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Le Balai Libéré, grève féminine prémices d’une expérience féministe?

Le 25 février 1975, 37 travailleuses se mettent en grève. Dans la lignée des sablières de Wauthier- Braine, de l’usine des Jeans Salik ou de l’usine de cristal Val Saint-Lambert, les nettoyeuses de l’entreprise AMIC se lancent dans une expérience autogestionnaire qui durera quinze ans sous le nom du Balai Libéré. Sans être féministe, cette grève féminine conduisant à l’autogestion ne revêt-elle pas pour autant des aspects féministes en tant que processus d’émancipation et de remise en cause des rôles assignés au genre ? Le MOC est allé à la rencontre de quatre des derniers témoins d’une lutte inscrite dans son époque.

Présent dès le début, Raymond Coumont, ancien secrétaire fédéral de la CSC du Brabant wallon et de la CNE, fut l’un des soutiens les plus important de l’expérience du Balai Libéré. Il est resté aux côtés des travailleuses durant quinze ans. Passé en autogestion, l’entreprise de nettoyage a été rejointe par des militantes venues en renfort. C’est le cas de Monique Kerouanton qui rentre dans le Balai Libéré en 1977 comme militante nettoyeuse, suivie de Christiane Van den Hove, animatrice et assistante sociale. Comme Christiane avant elle, Raymonde Harchies rejoint l’équipe comme animatrice. MOC-Bruxelles : La décennie des années septante est une période de pleine ébullition pour les processus autogestionnaires en France comme en Belgique. C’est dans cette même veine que s’inscrit l’expérience du Balai Libéré, reconversion par les femmes de la firme de nettoyage AMIC en entreprise autogérée sur le site de l’université de Louvain-La-Neuve. Comment cette idée est-elle née ? Peut-on en faire une expérience féministe également ?

Présent dès le début, Raymond Coumont, ancien secrétaire fédéral de la CSC du Brabant wallon et de la CNE, fut l’un des soutiens les plus important de l’expérience du Balai Libéré. Il est resté aux côtés des travailleuses durant quinze ans. Passé en autogestion, l’entreprise de nettoyage a été rejointe par des militantes venues en renfort. C’est le cas de Monique Kerouanton qui rentre dans le Balai Libéré en 1977 comme militante nettoyeuse, suivie de Christiane Van den Hove, animatrice et assistante sociale. Comme Christiane avant elle, Raymonde Harchies rejoint l’équipe comme animatrice.

MOC-Bruxelles : La décennie des années septante est une période de pleine ébullition pour les processus autogestionnaires en France comme en Belgique. C’est dans cette même veine que s’inscrit l’expérience du Balai Libéré, reconversion par les femmes de la firme de nettoyage AMIC en entreprise autogérée sur le site de l’université de Louvain-La-Neuve. Comment cette idée est-elle née ? Peut-on en faire une expérience féministe également ?
Raymond Coumont :
L’origine de l’action n’est pas du tout liée à des revendications féministes. Le directeur de l’entreprise AMIC avait décidé d’envoyer une partie des nettoyeuses du site de l’université de Louvain-La-Neuve à Recogne, à une centaine de kilomètres. Ce qui était quasiment impossible pour ces femmes. Cela signifiait trois heures de trajets supplémentaires par jour. Or, comme la plupart des femmes, en tout cas à cette époque-là, elles devaient se charger de déposer et récupérer les enfants à l’école, du ménage, du souper pour le mari. En termes d’organisation de leur vie privée, cela signifiait devoir signer leur préavis. Elles ont alors pris contact avec la cellule syndicale de la CSC du site de Louvain-La-Neuve, dont Gilberte Tordoir était la permanente. Nous leur avons donné rendez-vous le jour de leur départ afin de faire une assemblée générale et voir si elles partaient en grève. Le patron refusant tout dialogue, on a refait une assemblée générale et on leur a proposé de licencier le patron : « Puisque vous voulez nous mettre dans une situation de licenciement, c’est nous qui vous licencions. » J’ai rédigé la lettre, puis je l’ai soumise à l’assemblée. Le lendemain matin, elle partait par lettre recommandée signée par toutes les ouvrières.
Monique Kerouanton, Raymonde Harchies et Christiane van den Hove : Très rapidement, les ouvrières se sont mises à dénoncer aussi les mauvaises conditions de travail. Elles revendiquaient une hausse des salaires, des vêtements de travail. Est venue la question du comportement du contremaître et de son rôle. Puis celui du patron. Elles n’en avaient pas besoin pour faire leur travail. Mais elles ne savaient pas gérer toutes les questions salariales. Raymond Coumont les a aidées à trouver une solution et à négocier avec l’UCL. Elles ont alors envoyé une lettre de licenciement au patron, voir P17. La lettre était magnifique. Elles étaient fières de dire qu’elles avaient licencié leur patron.

MOC-Bruxelles : Comment a réagi l’UCL à cette dynamique ?
Monique Kerouanton, Raymonde Harchies et Christiane van den Hove :
L’UCL a rompu le contrat avec le patron. Cela a été possible parce qu’il y avait l’UCL. À l’époque c’était bien vu de soutenir une alternative de ce type parce que c’était dans l’air du temps. On est dans le courant de LIP, de l’autogestion. C’était un peu l’époque… La CSC, de son côté, a trouvé deux personnes qui sortaient de l’université pour aider les équipes à faire le travail, les coordonner. Chaque équipe avait une réunion par semaine. Il fallait mettre en place un comité de gestion avec une déléguée de chaque équipe sachant que les équipes étaient disséminées un peu partout sur le site de Louvain-la-Neuve. Il y avait aussi une équipe de laveurs de vitres.

MOC-Bruxelles : Donc, il y avait des hommes dans l’aventure ?
Monique Kerouanton, Raymonde Harchies et Christiane van den Hove :
Les laveurs de vitres n’étaient pas là au début. Ça a d’ailleurs été des discussions. Est-ce qu’on introduit des hommes ? Est-ce que cela ne va pas faire des bisbilles entre les femmes ? Puis, le salaire des laveurs de vitres était beaucoup plus élevé que celui des nettoyeuses, sachant que c’est la commission paritaire qui se chargeait de définir les barèmes. Un laveur de vitre était payé 229,87 francs belges brut, contre 189,14 francs belges pour les nettoyeuses. Or, elles revendiquaient de pouvoir atteindre ce salaire-là. On n’a jamais pu obtenir de rattraper les salaires des laveurs de vitres. Il y a une femme qui a tenté le métier de laveur de vitres. Elle n’a pas tenu le coup. Il y avait des bâtiments où on se disait que les architectes n’avaient jamais pensé qu’après il fallait laver les vitres. Certaines vitres étaient tellement penchées …
Raymond Coumont : Cinq-six hommes ont rejoint l’équipe comme laveur de vitres. Deux ont accepté de jouer le jeu mais les autres n’aimaient pas vraiment l’idée que des femmes prennent des décisions. Ils faisaient les coqs en assemblée, avaient tendance à dominer l’espace de parole. Ils ont voulu aller de leur côté et ne voulaient pas être payés le même salaire. Ça n’a pas été facile avec eux non plus.

MOC-Bruxelles : Comment la famille réagissait-elle ? Les femmes étaient-elles soutenues par leur mari ?
Raymond Coumont :
il faut se rendre compte que c’était un milieu particulier. Les femmes n’avaient aucune qualification. Il s’agissait d’un milieu très « traditionnel » où le rôle de la femme était très défini. Elle travaille, s’occupe du ménage et des enfants. À tel point que dans les assemblées générales, on s’est retrouvé avec les maris qui voulaient y assister pour parler à la place de leur femme. Pour certaines femmes, c’était compliqué d’assister aux réunions dès qu’elles dépassaient l’horaire de travail normal. Elles disaient : « Je dois absolument m’en aller parce que je vais avoir des ennuis avec mon mari qui ne va jamais admettre que j’aille moi me réunir dans des réunions syndicales, etc. alors que ma place est à la maison à partir de cette heure-là. » Elles n’ont pas eu facile sur le plan privé.

MOC-Bruxelles : Si on ne parle pas de lutte féministe, cette expérience semble soulever de nombreuses problématiques propres à la place de la femme au sein de la société, de la cellule familiale, du rôle assigné au genre dans la sphère publique et privée. Cela a dû engendrer quelques bouleversements ?
Raymond Coumont :
Il est vrai que cette lutte, qui n’était pas au départ une lutte féministe, mais une lutte de femmes, parce qu’il était question d’une entreprise de femmes, avec uniquement des femmes, est venue secouer la vie privée de plusieurs d’entre elles. Certaines ont eu de sérieux problèmes avec leur compagnon ou leur mari, parce qu’il voyait ça d’un très mauvais œil, leur femme qui allait rencontrer des syndicalistes. Un bon nombre d’entre elles ont vraiment commencé à s’émanciper, à poser des questions : « Et pourquoi je ne pourrais pas le faire ? et pourquoi toi tu n’irais pas chercher les gosses quand moi je suis à un piquet de grève, etc. ? » Cela ne partait pas de quelque chose d’idéologique, mais dans l’action, elles se sont rendu compte qu’effectivement elles pouvaient faire d’autres choses. Et puis il faut se dire que ces femmes n’avaient jamais manifesté de leur vie. Or, elles ont organisé des manifestations avec des étudiants, qui n’étaient pas piquées des vers !

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