumis structurellement à Podemos. Elles commencent à bénéficier d’un certain succès qui les éloigne des problèmes associés aux  « partis traditionnels » qui commençaient à toucher Podemos. Ainsi, elles ont la capacité de donner une impulsion au « bloc du changement », qui pour la première fois dépasse Podemos de manière visible.

Grâce à cette impulsion, les exécutifs locaux des principales villes de l’Etat espagnol ont été conquis, dont ceux de Madrid, Barcelone, Cadiz, La Corogne, Saint-Jacques de Compostelle, Saragosse ou Valence. Pour la première fois depuis la Deuxième république espagnole, ces villes ne sont pas gouvernées par les partis qui forment le cœur du régime : le Parti Socialiste (PSOE) et le Parti Populaire (PP).

A ce stade, nous devons prendre en compte la diversité dans la composition des différentes candidatures, ainsi que les rapports de forces avec lesquels elles accèdent à cette parcelle de pouvoir institutionnel. Tandis qu’à Madrid ou Barcelone, les candidatures ont été construites sur base de leaderships forts (Manuela Carmena et Ada Colau), dans d’autres villes comme Cadiz on ne peut les comprendre sans prendre en compte un gros travail activiste et syndical continu depuis des années, et dans d’autres comme Valence elles sont liées à l’existence d’un parti autonomiste de tendance nationaliste (du nom de « Compromis ») qui avait déjà une longue histoire d’implantation institutionnelle. Cette diversité fait que, bien qu’au départ on peut percevoir l’ensemble des candidatures municipalistes comme une seule démarche, avec une autonomie relative de Podemos, celles-ci ne sont pas capables de constituer un sujet capable d’élaborer, de mettre en œuvre et d’évaluer des stratégies communes. De nouveaux exécutifs sont formés qui canalisent de grandes aspirations des classes populaires mais qui, pour autant, traversent un sérieux déficit dans leur construction interne par en bas. Certain.e.s candidat.e.s n’ont pas fait le pari de la construction d’une base sociale active, mais préfèrent maintenir une logique « populiste plébiscitaire », c’est-à-dire basée sur un petit noyau dirigeant et son audience de masse d’individus passifs, avec laquelle ils communiquent à sens unique ou à travers des referendums. Dans d’autres cas, c’est la rapidité avec laquelle s’est formée la candidature qui a rendu très difficile d’avoir une grande cohésion de sa base militante.

Conquêtes symboliques et matérielles
Malgré cette série de faiblesses, les nouveaux exécutifs locaux ont marqué rapidement la différence avec leurs prédécesseurs. Dans la majorité des mairies du pays gouvernait le Parti Populaire (droite) avec une bonne marge. Dans une situation marquée par la corruption comme second problème le plus important – le premier étant bien sûr le chômage – pour les citoyen.ne.s, selon le Centre de Recherches Sociologique (CIS), l’éthique s’est transformée en bannière de la « nouvelle politique ». Dans ce sens, les gestes symboliques comme la réduction des salaires des élu.e.s ou l’accord de ne plus se maintenir en poste plus de deux législatures ont eu un grand impact sur l’opinion publique, quoique leur impact structurel sur la vie de la classe travailleuse soit minimal. Dans cette même logique, des mesures ont été impulsées qui ont eu un appui considérable dans la société, sur les questions de transparence, de participation, de mémoire de la lutte démocratique et antifranquiste, ou celles relatives à l’augmentation des aides sociales. Tout cela prend place au milieu d’une offensive médiatique de grande ampleur de la part des milieux réactionnaires et conservateurs, incluant les principaux médias.

Au regard du développement de mesures de portée stratégique, il y a eu des différences importantes entre municipalités. Cette série de projets et décisions requièrent non seulement la volonté politique de faire face à de grandes résistances de la classe dirigeante et ses pouvoirs associés, mais aussi un engagement préalable à nourrir le tissu social et politique du muscle qui rend possible de mener ces batailles, autrement dit à stimuler l’action des mouvements sociaux et populaires. Dans certaines municipalités, comme Cadiz, l’engagement d’aller plus loin que la simple gestion a permis des projets avec un important potentiel de transformation, comme c’est le cas des clauses sociales dans les marchés publics (pour prendre en compte les critères environnementaux et d’insertion des travailleurs), la « municipalisation » (reprendre le contrôle public sur les services qui ont été privatisés) ou la protection de fournitures de base comme l’eau et l’électricité face à l’oligopole énergétique.

Le paradoxe de la dette
Dans certaines municipalités, la dette municipale constitue l’un des grands freins pour mettre en œuvre des mesures économiques qui améliorent substantiellement la vie des classes populaires et modifient la structure urbaine des villes. Après l’approbation de l’article 135 de la Constitution de la part du PP et du PSOE, le payement de la dette devient prioritaire par rapport à la satisfaction des droits fondamentaux, ce qui suppose un étranglement des administrations locales qui accumulent des années de déficits. L’origine de cette dette a de nombreuses causes : le sous-financement de la part du Gouvernement central, des grands travaux d’utilité sociale nulle, la reprise de facto de compétences liées à des problèmes non résolus par d’autres niveaux de pouvoir, etc. Bien que le slogan de l’audit de la dette ait survolé de nombreux discours électoraux des candidatures du « changement », la réalité est qu’il n’a pas été une priorité dans la plupart des municipalités, ce qui ce qui n’a pas permis de mettre en exergue ce problème de façon compréhensible. Les discours de la totalité des mairies se sont limités à communiquer que, avec l’arrivée du changement dans leurs administrations locales, le problème de la dette dans les municipalités est devenu moindre parce que le volume de celle-ci a été réduit, alors que les investissements sociaux ont augmenté. En effet, il y a deux types de dettes dans les municipalités : celles envers les banques et celles envers les fournisseurs, commerces, etc. La dette envers les petites entreprises a été diminuée puisque nombre d’entre elles ont dû fermer. La dette envers les banques a été augmentée pour réduire la dette envers les fournisseurs. La somme des deux reste quasiment semblable, mais la priorité est de rembourser les petites entreprises avant les banques. On a également réussi à forcer le gouvernement central de l’Etat espagnol à réduire la dette de certaines municipalités envers lui, dans le but de faire plus d’investissements sociaux. Ça a été obtenu grâce aux mobilisations et pressions de plusieurs municipalités « du changement », organisées à travers le Réseau Municipal contre la Dette Illégitime et les Coupes budgétaires. Il n’y a donc eu aucune coupe budgétaire dans les municipalités « du changement », ce qui est une bonne nouvelle.

Reste que ce discours de simple gestion raisonnable du paiement la dette suppose d’assumer une certaine logique austéritaire, qui ne questionne pas la racine du problème, mais l’approfondit plutôt. Le problème n’est pas l’endettement, puisque si le gouvernement central ne fournit pas plus de ressources aux municipalités, elles sont dans leur droit légitime d’emprunter pour rencontrer les besoins de base de la population. Le problème est la façon dont cet endettement s’est produit (illégitime dans de nombreux cas) et que le payement des institutions bancaires se retrouve prioritaire face à la satisfaction des revendications citoyennes quand elles ne s’accompagnent pas des ressources publiques nécessaires pour les satisfaire. Ainsi, dans leur intention de montrer que les nouveaux exécutifs municipaux « savent être meilleurs gestionnaires », elles tombent dans un piège qui aura des conséquences à moyen et long terme.

Le rôle du PSOE
Dans la plupart des municipalités, le soutien du PSOE est nécessaire pour approuver des mesures importantes. Cela oblige les « exécutifs du changement » à gérer une tension difficile. D’un côté, le Parti Socialiste est, avec le Parti Populaire, l’élément principal qui maintient en vie le régime né après le régime de Franco. De l’autre, une grande partie de la société pense que ce parti peut être un allié pour mettre en œuvre des politiques progressistes qui améliorent la vie des gens. Ceci est, de fait, ce qui a obligé le PSOE à devoir appuyer les candidatures du changement pour leur arrivée à l’exécutif, pour que le PP ne se maintienne pas dans les principaux mayorats. C’est pourquoi, alors que nous, exécutifs « du changement » et mouvements sociaux, les forçons à être obligés de soutenir certaines des mesures principales qui peuvent être exécutées depuis les conseils municipaux, il est nécessaire d’éviter d’incorporer symboliquement le PSOE dans le bloc du changement, puisque cela mettrait fin au potentiel de transformation de ce bloc.

Les limites des institutions
En plus du fait même de gouverner en minorité, la situation de nombreuses forces politiques encadrées dans le bloc du changement les expose à une série de limites objectives à l’heure d’avancer dans la transformation sociale. La dette mentionnée ci-dessus rejoint d’autres facteurs économiques, juridiques et de compétences qui démontrent que les institutions ne sont pas des espaces neutres mais sont bien conçues par et pour la classe dirigeante. Cela accentue le déséquilibre du rapport de forces. En effet, la majorité des pressions sur les exécutifs viennent de la droite, qui possède le plus d’alliés actifs dans ces batailles.

Défis du futur
Nous devons juger de l’utilité des institutions actuelles pour la classe ouvrière sur base des avancées et limites qui découlent de notre présence en elles. Dans ce sens, chaque évaluation devrait être menée en prenant en compte une série d’objectifs. Le premier objectif serait de récolter des victoires pour les classes populaires pour améliorer leurs conditions de vie et permettre leur propre émancipation. Dans ce sens, quelques améliorations ont été conquises, quoique beaucoup reste à faire. Le deuxième objectif devrait être d’utiliser les institutions comme levier pour l’auto-organisation de la classe ouvrière, basé sur de nouveaux mécanismes de participation citoyenne. Le troisième objectif pourrait s’appuyer sur la démonstration des limites des institutions elles-mêmes pour augmenter le niveau de conscience de la majorité sociale, en soulignant le besoin de créer des contre-pouvoirs face à l’ordre actuel. Ce sont ces objectifs, encore incomplets, qui fondent les défis en cours du municipalisme dans l’Etat espagnol.

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