femmes libanaises dans les manifestations contre le gouvernement

La révolution inachevée du Liban : où sont les travailleurs ?

Par Rima Majed,
Chercheuse à l’Université américaine de Beirut (AUB)

Personne n’aurait pu imaginer qu’un soulèvement révolutionnaire de l’ampleur du 17 octobre au Liban serait aussi rapidement confronté à une série d’événements catastrophiques.  Au-delà de la contre-révolution bien attendue du régime à travers ses appareils étatiques et non étatiques, qui comprenaient l’armée et les forces de sécurité, les milices sectaires, les technocrates et les banquiers, l’année 2020 a apporté avec elle une série de transformations lourdes et profondes. Alors que le soulèvement a débuté sur fond de crise financière[1] révélée par la pénurie de dollars américains dans le système bancaire d’un pays dont l’économie est entièrement dollarisée (les prix sont fixés en dollars), les effets de trois événements principaux ont accéléré le freinage du soulèvement et ont en partie façonné son incapacité à pousser à un changement politique majeur : (1) la dévaluation sévère et la chute libre de l’économie, (2) la pandémie mondiale de COVID-19, et (3) l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. Ces trois événements ont profondément affecté les travailleur.se.s, les employé.e.s et les petites entreprises. Cependant, l’absence de syndicats et organisations de travailleurs actives a fait que ces tournants difficiles sont devenus un motif de démobilisation et de rétractation, plutôt qu’une motivation pour plus d’organisation et la poursuite de la lutte collective.

Effondrement financier, pandémie et la plus grande explosion (non-nucléaire) de l’histoire

La précipitation du krach financier depuis la fin de 2019 a entraîné la perte d’emplois pour des dizaines de milliers de personnes, l’incapacité de centaines de milliers de personnes à faire face à l’inflation croissante, la dévaluation de la monnaie et l’impossibilité d’accéder à leurs fonds qui se sont “évaporés” des banques, ainsi que la perte du pouvoir d’achat de millions de personnes et leur chute dans la pauvreté. La Banque mondiale a indiqué qu’en janvier 2020, plus de 50 % de la population libanaise vivait sous le seuil de pauvreté[2]. Ces énormes transformations de la situation économique ont eu des répercussions sur le marché du travail et sur les dynamiques de classes au Liban. La crise a conduit de nombreux travailleurs à accepter des salaires plus bas et des conditions de travail qui se dégradent (de nombreuses entreprises ont commencé à payer des demi-salaires dès octobre 2019), à entrer dans l’informalité afin de pouvoir mettre du pain sur leur table, ou à envisager la migration s’il y a une possibilité de trouver une vie meilleure à l’étranger. Alors que la crise économique avait initialement déclenché le soulèvement et fait descendre des millions de personnes dans la rue, plusieurs mois après le début de la crise, le fardeau financier a fait des ravages dans la vie des gens, ce qui a poussé beaucoup d’entre eux à quitter les rues afin de mettre de l’ordre dans leur vie et leurs moyens de subsistance individuels, loin du sort collectif du soulèvement. Cela a été particulièrement le cas en raison de l’absence d’organisations du monde du travail, capables de protéger les travailleur.se.s et de donner la priorité à leurs luttes au milieu de l’effondrement financier le plus profond de l’histoire moderne du pays.

Cette situation financière terrible a été encore aggravée par la pandémie mondiale COVID-19 qui est venue imposer son poids sur une situation économique déjà en chute libre au Liban[3]. Le confinement ayant obligé les entreprises à fermer pendant de longues périodes, de nombreux autres travailleur.se.s et employé.e.s ont perdu leur emploi et plusieurs entreprises ont fait faillite. L’absence de protection sociale par l’État et l’absence de tout filet de sécurité pour le grand nombre de travailleur.se.s du secteur informel ont créé une situation désastreuse. Cette situation a été particulièrement catastrophique pour les millions de réfugié.e.s et de travailleur.se.s migrant.e.s qui ont été gravement touché.e.s par cette crise.

Par exemple, un grand nombre de femmes employées de maison (principalement originaires de pays d’Asie de l’Est et d’Afrique) n’ont pas été payées pendant des mois et ont été abandonnées aux portes des ambassades de leur pays parce que leur “employeur”[4] (étant donné le système Kafala au Liban, ce “travail” est plus proche de l’esclavage que de l’emploi) ne pouvait plus se permettre de leur verser leur salaire déjà trop bas en dollars américains pour qu’elles puissent l’envoyer à leur famille sous forme de transferts de fonds. De même, les gens de la classe moyenne et de la classe travailleuse se sont retrouvé.e.s très rapidement dans la pauvreté. Par exemple, de nombreux parents n’étaient plus en mesure de payer l’éducation de leurs enfants, surtout avec le passage à l’enseignement en ligne et les exigences en termes d’accès à une connexion internet stable, d’électricité, d’un espace calme pour étudier à la maison, et le besoin d’une tablette ou d’un ordinateur portable : autant de luxes que la plupart des gens ne pouvaient pas se permettre au Liban. Cela a conduit à une augmentation des abandons scolaires. Par conséquent, alors que la pandémie COVID-19 a affecté l’économie mondiale et a entraîné une récession aux quatre coins du globe, ses effets au Liban ont été aggravés par un effondrement financier déjà existant, créant une situation sociale et économique épouvantable. La crainte de la propagation du virus et l’incapacité du système de santé libanais à répondre aux besoins des patients ont conduit de nombreux mouvements à interrompre leur mobilisation dans les rues, et ont créé un contexte difficile pour que les réunions puissent avoir lieu et que l’organisation se poursuive.

C’est dans ce contexte d’effondrement économique et de fatigue pandémique que l’explosion du port de Beyrouth s’est produite le 4 août 2020[5]. Décrite comme la plus grande explosion non nucléaire de l’histoire, l’explosion a fait plus de 200 morts, 6 000 blessés et 300 000 personnes ont perdu leur logement. Cela s’ajoute à la démolition de quartiers entiers et de quartiers d’affaires qui abritaient des centaines de boutiques, cafés, restaurants et commerces. Les pertes économiques de l’explosion sont estimées à environ 6 milliards (!) de dollars, un coût que l’économie n’est pas en mesure de supporter. L’explosion a été suivie d’une mobilisation massive le 8 août, qui a été lourdement et violemment réprimée par les forces de sécurité. Cela s’est produit au moment où le président français Emmanuel Macron était en visite dans le pays, se présentant comme le sauveur du peuple libanais. Les gens ne savaient pas que les bombes lacrymogènes et les balles en caoutchouc qui ont été utilisées contre eux le 8 août ont été achetées à nul autre que la France ! En fait, bien que l’alliance performative de Macron à se mettre du côté du peuple libanais ait d’abord été saluée par certains, il est vite devenu évident que sa visite au lendemain de l’explosion n’était qu’une tentative de jouer un rôle colonial oublié, de rétablir les intérêts de la France dans la région, notamment par le contrôle du port de Beyrouth, et de protéger la classe dirigeante actuelle en demandant certaines réformes qui garantiraient le prolongement de leur pouvoir et l’appui de certaines puissances occidentales.

Le contexte post-explosion a vu une nouvelle baisse des manifestations et une forte augmentation de l’émigration[6]. Les ambassades étrangères (en particulier l’ambassade canadienne) ont reçu des centaines de milliers de demandes de familles et de jeunes désireux de se réinstaller. De même, de nombreuses personnes issues de milieux défavorisés (réfugiés syriens et Libanais des régions pauvres) ont tenté de quitter le pays par la mer de manière illégale au risque de leur vie, ce qui a entraîné la mort tragique de plusieurs personnes en Méditerranée[7]. Alors que le pays connaît une énorme vague d’immigration (ou une aspiration à l’immigration pour la plupart des jeunes), la récession mondiale provoquée par la pandémie réduit les possibilités de travail et d’installation à l’étranger. Dans ce contexte, la migration de la main-d’œuvre devient plus difficile et la majorité des jeunes qui viennent d’obtenir leur diplôme pourraient se voir contraints de rester dans le pays malgré le manque d’emplois, la situation économique désastreuse et l’impasse politique. Cela pourrait constituer une nouvelle réalité pour le soulèvement et pousser à de nouvelles façons d’organiser la force de travail et d’aborder la crise économique du point de vue des jeunes chômeurs.

La situation des travailleur.se.s au Liban

Le mouvement ouvrier au Liban a longtemps été coopté et contrôlé par les partis sectaires au pouvoir. Bien que la Confédération générale des travailleurs du Liban (CGTL) ait joué auparavant un rôle crucial dans la mobilisation contre les politiques néolibérales dans le Liban d’après-guerre au début des années 1990, cette organisation a été systématiquement affaiblie et fragmentée jusqu’à ce qu’elle soit entièrement contrôlée par les partis politiques sectaires et devienne un outil de manipulation de ces derniers[8]. Par exemple, en 2012, le ministre du travail a proposé une augmentation du salaire minimum à l’équivalent de 800$/mois, mais la CGTL a refusé la proposition et a accepté l’offre du Premier ministre d’un salaire minimum équivalent à 450$. C’est probablement l’un des rares cas dans l’histoire où une confédération de travailleur.se.s va à l’encontre de la demande d’un ministre d’augmenter davantage le salaire minimum ! Cela montre à quel point le mouvement ouvrier au Liban est contrôlé par la classe dominante et manipulé par les oligarques.

La cooptation de la CGTL n’est pas restée sans susciter de réactions. En 2012, dans le contexte de l’échec de la CGTL à protéger les droits des travailleur.se.s dans les négociations sur l’augmentation des salaires, un nouveau mouvement indépendant formé de la Ligue des travailleur.se.s du secteur public et du Syndicat des enseignants des écoles privées, a commencé à se mobiliser sans la CGTL sous l’égide de ce qui est devenu le “Comité de coordination syndicale” (CCS)[9]. Le CCS a mené une lutte acharnée pour la réforme des échelles barémiques de salaires qui a duré jusqu’en 2014, lorsque le Parlement a approuvé un projet de loi amendé qui privait les fonctionnaires de nombreux avantages que la proposition initiale comprenait. L’année académique arrivant à son terme en mai 2014, le CCS a protesté contre le projet de loi en déclarant un boycott de la préparation et de la correction des examens officiels. Bien que le gouvernement ait initialement tenté de reporter les examens et d’exercer des pressions sur le CCS pour qu’il accepte le projet de loi, le refus des enseignant.e.s de céder a conduit le gouvernement à accorder des certificats à tou.te.s les candidat.e.s aux examens officiels, permettant ainsi à tou.te.s de réussir sans avoir besoin des enseignant.e.s pour préparer les examens et les corriger. Cette décision a porté un coup au pouvoir de la grève en tant qu’outil de pression sur le gouvernement pour négocier la proposition ; et elle a également porté un coup au système éducatif et à ses normes académiques. Avec cette décision, le pouvoir du CCS a commencé à diminuer et l’organisation est devenue trop fragmentée.

C’est dans ce contexte de mouvements ouvriers affaiblis, cooptés et vaincus, que le soulèvement d’octobre 2019 a éclaté au Liban. Si les mouvements des travailleur.se.s ont joué un rôle important dans certains pays de la région arabe qui ont connu des soulèvements, à savoir la Tunisie et le Soudan, le silence et l’absence totale de la CGTL et d’autres organisations syndicales au début du soulèvement au Liban ont été assourdissants. De nouvelles associations professionnelles ou syndicats alternatifs de travailleur.se.s ont commencé à émerger. Bien que l’organisation de ces initiatives au milieu du soulèvement ait été difficile et secouée, ces nouvelles alternatives ont créé le noyau d’un mouvement ouvrier renouvelé qui pourrait se développer dans le pays. A ce carrefour de l’histoire du Liban où le chômage atteint de nouveaux sommets, où les fonctionnaires et la plupart des travailleur.se.s du secteur privé sont payé.e.s dans une monnaie qui a perdu environ 80% de son pouvoir d’achat, et où les travailleur.se.s du secteur informel luttent pour survivre : il est grand temps qu’un nouveau mouvement ouvrier émerge et centre ses revendications non seulement sur les ouvrier/ères et les employé.e.s, mais aussi sur les chômeur.se.s et les travailleur.se.s précaires du secteur informel. Un tel mouvement pourrait constituer le carburant de la poursuite de la révolution d’Octobre inachevée au Liban.

[1]    https://www.jadaliyya.com/Details/40855/The-Lebanese-Economic-Crisis-101-Part-1

[2]    https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2019/11/06/world-bank-lebanon-is-in-the-midst-of-economic-financial-and-social-hardship-situation-could-get-worse

[3]    https://www.ilo.org/beirut/media-centre/news/WCMS_747082/lang–en/index.htm

[4]    https://www.hrw.org/news/2020/09/14/hardships-lebanons-migrant-domestic-workers-rise

[5]    https://www.oxfam.org/en/press-releases/beirut-one-month-blast-and-thousands-cant-afford-front-door

[6]    https://www.aljazeera.com/news/2020/8/22/a-new-exodus-from-lebanon-after-deadly-beirut-blast

[7]    https://apnews.com/article/virus-outbreak-beirut-lebanon-mediterranean-sea-financial-markets-fcfb19af6510fa44328a17d7e6df4249

[8]    https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-125.htm

[9]    https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2017-2018/20180803_application_of_multiple_streams_framework_2012_wage_hike.pdf

Partager cette publication

Articles similaires

Reprendre nos affaires en main!

À l’approche des élections, voici venue l’heure des bilans de l’action des majorités sortantes. De manière générale, ces bilans s’avèrent plutôt décevants pour celles et ceux qui ont cru aux promesses des partis dits « de gauche » qui, finalement, se sont contentés de gérer un système mortifère. Aucun gouvernement n’a opéré de réelle rupture avec les mécanismes d’oppression et d’exploitation, et cela même à Bruxelles où la coalition rouge-verte ne comptait pourtant que deux ministres étiquetés à droite (Open VLD et Defi).
Bien sûr, « ça aurait pu être pire », ça le peut toujours. La menace de la droite et de l’extrême droite est bien réelle, pas seulement en perspective de résultats électoraux mais aussi étant donné la façon dont les options sécuritaires, antisociales et discriminantes s’installent de plus en plus facilement au sein des partis dits démocratiques. Heureusement que, malgré ce contexte morose, des résistances se sont organisées pour freiner cette course vers le mur. (…) Elles ont démontré que, ensemble, nous ne sommes pas prêt.e.s à nous laisser faire en abandonnant si facilement nos droits légitimes, fort.e.s de notre solidarité et de notre créativité collective.
Dans le nouveau numéro de Mouvements, nous avons choisi de revenir sur certains enjeux qui nous paraissent essentiels pour les Bruxellois.es en perspective des élections du 9 juin.

Voir l'évènement >>