smog fricadelle

Les fricadelles de la société, la preuve par l’absurde

Nicolas Rossignol,
Collaborateur politique à la Mutualité Saint-Michel

Imaginons que le prochain gouvernement, issu de la coalition des gagnants des élections de mai 2019, décide dès septembre de mettre en place un nouveau dispositif pour soutenir l’emploi. Il permettrait aux employeurs d’octroyer un complément de salaire à leurs employé.e.s sans payer de cotisations sociales sur ce celui-ci. Mais ce complément devrait être payé en fricadelles ! Le mécanisme derrière ce système serait particulièrement bien pensé, puisqu’il permettrait aux employeurs de débourser moins pour donner plus à leurs employé.e.s. Autrement dit, en offrant plus de fricadelles (moins taxées), ils pourraient se permettre de réduire les salaires (plus taxés). Au total, employé.e.s et employeurs seraient gagnants !

Le système des fricadelles de société (dopant sensiblement les ventes de sauces dans le Royaume – ô cercle vertueux de la consommation) ravirait non seulement ceux qui en bénéficient, mais aussi leurs familles, submergeant la petite Belgique de fricadelles ; maman refilant à papa son stock de fricadelles du boulot pour qu’il puisse en profiter pour aller à l’usine ; le petit dernier partant au ski avec ses amis après le blocus avec 5kg de fricadelles de la banque de papa sous le bras ; l’ainée mangeant des fricadelles jusqu’au petit déjeuner…

Et les conséquences de ce système, me direz-vous ? Artères bouchées, pollution atmosphérique due aux cuissons à l’huile, définancement de la Sécu… Mais quelle importance ? On a vu pire. Et puis, très vite, on se dira « on a toujours fait comme ça ; les charges sociales brident déjà assez la compétitivité des entreprises ; si l´État investissait plus dans les restaurants d’entreprise, on ne devrait pas utiliser nos fricadelles en permanence ; et, éventuellement, remplaçons le parc de fricadelles industrielles par des fricadelles bio ».

Dans un monde où, en 2019, certains se demandent si le film Idiocracy n’est pas doucement en train de prendre une tournure plus réelle que Mike Judge ne l’imaginait en le réalisant[1], réjouissons-nous qu’un tel projet paraisse encore aberrant. Tout n’est pas perdu ! Et profitons de cette démonstration par l’absurde pour détailler le ridicule d’un autre système, bien installé celui-là, dont vous aurez deviné les traits.

Selon une étude du Conseil Central de l’Economie[2], 80% des salariés belges bénéficient d’une intervention de leur employeur dans leurs frais de déplacement domicile-travail. L’intervention de l’employeur est la plus faible pour le vélo (361€/an). Viennent ensuite les interventions pour le tram/bus/métro (381€/an), la voiture privée (477€/an), et le train (651€/an sans système tiers-payant ; 1008€ avec). Pour la voiture de société, l’avantage de toute nature s’élève en moyenne à 1869€ par an !

Et c’est là que le bât blesse. Le système de l’avantage de toute nature pour les voitures de société, autrement dit les voitures mises à disposition des employés par les employeurs, y compris pour des déplacements privés, est non seulement très élevé par rapport aux autres, mais aussi particulièrement pervers.

Cet avantage est octroyé à certains, nous le payons tous. En effet, il ne s’ajoute pas à la rémunération de l’employé, mais en remplace généralement une partie, ce qui a pour conséquence de modifier la manière dont les cotisations sociales et prélèvements fiscaux dus sont calculés. Et comme il est moins taxé que les salaires, il est tentant d’en profiter. En effet, plus la voiture de société est chère, plus ce régime est avantageux pour le travailleur et l’entreprise, ne payant des cotisations sociales complètes que sur un salaire raboté d’un partie de la valeur de la voiture. Ceci explique, notamment, pourquoi les voitures de société sont généralement de grosses cylindrées : à dépense équivalente, l’employeur pourra octroyer un avantage plus important à son employé qu’une partie supplémentaire de salaire. S’il est impossible d’évaluer précisément le manque à gagner pour l’État que cela engendre, certains l’estiment à plus de 2 milliards € par an[3].

Cet avantage profite principalement à ceux qui bénéficient des salaires les plus élevés. Et comme si l’érosion du budget de l’Etat et de la sécurité sociale n’était pas suffisante, plus de la moitié des 625.000 voitures de sociétés en circulation profite au dernier décile des salaires. Autrement dit, c’est parmi les 10% de la population dont le salaire est le plus élevé[4] (et donc surtout des hommes !) qu’on utilise le plus cette échappatoire à la solidarité. C’est donc ceux qui en ont le moins besoin qui bénéficient de cet avantage fiscal que nous finançons tous.

Cet avantage stimule les usages abusifs de la voiture. Alors que les voitures de société sont généralement assorties de conditions d’utilisation avantageuses n’incitant pas à une utilisation raisonnée (entretiens et assistance compris dans le contrat de leasing, par exemple), celles-ci sont en plus régulièrement associées à un bonus non-négligeable: la carte carburant. Véritable petit pot d’Andalouse offert avec les fricadelles, celle-ci est particulièrement intéressante pour l’entreprise et le travailleur : pour 100€ de carburant offert au travailleur pour ses déplacements privés, l’employeur ne débourse que 70€. Autrement dit, au plus le travailleur détenant une carte essence parcourt de kilomètres privés avec sa voiture de société, au plus c’est intéressant pour lui[5]. Pervers, disais-je…

Alors que la question climatique est au cœur de l’agenda médiatique et politique du moment, alors que l’amélioration de notre mobilité est un enjeu central dans l’un des pays les plus embouteillés du monde, il est urgent de relancer la concertation sociale et le débat sociétal sur le sujet des voitures de sociétés. Ceux-ci devront s’ancrer dans la réalité de ce que ce système génère (manque à gagner pour la collectivité, injustice de classe et de genre, congestion des voies publiques et bien sûr, pollution accrue). Les nombreux travaux réalisés sur le sujet pour en explorer les contours sont autant de points d’appui pour politiser cette question, c’est-à-dire la faire sortir de l’apathie mollassonne, du « on a toujours fait comme ça », et d’en faire une des priorités fiscales, environnementales et de mobilité (les trois à la fois) sur laquelle le prochain gouvernement devra se pencher. Pour que trop de fricadelles tuent la voiture de société.


[1] Comédie satirique de science-fiction raconte l’histoire de deux personnes qui, après une hibernation de cinq siècles, se réveillent dans une société dystopique rongée par l’anti-intellectualisme, le mercantilisme et la dégradation de l’environnement. Le film constitue une parodie grinçante d’une société américaine livrée à une baisse généralisée du niveau intellectuel.

[2] CCE (2016), Interventions de l’employeur dans le coût des déplacements domicile-travail, Note Documentaire, CCE 2016-2595

[3] https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_les-voitures-de-societe-engendrent-un-manque-a-gagner-fiscal-de-2-milliards-par-an?id=9739393

[4] May, X. (2017), « Analyse du régime actuel des voitures de société », Les Midis de l’IRIB, ULB, 17/10/2017

[5] Ibid.

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