3 agent-e-s STIB en lutte pour le droit de retrait

Le droit de retrait, un outil important contre le Covid au travail

Laurent Vogel
Chercheur associé à l’Institut Syndical Européen

Du 11 au 18 mai 2020, plus de 1300 chauffeurs et conductrices de la STIB ont exercé collectivement leur droit de retrait. En vue du déconfinement progressif après la première vague du Covid, la direction de l’entreprise publique avait décidé de réduire les mesures de prévention dans les transports en commun bruxellois[1].

Un droit né des luttes

L’exercice de ce droit a donné lieu à de vifs débats. Pour le patronat, c’était inadmissible. A l’intérieur même des organisations syndicales, des positions divergentes se sont exprimées. Les travailleur.se.s et les délégué.e.s impliqué.e.s dans le mouvement ont dû créer un collectif pour aller en justice. Ce procès a commencé le 4 janvier 2021. Il se poursuivra pendant longtemps parce que la tactique de la STIB est de prolonger les débats judiciaires aussi longtemps que possible. L’arrière-pensée de la direction est qu’un jugement éventuellement favorable aux travailleurs interviendra alors qu’on aura le Covid derrière soi. Il n’obligera pas l’entreprise à renforcer la prévention. S’agissant d’une entreprise publique, la responsabilité politique de la Région Bruxelloise ne peut être esquivée. D’autant plus qu’une prévention insuffisante dans les transports publics implique des risques qui concernent à la fois la santé au travail et la santé publique.

Le droit de retrait trouve son origine dans le renouveau des luttes ouvrières autour des questions de santé au travail dans les années ’70. Il a progressivement été intégré dans la législation de nombreux pays. Quelques jalons illustrent ce mouvement. En 1977, introduction du droit de retrait dans la réglementation aux Etats-Unis et en Suède. 1981 marque une étape importante avec la reconnaissance de ce droit par la convention n° 155 de l’Organisation internationale du travail. Cet instrument a été ratifié par 70 pays dans le monde, dont la Belgique depuis 2011. En 1983, le droit de retrait est consacré en France dans le cadre des lois Auroux au début de la présidence de Mitterrand. En 1989, ce droit est repris par la directive-cadre européenne sur la santé et la sécurité au travail. C’est précisément lors de la transposition de cette directive européenne que ce droit a été introduit dans la réglementation belge. La référence actuelle est l’article I.2-26 du Code du bien-être au travail.

Face à un danger grave et imminent

D’un pays à l’autre, les formulations ne sont pas identiques mais l’élément essentiel ne varie pas. Face à un danger grave et immédiat, le/la travailleur.se peut se retirer du travail. Il ou elle doit aussitôt informer l’employeur de la situation. L’initiative du retrait repose sur la perception du travailleur. Celle-ci dépendra des éléments d’information dont il dispose sur le danger ainsi que de la qualité de la prévention mise en place. L’exercice du droit de retrait ne peut donner lieu à aucune sanction et l’employeur ne peut ordonner la reprise du retrait que lorsque le danger a cessé ou que des mesures de prévention adéquates ont été mises en place. Les différences principales concernent le lien entre le droit de retrait et l’action collective. Ce lien apparaît de manière directe dans certains pays comme les pays nordiques où le droit de retrait est exercé à l’initiative de représentants syndicaux pour la santé au travail. Dans d’autres pays, le lien avec l’action collective passe généralement par l’action de comités de sécurité et hygiène, appelés Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) en Belgique. Ainsi, les CPPT belges disposent d’un droit d’alerte en cas de danger.

Une insubordination justifiée

Si l’on réfléchit aux fondements du droit de retrait, il s’agit simplement d’appliquer au travail le doit fondamental à la vie et à la santé. Ce « simplement » est loin d’être évident tant est ancrée la conception que, par le contrat de travail, l’employeur dispose d’une emprise sur l’organisation du travail et pourrait dès lors soustraire les lieux de travail aux règles ordinaires de protection de la vie humaine. La contestation ouvrière affirme, à l’opposé, que la vie et la santé ne sont pas négociables dans le contrat de travail. Se retirer du travail en cas de danger grave et immédiat constitue une forme d’insubordination justifiée par un droit humain fondamental.

Dès le début de la pandémie du Covid, le droit de retrait a joué un rôle important pour promouvoir une prévention plus efficace au travail. L’exposition professionnelle au virus constitue bien un danger grave et immédiat si des mesures de prévention efficaces, adaptées à la réalité concrète de l’activité de travail n’ont pas été mises en pratique.

Dans un premier temps, lorsque les autorités publiques minimisaient le danger du Covid, le droit de retrait a été invoqué collectivement en France par le personnel du musée du Louvre. Son premier arrêt de travail remonte au dimanche 1er mars 2020 alors que le gouvernement Macron repoussait la perspective du confinement. Cette action a permis de mettre en place des protocoles sanitaires sous la pression de la base. Par la suite, ce droit a été exercé à de multiples reprises en Europe comme dans d’autres parties du monde.

Comment expliquer que l’exercice d’un droit fondamental, largement reconnu ailleurs dans le monde, ait été contesté en Belgique ? Dans les jours qui ont suivi le retrait du Louvre en mars 2020, la RTBF a prétendu de façon infondée « Cette disposition du droit français n’a pas d’équivalent en Belgique »[2]. Cette information ne correspond pas à la réalité. Elle s’appuie cependant sur le fait que, pendant plus de deux décennies, le droit de retrait est resté ineffectif dans notre pays. S’il a été exercé antérieurement à la pandémie, il n’en reste aucune trace. Aucun tribunal du travail n’a jamais été saisi d’un différend. Avant le Covid, il n’était pas intégré dans les stratégies syndicales de défense de la santé au travail. Alors que dans de nombreux autres pays européens, les organisations syndicales avaient défini des stratégies judiciaires qui ont permis de faire reconnaître ce droit et d’en préciser les conditions d’application, il n’existait aucune jurisprudence en Belgique. La direction de la STIB en a profité pour sanctionner les travailleur.se.s concerné.e.s. Au-delà de la situation concrète dans l’entreprise, il y eu sans doute une volonté d’intimider, d’éviter que d’autres travailleur.se.s se mettent à revendiquer ce droit dans d’autres secteurs.

A cet égard, l’action des travailleur.se.s de la STIB évoque un précédent : celui des ouvrières de la FN qui sont parties en grève en 1966 pour revendiquer l’égalité salariale entre hommes et femmes. Le principe juridique existait déjà, au moins dans le droit européen que la Belgique devait mettre en œuvre. Ce n’est qu’après la grève de la FN que des actions judiciaires ont contribué à changer le rapport de forces. Ce qui n’était qu’un droit sur le papier est devenu un outil de transformation sociale dont nous pouvons mesurer aujourd’hui l’impact historique.

Pour une analyse juridique plus détaillée, voir le carnet de crise du centre de droit public de l’ULB #20 du 24 avril 2020 : https://droit-public.ulb.ac.be/carnet-de-crise-20-le-droit-de-retrait-un-outil-juridique-central-pour-assurer-la-protection-effective-de-la-sante-des-travailleurs-en-periode-de-covid-19-du-24-avril-2020/

[1]
[1] G. Maufroy, Les agents de la STIB en première ligne dans la bataille pour le droit de retrait, Mouvements n°2, décembre 2020, pp. 46-49. Voir aussi Visioconférence du 15 janvier 2021 avec Oliver  Rittweger de Moor (délégué CPPT) et Sophie Remouchamps (avocate du collectif) : https://www.youtube.com/watch?v=sqKyi3ufQzE&feature=emb_logo
[2]
[2] Voir l’article de Patrick Michalle sur le site de la RTBF : https://www.rtbf.be/info/societe/detail_coronavirus-peut-on-arreter-le-travail-par-peur-d-etre-contamine-situation-differente-entre-la-belgique-et-la-france?id=10445906

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