Bruxelles 8 mars 2021

Le travail du soin dans le système capitaliste

Par Aurore Koechlin,
Doctorante à l’université Paris I Panthéon Sorbonne

Qu’est-ce que les perspectives féministes et antiracistes peuvent apporter à la compréhension du travail du soin dans le système capitaliste ? Je partirai d’une théorie en particulier, la théorie de la reproduction sociale, pour proposer une analyse de la crise sanitaire, mais aussi de ce qu’elle a mis en lumière. En effet, la crise sanitaire révèle ce qui d’ordinaire est masqué, invisibilisé, la nature même du capitalisme mais aussi ses propres limites. Quelles leçons pouvons-nous en tirer ? Elles sont pour moi au nombre de trois.

Le capitalisme priorise la production des profits sur la reproduction des travailleur.se.s

La tendance « naturelle » du capitalisme est de favoriser sans cesse la production des richesses, la production des profits, sur la vie des travailleur.se.s. Ainsi, dans Le Capital, Marx compare-t-il le capitalisme à un vampire qui n’a de cesse de croître, de prospérer, sur la mort même des travailleur.se.s, en les vidant de leur propre sang et en prospérant sur leur travail. Le mouvement naturel du capitalisme, s’il est sans limite, est de consommer la force de travail au maximum, puisqu’idéalement le travail, pour générer les profits, ne devrait jamais s’arrêter, et être en marche 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Le corollaire à cela, c’est que l’ensemble du travail qui ne produit pas du profit, mais qui permet la reproduction des travailleur.se.s et de la force de travail, est dévalorisé et réduit au maximum par rapport au travail productif. En effet, ce travail que l’on peut qualifier de travail reproductif et qui englobe à la fois le travail domestique, le travail de soin dans la santé ou à l’école et les services à la personne, ne rapporte pas de profit : aux yeux du capitalisme, c’est donc un travail « inutile », dévalorisé, invisibilisé socialement.

Mais le capitalisme est face à une contradiction inhérente qui est que la production des profits dépend de la reproduction de la main d’œuvre

La production des profits comprend néanmoins une limite : c’est que les travailleurSEs sont celles et ceux qui produisent les profits. Si elles et ils meurent, alors il n’y a plus de profit. La priorité à la production sans limites provoque une crise de la reproduction. Et le capitalisme est forcé d’y répondre, mais il y répond de façon capitaliste.

Ainsi, pendant toute une partie du XIXème siècle, il s’agissait de travailler jusqu’à la mort, selon les témoignages de Marx et Engels, entre autres. Mais si les capitalistes « dépensent » trop vite la vie des travailleur·se·s sans permettre à de nouvelles générations d’arriver en âge de travailler, alors on assiste à une crise de reproduction de la main d’œuvre. De nombreuses féministes ont d’ailleurs analysé l’émergence de la famille nucléaire et de la figure de la femme au foyer qui s’occupe prioritairement de la reproduction comme une des réponses du capitalisme à cette crise de la reproduction. De la même façon aujourd’hui, la logique du profit a poussé les capitalistes à ignorer les alertes en terme de danger climatique et sanitaire. Cela a donné la crise du Covid, et probablement dans un avenir malheureusement très proche, la crise écologique qui a déjà commencé. Néanmoins, le capitalisme a été forcé de répondre à la crise sanitaire, pour éviter une crise de la reproduction, et c’est comme cela que l’on peut interpréter le confinement.

Dès lors, la crise sanitaire a au moins eu un effet bénéfique certes de court terme, mais sur lequel on peut s’appuyer aujourd’hui, d’inverser momentanément la priorisation de la production sur la reproduction. Brusquement, on a assisté à un retournement : le partage entre le travail essentiel et le travail non-essentiel s’expose aux yeux de tous et toutes. Le travail reproductif est apparu pour ce qu’il est en vérité, un travail essentiel. Parce qu’historiquement et socialement, le fondement de l’oppression des femmes a été leur assignation au travail reproductif, les femmes se sont ainsi retrouvées en première ligne à effectuer ce travail essentiel et à lutter contre le Covid. De la même façon, parce qu’il est énormément assuré par les populations racisées et des classes populaires, ce sont elles qui se sont également retrouvées en première ligne. À la maison, ce sont elles qui ont pris en charge l’éducation des enfants, le soin du domicile, devenu un espace vital pour la survie de l’ensemble de la famille, qui se sont occupées de la nourriture, etc. À l’hôpital également, les professions de la santé sont extrêmement féminisées. Ce sont les femmes qui assurent le ménage, le soin, et la santé de toutes les personnes malades à l’hôpital. Pour le faire, elles ont risqué leur vie et celle de leurs proches. Enfin, cela a été également le cas dans les services, notamment dans l’approvisionnement en nourriture, avec le travail des caissières. Cela a d’ailleurs été mis en avant par le gouvernement et les médias au travers des expressions comme « les femmes en première ligne » ou « les premières de cordée ».

Mais cette contradiction étant inhérente au capitalisme, il ne peut la résoudre seul

Mais cette contradiction à laquelle fait face le capitalisme, il ne peut la résoudre seul, tant elle est inhérente à son fonctionnement même. In fine, il fera ainsi toujours primer la production des profits sur la survie et le bien être des travailleur.se.s. La crise du Covid est en effet l’élément déclencheur d’une crise économique d’une ampleur qui égalerait peut-être celle de 1929, et qui couvait. Face à cette crise économique, les capitalistes vont maintenir la production quoi qu’il arrive, et en nous imposant des conditions de travail jamais égalées dans la période récente. On le voit avec le couvre-feu ou les nouveaux confinements : on travaille, on prend des risques, on meurt, mais on n’a plus de vie, plus aucun lien social.

Parallèlement, la logique du profit demeure prégnante dans la santé. On le voit à l’hôpital, où la norme malgré la crise demeure celle d’une diminution drastique des moyens et du nombre de lits à cause de la gestion managériale de l’hôpital qui devient une entreprise. On le voit aussi avec les entreprises pharmaceutiques, qui obéissent à la logique des profits, et sont dès lors incapables, et les États avec elle, de rationaliser la production et de la planifier en fonction des besoins. C’est ainsi qu’on se retrouve face à une pénurie de vaccins, après avoir été face à une pénurie de masques, de gels, de tests, d’oxygène. Plus choquant encore, la logique du profit fait que les pays riches sont les premiers à avoir le vaccin, alors que la répartition ne devrait pas se faire par pays mais à l’échelle internationale, pour toutes les personnes à risque en priorité indépendamment de leur nationalité. Une seule conclusion s’impose : cette contradiction, c’est à nous de la résoudre.

Si le capitalisme n’est pas capable de sortir de sa contradiction constitutive, alors c’est à nous d’inverser l’ordre des priorités entre production des profits et reproduction de la force de travail. On voit que la reproduction est essentielle à la survie de nos sociétés. C’est elle qui doit être au centre. Ce qui revient à dire qu’il faut arrêter de produire en fonction du profit mais qu’il faut produire en fonction de nos besoins. Cela a pour corollaire de remettre au centre les personnes qui effectuent ce travail reproductif, et de bien comprendre que toute lutte sociale ne pourra se faire sans une dimension intrinsèquement féministe et antiraciste, tout en veillant à ce qu’il n’y ait pas une sur-assignation au travail reproductif : ce que nous montre cette crise, c’est combien ce travail vital doit être pris en charge collectivement.

Par ailleurs, il y a urgence à construire une mobilisation dans le domaine de la santé, en soulignant que ce n’est pas qu’un enjeu sectoriel, mais qui concerne l’ensemble des secteurs du monde du travail, pour que le vaccin soit un bien public mondial, pour socialiser les entreprises pharmaceutiques, pour obtenir une priorisation des financements dans la santé. Cela passe notamment par un lien entre soignant.e.s et soigné.e.s, qui pourrait se matérialiser autour de comités mixtes, sur le modèle de ce qui a pu exister dans les années 1970, comme les groupes MLAC en France, acronyme pour Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, qui regroupait dans un même comité soignant.e.s et soigné.e.s dans la lutte pour la légalisation de l’avortement.

Mais ce rapport de forces doit nous servir aussi à créer plus largement la possibilité d’une alternative. Le capitalisme ne pourra jamais résoudre la contradiction qui le fonde entre production et reproduction. Nous ne pouvons pas le réformer à la marge : seule une autre organisation de la production et de la reproduction permettra de sortir de la crise du capitalisme, qu’elle soit sanitaire ou économique. Il s’agit de décider collectivement de nos besoins, de ce qu’il est utile de produire ou non, et de comment le produire. Il s’agit également de socialiser la reproduction, par la mise en place de crèches collectives, de lieux d’éducation des enfants collectifs, de cantines collectives, de logements adaptés pour une mutualisation des tâches domestiques, etc. C’est donc d’une perspective révolutionnaire dont nous avons besoin.

Partager cette publication

Articles similaires

Reprendre nos affaires en main!

À l’approche des élections, voici venue l’heure des bilans de l’action des majorités sortantes. De manière générale, ces bilans s’avèrent plutôt décevants pour celles et ceux qui ont cru aux promesses des partis dits « de gauche » qui, finalement, se sont contentés de gérer un système mortifère. Aucun gouvernement n’a opéré de réelle rupture avec les mécanismes d’oppression et d’exploitation, et cela même à Bruxelles où la coalition rouge-verte ne comptait pourtant que deux ministres étiquetés à droite (Open VLD et Defi).
Bien sûr, « ça aurait pu être pire », ça le peut toujours. La menace de la droite et de l’extrême droite est bien réelle, pas seulement en perspective de résultats électoraux mais aussi étant donné la façon dont les options sécuritaires, antisociales et discriminantes s’installent de plus en plus facilement au sein des partis dits démocratiques. Heureusement que, malgré ce contexte morose, des résistances se sont organisées pour freiner cette course vers le mur. (…) Elles ont démontré que, ensemble, nous ne sommes pas prêt.e.s à nous laisser faire en abandonnant si facilement nos droits légitimes, fort.e.s de notre solidarité et de notre créativité collective.
Dans le nouveau numéro de Mouvements, nous avons choisi de revenir sur certains enjeux qui nous paraissent essentiels pour les Bruxellois.es en perspective des élections du 9 juin.

Voir l'évènement >>