6 13 septembre 2020 manifestation Santé - crédit collectif Krasnyi

Les systèmes sanitaires face à la marchandisation de la santé

Par Sebastian Franco,
Chercheur au GRESEA

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), « le système de santé est l’ensemble des organisations, des institutions, des ressources et des personnes dont l’objectif principal est d’améliorer la santé ». Il est conformé par un ensemble de sous-systèmes : un système public financé par les impôts ou les cotisations sociales, un système privé subventionné non lucratif (associations, œuvres caritatives, ONG), un système privé lucratif ou commercial. Parfois, le secteur des médecines traditionnelles ou le secteur informel complète le tableau.

 Une grande quantité d’acteurs et d’intérêt interagissent au sein d’un système de santé : autorités politiques et institutions publiques nationales, régionales ou locales ; usager/ère.s et patient.e.s, citoyen.ne.s-contribuables, professionnel.le.s de santé (médecins, infirmier/ère.s, aides-soignant.e.s, pharmacien.ne.s, technicien.ne.s, travailleur.se.s administratif.ve.s), entreprises et assureurs, associations sans but lucratif ou organisations caritatives. Malgré leurs différences institutionnelles – notamment dues à leur parcours historique propre – tous les systèmes de santé font face aujourd’hui à un processus de marchandisation plus ou moins marqué[1].

Cette marchandisation a ses bénéficiaires et ses promoteurs. Les grands groupes pharmaceutiques, l’industrie des services de santé (hôpitaux, cliniques et laboratoire privés) mais aussi les fonds d’investissement et les banques, par leur lobby, on fait évoluer ces dernières décennies les politiques et législations.

Pour ce faire, ils déploient une double stratégie : la marchandisation des différentes dimensions de la santé, des besoins sociaux influençant la santé aux relations de soins ; la privatisation des ressources publiques ou socialisées par des opérateurs à but lucratif.

Individualisme, standardisation et management

Au travers de la publicité et des outils de communication de masse, se propage une vision marchande et individuelle du corps et de la santé (« capital santé ») valorisant l’aspect contractuel dans toutes les relations humaines. Un processus similaire de marchandisation touche les autres aspects sociaux qui déterminent la santé[2]. Cette stratégie d’hégémonie idéologique et culturelle sert d’appui pour transformer en profondeur les processus institutionnels et les pratiques de soins.

La standardisation des actes médicaux (cf. les « réformes » hospitalières, la tarification à l’acte), l’individualisation et la médicalisation de la maladie ou les techniques de management (gestion des ressources humaine, formations, création d’indicateurs) transforment les soins en une relation marchande entre un fournisseur (le professionnel de santé, l’institution de soins) et un acheteur (le/la patient.e).

Le capital privé accapare des ressources socialisées via la privatisation des aspects assurantiels (couverture de base ou complémentaire), la fourniture de soins par une entreprise commerciale ou la sous-traitance de services médicaux (imagerie, dialyse) ou annexes (nettoyage, catering, gardiennage), ou par la mobilisation de capital privé pour les investissements (partenariats public-privé). Au préalable, il aura fallu briser le monopole public ou non lucratif au travers de changements législatifs[3].

Un sous-financement organisé

L’Histoire montre que les intérêts commerciaux n’ont jamais aussi bien prospéré que lorsqu’ils agissent sur fond de crise et de difficulté économique, réelle ou supposée, des systèmes de santé. Dans ces cas, l’État et les institutions publiques ne seraient plus en capacité de couvrir l’entièreté des « coûts » de la santé dues par exemple à de nouvelles pathologies, au vieillissement de la population, aux modes de vie ou encore à l’utilisation de nouvelles technologies médicales.

Dans beaucoup de cas cependant, ce sous-financement est organisé, directement par les politiques de « modération » (restriction) budgétaire, par la baisse des cotisations sociales et des impôts de certaines catégories de la société ou indirectement par la clémence des États vis-à-vis de l’évasion et de la fraude fiscale, de la corruption ou la mauvaise gestion.

Les besoins en santé non couverts sont repris en main par des opérateurs commerciaux puisque ces besoins ne disparaissent pas. C’est ainsi que les situations de crise deviennent une opportunité pour institutionnaliser la marchandisation de la santé et la commercialisation des opérateurs de soins et d’assurance.

Cependant, pour être profitable, le secteur commercial a besoin de financements publics ou socialisés afin d’accroître l’échelle d’un marché au-delà d’une minorité de personnes aisées et solvables. L’idée même d’un système de santé totalement privatisé n’intéresse pas les acteurs commerciaux. C’est grâce aux financements publics qu’ils peuvent envisager la création de profit.

Le secteur commercial a en outre intérêt à s’engager dans une stratégie de segmentation accrue des systèmes de santé afin de séparer les pôles qui sont potentiellement rentables (et les privatiser) de ceux qui ne le sont pas et qui seront laissés au service public.

Conséquences sur le terrain

La multiplication d’opérateurs induite par la privatisation fragmente les systèmes de soins, rendant ainsi plus difficile une gestion et une planification cohérentes. De nouveaux coûts sont engendrés : frais de fonctionnement, coûts de promotion et de publicité, profit à verser aux propriétaires.

La dynamique commerciale modifie l’allocation des ressources en faveur des besoins solvables au détriment des réels besoins sociaux en matière de santé. Cette dynamique favorise les déserts médicaux (fermetures de services, rationalisations territoriales) et impacte négativement la santé de certaines populations. C’est l’instauration d’une médecine à plusieurs vitesses selon la capacité contributive de l’usager[4].

La marchandisation, et sa vision contractuelle du soin, met en tension les aspirations et les principes des personnels de santé pour qui soigner dignement un être humain est l’objectif premier. Une vision tayloriste du soin met à mal la capacité des personnels soignants à faire preuve d’intelligence, de solidarité et d’initiative face aux situations de soins. Enfin, la marchandisation fait évoluer la relation entre professionnel.le.s et usager/ère.s vers un rapport déshumanisé vide de sens, qui conduit au mal-être au travail pour les professionnel.le.s (dépression, suicides) et aliène l’usager/ère de sa propre santé puisque celle-ci est désormais marchandise et enjeux de relations économiques.

Dans l’entreprise de santé, les conditions de travail se détériorent ; dans sa chasse effrénée aux coûts « superflus », l’entreprise fait pression sur les salaires, les horaires, les avantages sociaux. Cette situation a un impact négatif sur la qualité des soins dispensés.

Pour une démocratie sanitaire, exclure les intérêts commerciaux !

D’un point de vue démocratique, la gestion globale des systèmes de santé ne peut faire l’impasse sur la nécessité de définir collectivement et par la participation citoyenne les objectifs, priorités et besoins en santé : c’est la notion de démocratie sanitaire.

L’analyse et l’expérience de terrain démontrent que les intérêts commerciaux entrent en contradiction avec les intérêts de santé publique. C’est vrai sur un plan pratique de gestion efficiente d’un système de santé, par rapport à la juste allocation des ressources financière mais aussi sur le plan philosophique, culturel et politique tant l’approche marchande de la santé est déshumanisante.

Pour ces raisons, il nous semble essentiel et urgent d’exclure les logiques marchandes et commerciales du domaine de la santé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreuses luttes à travers le monde portent cette exigence.

Cet article est paru dans une version longue dans la brochure publiée par la Fondation Rosa Luxemburg « The struggle for health : an emancipatory approach in the era of neoliberal globalization » disponible sur https://www.rosalux.eu/en/article/1228.the-struggle-for-health.html

[1]             A. Sengupta, C.Bodini, S.Franco, « The struggle for health: an emancipatory approach in the era of neoliberal globalization”, Rosa Luxemburg Stiftung, 2018, Brussels.

[2]            Le système sanitaire ne contribue qu’à hauteur d’un quart dans la santé des populations. Ce sont les aspects sociaux (revenus, éducation, alimentation, logement) et environnementaux qui déterminent les trois quarts restants.

[3]            Elias Kondilis, « Privatization of healthcare in Europe », 2016, Queen Mary, University of London; https://healthcampaignstogether.com/pdf/Kondilis%20(2016%20Brussels)%20Healthcare%20privatization.pdf

[4]             On dénote aujourd’hui, même dans les systèmes de santé les plus « avancés », de larges parts de la population qui reportent ou renoncent aux soins de santé. Au moins 400 millions de personnes à travers le Monde manquent d’accès à au moins un ou plusieurs services essentiels de santé. Chaque année, 100 millions de personnes sont poussées à la pauvreté et 150 millions de personnes souffrent d’une catastrophe financière à cause de leurs dépenses privées dans les services de santé.

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