4 luttes syndicales - CNE Saint-Luc 2020

Les travailleur.se.s ne veulent plus se laisser faire 

Propos recueillis par Gilles Maufroy
CIEP Bruxelles

Evelyne Magerat est permanente pour la Centrale Nationale des Employé.e.s de la CSC. Elle s’occupe notamment du personnel des hôpitaux privés, dans le secteur non-marchand à Bruxelles. Nous lui avons posé quelques questions sur les enjeux actuels pour les luttes syndicales dans la santé.

Mouvements : La santé s’est imposée comme thème du débat public avec la pandémie. Pourtant, les problèmes du secteur ne datent pas de 2020, peux-tu nous en dire plus ?

Évelyne Magerat : Effectivement, la crise Covid a mis en avant toute une série dysfonctionnements antérieurs : par exemple, le matériel de protection, qui n’est parfois pas adéquat, ou encore les problèmes d’insuffisance de la médecine du travail et des conseillers en prévention, évaporés et absents pendant cette pandémie, ce qui est grave. On peut aussi parler des sociétés de maisons de repos qui sont cotées en Bourse au détriment des bénéficiaires et travailleur.se.s. Une émission RTBF assez récente a montré l’ampleur des dégâts : ce n’est pas normal que les pouvoirs publics donnent encore des subsides à ces sociétés. Ou encore des assurances privées hospitalières des soins, la médecine à deux vitesses, favorisées par les politiques libérales.

Le point de départ de la lutte pour nous c’était en juin 2019, avec les « mardis des blouses blanches ». Ces actions exprimaient un ras-le-bol : déjà avant cette pandémie, les travailleur.se.s n’en pouvaient plus. La pandémie a aggravé encore tous les problèmes, ou les a rendus plus urgents, également au niveau des conditions de travail et de salaires, la course à la productivité dans les hôpitaux notamment.

Avec ces « mardis des blouses blanches », notre approche était la suivante : d’abord, interpeller les pouvoirs publics par rapport à des dérives qui se produisent. Le gouvernement néolibéral et la ministre De Block ont aggravé la situation, ils sont responsables du choix politique des économies de 900 millions d’euros dans les soins de santé. Les directions d’hôpitaux ont réagi en disant : « il faut faire du rendement » et ça a eu un impact sur les patient.e.s aussi. Avant la pandémie, un hôpital sur quatre était déjà dans le rouge d’un point de vue financier ! Des problèmes structurels étaient déjà là. Avec nos équipes syndicales, inspiré.e.s des jeudis pour le climat lancés par la jeunesse, nous avons donc lancé les mardis des blouses blanches. Nous voulions aussi faire pression sur les fédérations patronales pour enfin mettre en œuvre l’accord du non-marchand de…2017 ! Les directions ont tendance à dire « allez-y, réclamez pour nous », parce qu’au final on va chercher du budget supplémentaire. Mais certains employeurs ont été vraiment abjects et dangereux dans la gestion de la pandémie. Les organes de concertation n’ont pas été respectés.

Alors on a lancé la campagne avec les réseaux sociaux, en s’inspirant aussi des luttes en France dans le secteur public peu auparavant. On sentait que c’était le moment. Et ça a fait effet boule de neige : quasiment toutes les institutions ont participé d’une façon ou d’une autre, avec beaucoup de créativité. Une vidéo a dépassé les 3 millions de vues ! Les médias ont relayé. Il y a eu un vrai engouement. A l’époque on était encore en affaires courantes. Les autres syndicats n’y croyaient pas vraiment. Et on a quand même obtenu le fonds blouses blanches fin 2019 : 400 millions d’euros récurrents, pour améliorer les conditions de travail et de salaires, aussi pour rendre à nouveau les métiers de la santé attractifs chez les étudiant.e.s.

Ce qui a été décisif ensuite du point de vue de la conscience, c’est l’action dos tournés face à Wilmès en mai 2020 à Saint-Pierre, dans le secteur public. Et là on a obtenu 600 millions en plus pour le nouvel accord non-marchand…alors qu’on n’a toujours pas terminé d’exécuter celui de 2017. Ces budgets ne concernent que les secteurs fédéraux, c’est-à-dire en premier lieu les hôpitaux. L’hôpital était la dernière digue pour empêcher l’effondrement du pays. Deux milliards ont aussi été budgétés et avancés en plus pour compenser les énormes pertes de chiffres d’affaires. Ça ne deviendra pas nécessairement des dettes, je pense, puisque les budgets sont réajustés et lissés sur plusieurs années.

Qui est laissé en-dehors de ces enveloppes de 400 et 600 millions pour le fédéral ?

EM : On a là un souci de discrimination, avec la régionalisation certaines compétences de santé se sont retrouvées au niveau bruxellois. On avait donc un accord non-marchand fédéral mais on veut la même chose au niveau régional ! Nous estimons les besoins à 100 millions d’euros pour avoir quelque chose de proportionnel à ce qui a été obtenu au fédéral ou même en Wallonie. Le gouvernement ne met que 7,5 petits millions sur la table. Ça va poser problème à l’avenir, parce que les étudiant.e.s vont aller vers les hôpitaux où on paie mieux, plutôt que vers les maisons de repos, régionalisées. Il y a déjà moins d’étudiant.e.s et les études sont plus longues. Si Vervoort (PS) ne nous entend pas, on va vers la catastrophe, la désertion.

A propos de désertion, que penses-tu du travail des non-Belges dans le secteur, d’Europe de l’Est voire de plus loin ?

EM : Avec la CNE nous pensons qu’il faut régulariser les sans-papiers en Belgique, dont un certain nombre sont hautement qualifié.e.s. Leurs diplômes doivent aussi être reconnus. Nous avons besoin d’eux. Ceci dit c’était surtout pendant les années 2010-2012 que les hôpitaux belges allaient chercher en avion du personnel à l’étranger. Récemment, je suis tombée sur une affaire très grave : un hôpital qui fait signer des contrats dans le pays d’origine, le Liban, avec un engagement solennel à travailler minimum deux ans dans l’hôpital en question et interdiction d’avoir des enfants, faute de quoi la travailleuse doit payer et rembourser des frais de 15000€ ou se retrouve en prison au Liban ! Heureusement, un délégué CNE libanais m’a aidée sur ce dossier. La lumière devra être faite en conseil d’entreprise et les transactions avec cette firme-là doivent cesser. Parce que c’est de l’esclavage moderne. Donc il vaut mieux régulariser ici et autoriser les personnes à exercer ici, sans qu’iels aient à payer des frais administratifs, plutôt que ces pratiques.

Il y a une grande diversité d’acteurs syndicaux dans le secteur, public, privé, verts et rouges, francophones et néerlandophones, en plus d’acteurs corporatistes : est-ce que ça crée des difficultés pour mobiliser ?

EM : Ça peut être difficile, par exemple entre syndicats néerlandophones et francophones, mais ça n’a pas été un problème pour les mardis des blouses blanches. Il y avait une forme d’émulation. La coopération avec les syndicats du secteur public en soi n’est pas un souci mais on a peu de dossiers en commun. Le secteur public en Belgique c’est seulement un tiers de l’ensemble du secteur. Dans la Santé en lutte, un collectif créé en 2019, il y a aussi beaucoup plus de militant.e.s du secteur public aussi. Des délégué.e.s CNE y sont aussi. A Bruxelles on peut envisager de bosser ensemble, rouges et verts, mais en Wallonie c’est beaucoup plus compliqué de fonctionner en front commun. La CNE c’est presque 60% des sièges à Bruxelles, donc ça peut créer parfois dans d’autres syndicats une envie de nous attaquer.

Un autre souci ce sont effectivement les associations corporatistes : ce sont essentiellement des associations d’infirmier/ères divisées selon chaque spécialité ou discipline, composée pour beaucoup de responsables infirmiers et cadres. Par exemple : une association pour les infirmier/ères en endoscopie, une autre pour la gériatrie, une pour les urgentistes, etc. Et ensuite ça se regroupe en associations faîtières. Les francophones sont un peu mis.es de côté là-dedans, à mon avis. Et du coup il y a une autre association professionnelle qui prétend être un syndicat d’infirmier/ères, mais en fait est une corporation qui pense uniquement à son métier et pense bypasser les processus de décision syndicale en critiquant les organisations syndicales. Ça peut faire du tort aux travailleur.se.s, par exemple dans la nouvelle classification de fonctions où des infirmier/ères ont fini par gagner moins parce qu’elles ne sont pas rentrées dans cette classification. Ces associations n’ont pas de sièges dans les organes comme le conseils d’entreprise, les comités pour la prévention et la protection au travail (CPPT), etc. Ceci dit la CNE a gagné des affilié.e.s infirmier/ères donc on n’est pas trop inquiets. La pandémie a aussi provoqué une reconnaissance des syndicats dans les élections sociales, alors qu’on n’a pas pu faire campagne, en pleine deuxième vague.

Comment vous vous organisez quand vous entrez en lutte avec le syndicat ?

EM : Ça part des délégué.e.s de terrain, ce sont les délégué.e.s qui organisent la lutte. Quand on entre en lutte, ça passe par des réunions d’information avec les travailleur.se.s, des assemblées générales, du tractage avant l’action, etc. Et en fonction de l’action prévue, on prévoit une heure pour que les travailleur.se.s passent à l’action. Pour les mardis des blouses blanches ça donnait un rendez-vous à 12h30 dans le hall de l’hôpital, avant ça des équipes syndicales ont fait le tour des services avec un tableau en demandant aux travailleur.se.s d’y écrire leurs revendications, qui sera ensuite affiché devant l’hôpital. D’autres ont même écrit et chanté des chansons de lutte, d’autres ont fait des vidéos toutes simples avec des pancartes reprenant leurs revendications. Ça part du terrain. Il y a aussi toujours un mot d’ordre qui est défini dans les instances avec les délégué.e.s.

Après ces batailles et ces victoires depuis deux ans, quelles sont les perspectives de lutte dans la santé pour la CNE ?

EM : D’abord : faire appliquer les conventions collectives de travail à la fois de l’accord non-marchand 2017 et celui de 2020. On a aussi une bataille sur la question des fins de carrière : 67 ans ce n’est pas tenable pour des soignant.e.s. Ça c’est lié à l’Accord inter-professionnel, sur lequel on sensibilise déjà. Ensuite, on doit faire prendre conscience que le système des soins de santé est basé sur la solidarité. On a aussi un rôle d’éducation permanente à jouer. La Sécurité sociale, c’est par là qu’on finance la santé. Plutôt que de la détricoter comme sous le gouvernement Michel, nous devons la renforcer. La crise du Covid l’a démontré, la Sécu est indispensable, aussi au niveau des allocations de chômage. Enfin, dans les institutions, nous devons faire respecter leurs obligations à des directions qui souvent s’asseyent dessus. En ce qui concerne les étudiant.e.s, il y a un groupe de travail infirmier/ères et aides-soignant.e.s CNE qui va aller vers les écoles pour expliquer aux jeunes le rôle du syndicat, la force de l’unité, du collectif et le point d’appui que constituent les syndicats, ne pas les laisser seul.e.s. L’affiliation est gratuite pour les étudiant.e.s. Le soutien de l’opinion publique est moins démonstratif, il n’y a plus d’applaudissements aux fenêtres.

Chez les travailleur.se.s, la deuxième vague a été plus dure parce que les soignant.e.s tombaient malades : iels n’avaient pas pu récupérer depuis la première vague, puisque l’été a été un « rattrapage » de tout ce qui avait été en suspens pendant mars-avril 2020. La pandémie a été un choc, avec beaucoup de burn-outs. On a aussi des groupes de paroles qui se sont constitués. Maintenant, nous avons 40% de nouveaux/elles délégué.e.s. Il n’y a pas de résignation. Mais il faut arracher du concret assez rapidement. Historiquement, les victoires au niveau fédéral ont souvent précédé des avancées à d’autres niveaux. La lutte va continuer, à tous les niveaux, notamment en interne des institutions, où il faut concrétiser ce que le gouvernement fédéral a lâché. Il va falloir décider aussi où on crée les nouveaux emplois. Les travailleur.se.s ne veulent plus se laisser faire.

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