depense-etat-2015-21

Le carcan budgétaire au niveau communal

Par Virginie de Romanet
Plateforme ACIDe et CADTM Belgique

L’appel de la plateforme ACIDe (Audit citoyen de la dette) créée en 2013 a été signé par de nombreux mouvements sociaux pour dénoncer les mesures d’austérité imposées en Belgique au prétexte de l’endettement suite aux sauvetages bancaires de 2008 et 2011. L’ACIDe se donne pour objectif l’analyse de l’endettement aux différents niveaux de pouvoir (fédéral, régional, communal) et la mise en avant d’alternatives pour contrer le discours habituel visant à justifier les coupes dans les dépenses publiques.

Les arguments et ce qu’ils cachent
Au motif que les populations européennes vivraient au-dessus de leurs moyens, les règles comptables européennes imposent un carcan budgétaire qui se traduit par le maintien du déficit public en deçà de 3% du PIB. A priori, cela semble tout à fait censé et judicieux de viser à équilibrer recettes et dépenses. Sauf que…ce sont toujours les mêmes dépenses qui sont remises en question et qui font les frais de cette politique. Qu’il s’agisse de dépenses des pensions, de chômage, de santé, d’éducation, de logement, etc…En bref de dépenses sociales le discours est toujours le même : « ça coûte trop cher, l’État est trop généreux ». La logique est implacable, « il faut un  ajustement budgétaire » pour diminuer la dette. Or depuis 2012 ce sont 50 milliards d’euros de mesures d’austérité qui ont été imposées en Belgique sans que la dette n’ait diminué[1].

Par contre pour les dépenses liées au paiement de la dette, on n’entend jamais la moindre remise en question. Et pourtant, il y aurait des économies à faire de ce côté-là ! En effet, la dette est la première dépense publique à hauteur d’environ 43 milliards d’euros par an dont environ 12 milliards d’intérêts. L’interdiction faite à la Banque centrale européenne de prêter aux États membres a entraîné pour la Belgique un surcoût de plus de 250 milliards d’euros depuis 25 ans. A cela, il faut ajouter une perte de recettes de 170 milliards de cadeaux fiscaux aux plus riches sur une période de dix ans et une dépense de plus de 30 milliards pour les sauvetages bancaires.

L’audit de la dette que promeut ACIDe vise à analyser l’endettement pour mettre à jour les dettes illégitimes qui n’ont pas profité à une partie population mais seulement à quelques privilégiés (grandes entreprises et particuliers fortunés) en vue de leur annulation. Ce qui permettrait de retrouver des marges de manœuvre ! Il faut se rendre compte que la dette des pouvoirs publics est bien plus qu’une question purement économique et financière. Il s’agit d’un prétexte et d’une arme qui permet aux créanciers de prendre le contrôle des entités endettées. Ce contrôle s’accompagne toujours d’un transfert massif de richesses en dehors du remboursement de la dette. Il se traduit par des coupes dans les services publics et une baisse des dépenses sociales, et ce désengagement des pouvoirs publics se traduit par la création de marchés pour des entreprises privées, qu’il s’agisse d’une privatisation totale ou de la création de Partenariats public privé (PPP)[2], coûtant dans les deux cas plus cher au public.

Le volet comptable de l’affaire
En 2010, une nouvelle version du système européen des comptes (SEC) nationaux et régionaux est entrée en vigueur, qui s’applique à toutes les entités publiques européennes, dont les communes, y compris à des entités consolidées d’une commune dont tout ou partie du financement dépend de la commune : CPAS, service incendie, zone de police, ASBL, etc. Le problème n’est pas qu’il existe une norme comptable européenne, mais bien sa philosophie.

Le principe des droits et engagements constatés
La norme SEC2010 – qui s’inscrit dans le prolongement de la norme SEC95 – comptabilise toutes les recettes et dépenses au moment où elles sont décidées et non au moment où l’argent rentre ou sort de la trésorerie. On appelle cela les « droits et engagements constatés ». Cette notion abolit la distinction entre des dépenses/recettes de fonctionnement où le flux monétaire entrant ou sortant a lieu dans l’année en cours et les dépenses/recettes d’investissements qui s’échelonnent sur plusieurs années par le biais de l’amortissement. Elle définit un solde budgétaire dont le déficit selon les critères de Maastricht ne doit pas dépasser 3% du PIB de l’entité en question et même un déficit structurel ne dépassant pas 0,5% depuis l’adoption en 2012 du TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance).

Le propre des dépenses d’investissement est de permettre l’augmentation du patrimoine public qui est amorti sur plusieurs années. Or, avec la norme SEC2010, ces dépenses doivent être comptabilisées au cours de l’année où elles sont engagées, ce qui a pour conséquence directe de bloquer l’investissement. Or, la Belgique est déjà en sous-investissement depuis 25 ans[3] et cela va énormément empirer les choses.

Le blocage des investissements publics et leurs conséquences
L’étude annuelle 2014 de Belfius portant sur les finances locales a ainsi fait état d’une baisse de 16,5% en 2013 et de 18,5% en 2014 des dépenses d’investissement des communes wallonnes avec un impact majeur sur le secteur de la construction. Pourtant la dette de l’ensemble des communes du pays ne représente que 5% du total de la dette belge alors que leurs investissements publics représentent la moitié des investissements du pays. Tout cela a été finement élaboré par les tenants de la libéralisation qui s’abritent derrière des principes comptables supposément objectifs. Comme les besoins n’ont pas disparu par enchantement, ce sont alors la privatisation ou le recours aux partenariats publics-privés pour la construction d’hôpitaux, d’écoles, de logements sociaux ou communaux, etc. qui s’imposent. Une manne pour doper les partenariats public-privé !

Partout dans l’Union européenne, les pouvoirs locaux sont confrontés à cette situation ce qui a conduit le Parlement européen à adopter une résolution sur les effets des contraintes budgétaires sur les autorités régionales et locales. L’année suivante en décembre 2014, le Conseil des Communes et Régions d’Europe a appelé la Commission, le Conseil et le Parlement européens à revoir la norme SEC2010 pour « traiter les dépenses d’investissement différemment des dépenses pour les coûts opérationnels ».

Il est important de préciser ici que nous soutenons évidemment la possibilité de réaliser des investissements d’envergure qui répondent à des besoins réels et améliorent la qualité de vie en particulier pour les catégories défavorisées, cela ne vaut pas pour des investissements de prestige (gares surdimensionnées – à Liège et Mons, deuxième stade de foot et troisième centre commercial en région de Bruxelles-Capitale) qui entraînent des coûts inutiles.

Selon le même principe qui prévaut pour les investissements, la norme SEC2010 a également un impact majeur sur la dette, celle de sortir le remboursement du capital (l’amortissement) des budgets et comptes de résultat. N’apparaissent alors dans ceux-ci que les intérêts. Par ce tour de passe-passe, la dette, première dépense de l’État (même au niveau de certaines communes) apparaît bien après dans l’ordre des dépenses ! Au niveau fédéral, il semble que ce sont environ 12 milliards au lieu d’environ 43 !

Le principe de la consolidation
La consolidation intègre les dettes d’organes liées aux communes (ou aux régions) comme les CPAS, les zones de police, certaines associations subsidiées… Cela fait augmenter ou diminuer la dette communale en fonction du déficit ou des excédents cumulés de ces organismes. S’ils ont des excédents, ils ne peuvent les garder mais doivent les affecter au remboursement de la dette communale.

Un impact également sur les dépenses de fonctionnement
Les dépenses de fonctionnement sont également affectées en raison d’une baisse des recettes. Par ailleurs, l’ensemble des communes du pays va perdre 884 millions d’euros entre 2016 et 2021 en raison du Tax Shift qui diminue la fiscalité sur le travail sous prétexte de créer de l’emploi. L’État fédéral qui transfère aux régions et communes une partie des recettes perçues au titre de l’impôt sur les personnes physiques diminuera donc sa contribution.

Une stratégie bien rodée
Il existe en Belgique francophone deux instances chargées du contrôle de l’équilibre budgétaire des pouvoirs locaux, ce sont le CRAC (Centre Régional d’Aide aux Communes) en région wallonne et le FRBRTC (Fonds régional bruxellois de refinancement des trésoreries communales) qui octroient des prêts en échange de strictes conditionnalités qui restreignent fortement la marge de manœuvre des communes sous tutelle. Bien que fort peu connus, leur action n’est pas sans rappeler l’action de sinistre mémoire du FMI.

Quel moyen plus efficace que des coupes dans les dépenses pour octroyer des marchés au privé ? Christian Morrisson, haut fonctionnaire à l’OCDE (Organisation de coopération et développement économique) donne dans un rapport de 1996 intitulé « La faisabilité politique de l’ajustement » des conseils aux gouvernements sur la manière d’appliquer des mesures d’austérité impopulaires pour éviter de déclencher des révoltes. En voici pour terminer des extraits révélateurs :

« Une politique monétaire restrictive, des coupures brutales de l’investissement public ou une réduction des dépenses de fonctionnement ne font prendre aucun risque à un gouvernement. Cela ne signifie pas que ces mesures n’ont pas des conséquences économiques ou sociales négatives mais nous raisonnons ici en fonction d’un seul critère : minimiser les risques de troubles. (…) Un programme qui toucherait de façon égale tous les groupes (c’est-à-dire qui serait neutre du point de vue social) serait plus difficile à appliquer qu’un programme discriminatoire, faisant supporter l’ajustement à certains groupes et épargnant les autres pour qu’ils soutiennent le gouvernement. (…) Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » (pp. 16, 17 et 30 du rapport)

Les normes comptables européennes, loin de n’être qu’un simple outil comptable, revêtent la même signification politique que ce qu’évoque Morrisson : faire avaler la pilule de l’ajustement de manière à éviter les contestations et les explosions sociales. Tout en continuant à résister à ces normes étouffantes, il est important d’envisager aussi la possibilité d’y désobéir. Ces normes qui imposent chaque jour plus de carcan aux populations européennes, et les scandales récents concernant l’utilisation de l’argent public, montrent la nécessité de mettre notre nez dans les comptes publics et de développer un contrôle populaire et permanent de ceux-ci. A défaut, nous sommes voué.e.s à vivre des tunnels bruxellois à grande échelle…

 

 

Tout en continuant à résister à ces normes comptables et budgétaires étouffantes, il est important d’envisager aussi la possibilité d’y désobéir, et de développer un contrôle populaire et permanent des comptes publics.

[1] http://www.auditcitoyen.be/belgique-60-milliards-dausterite-en-7-ans-pour-quels-resultats/

[2] Dans le cadre des partenariats public privé le secteur privé consent un investissement important en échange de recettes très importantes garanties par l’État ou l’entité publique pendant de nombreuses années pour un coût final généralement équivalent à environ 3 fois le coût initial.

[3] Voir à ce sujet le dossier du Soir « Les investissements publics ont chuté de 50% en 25 ans » : http://plus.lesoir.be/28833/article/2016-03-03/les-investissements-publics-ont-chute-de-50-en-25-ans

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