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La stratégie du frein d’urgence écosocialiste

Michael Löwy
Sociologue et philosophe franco-brésilien,
directeur de recherches émérite au CNRS

enseignant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)

Quelle est la situation de la planète en 2019 ? Premier constat : tout s’accélère bien plus vite que prévu. L’accumulation de gaz carbonique, la montée de la température, la fonte des glaciers polaires et des « neiges éternelles », la désertification des terres, les sécheresses, les inondations : tout se précipite, et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se révèlent trop optimistes. On penche maintenant, de plus en plus, pour les fourchettes les plus élevées, dans les prévisions pour l’avenir prochain. On ne parle plus – ou de moins en moins – de ce qui va se passer à la fin du siècle, ou dans un demi-siècle, mais dans les dix, vingt, trente prochaines années. Il n’est plus seulement question de la planète que nous laisserons à nos enfants et petits-enfants, mais de l’avenir de cette génération-ci.        

Les « décideurs » de la planète – milliardaires, managers, banquiers, investisseurs, ministres, parlementaires et autres « experts » – motivés par la rationalité bornée et myope du système, obsédés par les impératifs de croissance et d’expansion, la lutte pour les parts de marché, la compétitivité, les marges de profit et la rentabilité, semblent obéir au principe proclamé par Louis XIV : « après moi le déluge ». Le déluge du XXIe siècle risque de prendre la forme, comme celui de la mythologie biblique, d’une montée inexorable des eaux, noyant sous les vagues les villes de la civilisation humaine.

L’écosocialisme est un courant politique fondé sur une constatation essentielle : la sauvegarde des équilibres écologiques de la planète, la préservation d’un environnement favorable aux espèces vivantes – y compris la nôtre – est incompatible avec la logique expansive et destructrice du système capitaliste. La poursuite de la « croissance » sous l’égide du capital nous conduit, à brève échéance – les prochaines décennies – à une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité : le réchauffement global.

En d’autres termes : l’écosocialisme est une proposition radicale – c’est-à-dire, s’attaquant à la racine systémique de la crise écologique – qui se distingue aussi bien des variantes productivistes du socialisme du XXe siècle – que ce soit la social-démocratie ou le « communisme » de facture stalinienne – que des courants écologiques qui s’accommodent, d’une façon ou de l’autre, du système capitaliste. Une proposition radicale qui vise non seulement à une transformation des rapports de production, de l’appareil productif et des modèles de consommation dominants, mais à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne. La prémisse centrale de l’écosocialisme est qu’un socialisme non-écologique est une impasse, et une écologie non-socialiste est incapable de confronter les enjeux actuels.

L’idée d’un socialisme écologique – ou une écologie socialiste – ne commence vraiment à se développer qu’à partir des années 1970, sous des formes très diverses, dans les écrits de certains pionniers d’une réflexion « rouge et verte » : Manuel Sacristan (Espagne), Raymond Williams (Angleterre), André Gorz et Jean-Paul Déléage (France) et Barry Commoner (États-Unis). Le terme « écosocialisme » ne commence à être utilisé qu’à partir des années 1980 quand apparaît, dans le Parti Vert Allemand, un courant de gauche qui se désigne comme « écosocialiste » ; ses principaux porte-paroles sont Rainer Trampert et Thomas Ebermann. Vers cette époque apparaît le livre L’Alternative d’un dissident socialiste de l’Allemagne de l’Est, Rudolf Bahro qui développe une critique radicale du modèle soviétique et est-allemand, au nom d’un socialisme écologique. Au cours des années 1980, le chercheur nord-américain James O’Connor va développer ses travaux en vue d’un marxisme écologique, et fonder la revue Capitalism, Nature and Socialism, tandis que Frieder Otto Wolf, un député européen et dirigeant de la gauche du Parti Vert Allemand, et Pierre Juquin, un ex-dirigeant communiste converti aux perspectives rouges/vertes, vont rédiger ensemble le livre Europe’s Green Alternative, une sorte de tentative de manifeste écosocialiste européen. En 2001,Joel Kovel et moi-même publions un Manifeste Écosocialiste, qui servira de référence pour la fondation, à Paris en 2007, du Réseau Écosocialiste International qui distribuera, lors du Forum Social Mondial de Belem (Brésil) la Déclaration de Belém, un nouveau manifeste écosocialiste au sujet du réchauffement global. Ajoutons à cela les travaux de John Bellamy Foster et ses amis de la revue de gauche américaine Monthly Review, qui se réclament d’une révolution écologique avec un programme socialiste ; les écrits des écosocialistes féministes Ariel Salleh et Terisa Turner ; la revue Canadian Dimension, animée par les écosocialistes Ian Angus et Cy Gornik ; les réflexions du révolutionnaire péruvien Hugo Blanco sur les rapports entre indigénisme et écosocialisme ; les écrits du philosophe (disciple d’Ernst Bloch et d’André Gorz) Arno Münster ; les réseaux écosocialistes du Brésil et de la Turquie, les conférences écosocialistes qui commencent à s’organiser en Chine, etc.

Oui,  nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie écosocialiste, mais il y a urgence : en attendant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mesure de réglementation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.  

L’écosocialisme est un projet d’avenir, une utopie radicale, un horizon du possible, mais aussi, et inséparablement, une action ici et maintenant, autour d’objectifs et de propositions concrètes et immédiates. Le seul espoir pour le futur sont des mobilisations comme celle de Seattle en 1999, qui a vu la convergence de écologistes et syndicalistes, ainsi que la naissance du mouvement altermondialiste ; les protestations de 100000 personnes à Copenhague en 2009, autour du mot d’ordre « Changeons le Système, pas le Climat » ; ou la Conférence des Peuples sur le Changement Climatique et la Défense de la Mère Terre, à Cochabamba en avril 2010, rassemblant plus de trente mille délégué.e.s de mouvements indigènes, paysans et écologiques du monde.

Le combat pour des réformes éco-sociales peut être  porteur d’une dynamique de changement, à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des intérêts dominants, au nom des “règles du marché”,  de la “compétitivité” ou de la “modernisation”. Certaines demandes immédiates sont déjà, ou peuvent rapidement devenir, le lieu d’une convergence entre mouvements sociaux et mouvements écologistes, syndicats et défenseurs de l’environnement,  “rouges”  et  “verts”. Ce sont des demandes qui souvent « préfigurent » ce que pourrait être une société éco-socialiste. Par exemple :

– la promotion de transports publics – trains, métros, bus, trams – gratuits comme alternative à l’étouffement et à la pollution des villes et des campagnes par la voiture individuelle et par le système des transports routiers ;

– la réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauches compensatoires comme réponse au chômage et comme vision de la société privilégiant le temps libre par rapport à l’accumulation de biens.

La liste des mesures nécessaires existe,  mais elle est difficilement compatible avec le néolibéralisme et la soumission aux intérêts du capital… Chaque victoire partielle est importante, à condition de ne pas se limiter aux acquis, mais de mobiliser immédiatement pour un objectif supérieur, dans une dynamique de radicalisation croissante. Chaque gain dans cette bataille est précieux, non seulement parce qu’il ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’il permet aux individus, notamment aux travailleur.se.s et aux communautés locales, plus particulièrement paysannes et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat, de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.  

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