L’enquête sociale, un outil d’éducation populaire

Carhop

Dès ses débuts, le mouvement ouvrier chrétien est confronté à la nécessité de former ses cadres et ses militants. Construisant son propre modèle éducatif, il trouve des réponses originales et expérimente des méthodes : l’enquête sociale en est certainement la plus représentative.

Un lieu d’expressions et de réflexions
Au lendemain des congrès sociaux de Liège de 1886, 1887 et 1890 et sous l’impulsion de l’encyclique Rerum Novarum (1891), en réaction aux organisations chrétiennes paternalistes, un mouvement ouvrier chrétien se développe. Son ambition est l’émancipation de la classe ouvrière, mais de quelle manière ?

L’extension du droit de vote aux travailleurs de plus de 25 ans, en 1893, nécessite aussi de former des citoyens. Cela passe par une presse démocrate chrétienne, mais aussi des cercles d’études sociales. Ce sont des lieux où se rencontrent des militants chrétiens : ouvriers, intellectuels bourgeois, hommes politiques et prêtres. L’approche est double : former à la “doctrine sociale de l’Église” et initier aux questions politiques et socio-économiques. Les sujets sont débattus, des lectures sont partagées, des projets de loi étudiés… Cependant, pour parler de la réalité sociale, il faut la connaître.

L’émancipation féminine par l’enquête (avant 1914)
En 1907, Victoire Cappe fonde le Syndicat de l’Aiguille pour les couturières en atelier. Pour elle, le syndicat doit viser l’amélioration des conditions de travail et de salaires féminins, mais aussi l’élévation morale et religieuse des ouvrières. Si le cercle d’études apparaît comme le moyen idéal pour former à ces questions, V. Cappe souhaite impliquer davantage les travailleuses, par l’enquête. La méthode n’est pas neuve, elle a déjà été testée par le Français Frédéric Le Play dans son travail monographique sur les familles ouvrières d’Europe, dans les années 1850.[1] Ses études de « cas » se faisaient sur base de questionnaires ; une véritable introduction à la sociologie.

Cette méthode de collecte d’information permet aux ouvrières d’aller à la rencontre de leurs pairs, de leur donner la parole, de créer des liens et de prendre des renseignements précis.[2] C’est l’outil par excellence pour saisir la complexité d’une situation et faire émerger les opinions. Une fois les constats mis en lumière, les travailleuses réfléchissent aux solutions et les formalisent dans des revendications. Régulièrement, le Syndicat de l’Aiguille propose des questionnaires sur des sujets précis : la morte-saison, les salaires, les travailleuses en atelier, les couturières à domicile, le travail du dimanche, etc.[3]

Au-delà de la simple collecte d’information, l’enquête participante est un moyen de conscientisation, d’organisation et d’émancipation, qui sera mobilisé par toutes les organisations du mouvement ouvrier chrétien.[4]

Le « voir » de la JOC
S’inspirant de l’expérience de V. Cappe et de Marc Sangnier et des méthodes mises en œuvre par le mouvement français Le Sillon, Joseph Cardijn reprend la méthode de l’enquête préparatoire et l’accompagne du principe de l’autonomie des jeunes travailleurs.[5] Dès 1910, il les met en œuvre à Laeken, avec le cercle d’études des demoiselles, au Syndicat de l’Aiguille et au petit syndicat des apprenties.

Après-guerre, Cardijn lance, avec quelques jeunes, Jeunesse syndicaliste – qui devient Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) et Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine (JOCF) en 1924 – et systématise la méthode. En 1922, avec des étudiants de la Jeunesse Sociale Catholique, il lance une « Enquête sur l’adolescence salariée ». Elle compte 500 questions et couvre de manière détaillée tous les aspects de la vie des jeunes ouvriers.[6] Cardijn est convaincu que l’expérience concrète est le point de départ pour la réflexion et pour l’action ; une approche de la réalité qui donne naissance à la méthode jociste « voir, juger, agir ». Au sein de la JOC/JOCF, l’enquête militante devient le fondement de ce qui est appelé, depuis la fin des années 1920, « la conquête du milieu de travail ». Nombreuses sont les enquêtes sur lesquelles les jocistes s’appuieront pour leurs revendications : « Enquête sur la préparation au travail » (1926) ; « Enquête sur la sécurité, la santé, la fierté » (1929) ; « Enquête sur le salaire des jeunes travailleurs » (1934) … [7]

Après 1945, l’enquête comme outil d’éducation permanente…
Après la Seconde Guerre mondiale, les jocistes d’avant-guerre devenus adultes souhaitent prolonger leurs réflexions et actions. Ils mettent en place des mouvements davantage orientés vers le couple et la famille.

Les Equipes Populaires (EP), fondées en 1947, portent un intérêt pour les réalités de vie du travailleur quel que soit le milieu (au travail, dans le quartier, dans la famille). La Révision de Vie Ouvrière (RVO), basée sur l’enquête ouvrière, devient une méthode d’analyse et d’échange entre chaque membre de l’équipe. Devenu mouvement d’éducation permanente en 1976, les EP utilisent toujours cette méthode. En 1984, par exemple, l’enquête ayant comme thème « Travail et temps libre » se fait auprès de 1500 personnes. Elle a un véritable impact sur le mouvement. Cette initiative remet en avant un enjeu qui unit action pédagogique et projet politique.

…et d’action sociale
Vie Féminine, héritière directe des Ligues Ouvrières Féminines Chrétiennes, considère toujours l’observation systématique par l’enquête comme l’un des premiers temps importants du travail d’éducation permanente. Bien sûr, l’enquête proposée pour entamer le programme/la campagne dépend de la situation locale, mais replacée dans une dimension d’ensemble, les réponses aux questionnaires sont source de réflexions et d’informations pour l’action locale, mais aussi l’action politique. Citons à titre d’exemples : le « Programme sur les inégalités et publication du Manifeste » de 1970 à 1972, le « Programme sur les problèmes d’environnement » de 1978 à 1980, etc.[8]

Comme l’ensemble de ses organisations constitutives (JOC, VF, EP, CSC, mutuelles, syndicats, etc.), le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC), créé en 1945, n’hésite pas à recourir à la méthode de l’enquête militante. Par exemple, dans son programme d’année 1972-1973 autour du thème « La santé c’est notre affaire », le MOC francophone souhaite développer une éducation sanitaire permanente dans la population. Il mène une campagne de prévention et réalise une enquête à l’échelon national à laquelle plus de 3000 personnes répondent.[9]

Si les exemples ci-dessus sont loin d’être exhaustifs, ils démontrent que l’enquête sociale a toujours et fait encore partie des méthodes d’éducation permanente prônées par le mouvement ouvrier chrétien. Plus encore, elle en représente le fondement. En témoignent les nombreux documents liés aux enquêtes sociales trouvées dans les fonds d’archives des organisations constitutives du MOC, déposés au CARHOP. Affranchie du langage technocratique, l’enquête sociale permet de saisir la réalité du moment, de l’analyser de manière collective et d’en tirer les conclusions, qui seront relayées au sein du Mouvement, dans le débat politique et dans la société. À chaque époque, pour chaque organisation, elle offre un pouvoir d’action qui est toujours d’actualité.

[1]             Ouvriers des deux mondes, Le Play F. (dir), Thomery, à l’enseigne de l’arbre verdoyant, 1983.

[2]             CARHOP, Le mouvement ouvrier chrétien 1921-1996, Bruxelles, Evo-MOC, 1996. L’enquête sociale n’a pas la même visée que l’enquête sociologique ou scientifique. Cfr. MORDANT A.-F., « Retour de l’enquête ouvrière au MOC-Bruxelles », dans L’Esperluette, n°103, Bruxelles, 2020.

[3]             COENEN M.-T., « Victoire Cappe : syndicalisme et formation, les deux leviers de l’autonomie des travailleuses », dans LAOT F. (dir), Pionnières de l’éducation des adultes. Perspectives internationales, Paris, L’Haramattan, 2018, pp. 183-200.

[4]             MORVAN A., « Redécouvrir l’enquête ouvrière », Offensive n°34, dans Mille Bâbords, article mis en ligne le 22/08/2012, URL : http://www.millebabords.org/spip.php?article21309.

[5]             ROUSSEL L. « Joseph Cardijn : une vie au service de la jeunesse ouvrière », dans Horizon 14-18, consulté le 24/04/2020 à l’adresse https://horizon14-18.eu/wa_files/Cardijn.pdf.

[6]             La Jeunesse ouvrière chrétienne, Wallonie-Bruxelles, 1912-1957, FIEVEZ M. (dir), t.I, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1990.

[7]             GEERKENS E. et VIGNA X., « Les enquêtes jocistes en Belgique et en France, c. 1925 – c. 1940 », dans Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, GEERKENS E. (dir), Paris, La Découverte, 2019, pp. 426-442. Les archives de la JOC, conservées au CARHOP, fournissent de nombreux renseignements à ce sujet (questionnaires, réflexions…).

[8]             Vie Féminine = éducation permanente ; Vie Féminine = action. Une campagne d’année sur l’environnement, Bruxelles, VF, sd.

[9]             CARHOP, Le mouvement ouvrier chrétien…, p. 195.

Partager cette publication

Articles similaires