Logement

La grève…des loyers !

Par Charlotte Renouprez
Responsable des Equipes populaires Bruxelles

Les Équipes Populaires de Bruxelles défendent depuis des années l’effectivité du droit à un logement décent pour toutes et tous. C’est même devenu la principale problématique à laquelle nous nous attaquons. Et ce n’est pas étonnant. Avec plus de 60 % de locataires, des loyers qui augmentent bien plus que le niveau de vie (sur les dix dernières années les loyers ont augmenté de 20 % au-delà de l’indexation), un taux de construction de logement social ridiculement faible (entre 150 et 200 logements publics sociaux sont construits par an, pendant qu’en 2022 plus de 51000 familles sont sur liste d’attente), plus de 5100 personnes sans abri ou mal logées et plus d’un tiers des bruxellois vivant sous le seuil de risque de pauvreté, Bruxelles fait figure de mauvais élève en termes de droit au logement. Or, celui-ci doit être considéré comme la pierre angulaire d’une vie digne et épanouissante, il doit donc faire l’objet d’une politique publique digne de ce nom : habiter un logement salubre et adapté aux besoins du ménage est nécessaire pour rendre effectif le droit à la santé (physique et mentale), à l’éducation, au travail, le droit à avoir une vie sociale, à participer à la vie culturelle et citoyenne, etc. Mais à côté de sa fonction de « toit sur la tête », le logement est considéré par certain(e)s comme un bien d’investissement, une opportunité financière. Cette fonction dite « capitaliste » entre en contradiction avec le besoin fondamental de se loger. C’est contre celle-ci que des citoyen.ne.s bruxellois.e.s se sont mobilisé.e.s ces dernières années en tentant d’utiliser un outil déjà utilisé par d’autres dans l’histoire des luttes pour le droit au logement : la grève des loyers.

La grève des loyers, mode d’emploi

Avant toute chose, rappelons que la grève est un outil collectif utilisé pour créer un rapport de forces et faire plier l’adversaire pour qu’il accepte les revendications. Dans le cas du marché du travail par exemple cet outil est régulièrement utilisé avec plus ou moins de succès en fonction du rapport de forces. En ce qui concerne le logement, c’est la même chose. Nous partons donc bien du principe que la relation entre le locataire et le propriétaire est asymétrique, le propriétaire ayant à la base bien plus de pouvoir que le locataire. C’est précisément ces questions de rapport de forces et de relation asymétrique qui seront au centre de notre réflexion.

Lorsque l’on parle de grève des loyers, deux méthodes existent. Une première consiste à provisionner sur le compte d’un avocat la partie du loyer que le locataire estime abusive. Le loyer continue d’être payé, mais dans une moindre mesure : c’est une grève de la partie considérée comme « abusive » du loyer ; ce qui est mis en avant n’est pas tant un problème de revenu des ménages que de prix du loyer, jugé trop élevé. Une autre vision consiste à faire une grève complète de son loyer, remettant donc fondamentalement en question la propriété privée lucrative, le marché du logement, le fait même de devoir payer un loyer à un propriétaire privé. À Bruxelles nous avons accompagné et soutenu des locataires pratiquant la première méthode, c’est donc sur celle-là que nous nous attarderons – même si ces similitudes peuvent être faites. En effet, dans tous les cas, la possibilité d’avoir un rapport de forces favorable reste central.

A Bruxelles, on s’organise

Nous nous sommes organisé.e.s en assemblée des locataires, certain.e.s pratiquant la grève, d’autres pas mais néanmoins solidaires du combat. L’objectif principal de l’assemblée est de soutenir les locataires désireux de porter leur combat en justice de paix via des moments collectifs de discussion, une caisse de grève permettant de partager les risques et les coûts (élevés !) d’une procédure en justice, une présence aux audiences, … C’est en assemblée que les demandes de soutien sont formulées et que les décisions se prennent : dans quel cas la caisse de grève intervient, à hauteur de combien, que fait-on si la personne perd/gagne, comment continue-t-on d’alimenter la caisse de grève… Tout ceci en fonction de l’actualité politique, de l’état de nos finances et du moral et de la disponibilité des troupes. Après plusieurs années de combat, quelques victoires[1], plusieurs défaites et des avancées législatives[2], des constats s’imposent.

Le collectif doit être au cœur du combat

Vu la structure du marché du logement – beaucoup de petits propriétaires, pas de transparence sur le cadastre, aucun contrôle du marché, marchands de sommeil peu scrupuleux, sans parler de la problématique spécifique des personnes sans papiers – la création d’un rapport de forces s’avère très compliquée. Nous sommes convaincus que le problème est collectif, et que c’est par une lutte collective que nous ferons advenir le droit au logement. Or, telle quelle la démarche de grève des loyers a tendance à individualiser le combat : c’est in fine un locataire qui se retrouve en justice de paix contre un propriétaire. Monter des dossiers de groupe est très compliqué. Comment faire se regrouper plusieurs locataires d’un même propriétaire véreux lorsque l’on ne sait pas « à qui appartient Bruxelles » ?

À cela s’ajoute la problématique de la non-accessibilité de la justice[3]. Les locataires précaires ont par définition peu de ressources financières, or ester en justice est un processus coûteux, long, incertain, peu compréhensible pour le commun des mortels, énergivore et qui va forcément créer des tensions avec le propriétaire. Sans accompagnement, c’est mission impossible. Par ailleurs le locataire peut, à juste titre, craindre d’aggraver la relation locative, et préférer continuer de payer un loyer exorbitant pour vivre dans un logement de piètre qualité plutôt que d’entrer dans un conflit ouvert avec son propriétaire – il n’est pas rare d’entendre des histoires d’intimidations, de menaces, de violences verbales et parfois même physiques, qui ont raison de toute velléité de défense du locataire. Refuser de payer tout ou partie de son loyer, c’est risquer d’être expulsé de son logement – voir d’atterrir en centre fermé lorsque l’on n’a pas de titre de séjour légal.

Pour les quelques locataires qui ont pu avoir gain de cause, c’est un mélange de satisfaction, de joie, force et d’épuisement qui se fait sentir. Nous saluons d’ailleurs la pugnacité de chacun.e de nos compagnon.ne de lutte qui malgré les obstacles ont tenu à aller jusqu’au bout de la procédure. Elles et ils nous partagent d’un côté leur sentiment de reprise de contrôle sur leur vie – on pourrait parler d’« empouvoirment » – et de satisfaction à participer à faire avancer un combat collectif, et de l’autre une fatigue – bien compréhensible – qui rend compliqué tout engagement futur dans la lutte.

La grève des loyers ailleurs en Europe – le cas de la Sonacotra Dans les années 1960 – 70 à Paris a eu lieu un grand mouvement de grève dans les foyers de la Sonacotra, habité principalement par des personnes issues de l’immigration. Leurs principaux griefs étaient la qualité et le confort du logement, le prix du loyer et le mode de gestion des foyers. Ce mouvement est exemplaire à plusieurs égards, et le fait que le propriétaire était unique et identifiable a facilité la constitution d’un rapport de force : tous les grévistes se sont rejoint contre le même propriétaire, ici le foyer Sonacotra. L’utilisation d’autres modes d’action (marches silencieuses, occupation de lieux publics, conférences de presse, contre-expertises, pétitions, …) a participé à rendre visible la lutte. Malgré tout, les principales revendications n’ont pas été satisfaites et les résident.e.s se sont rapidement démobilisé.e.s[4].

C’est face à ces constats – qu’il conviendrait d’expliquer et d’étayer plus longuement – que le groupe a décidé de changer de stratégie. Les victoires que nous avons arrachées sont importantes et permettent à une jurisprudence balbutiante d’aller dans le bon sens. Il s’agit maintenant pour nous de suivre un double mouvement : aller dans les quartiers, s’organiser localement, là où les locataires sont en galère, et participer à un mouvement plus grand, rejoindre d’autres collectifs qui s’organisent sur la question à un niveau régional, mobiliser massivement pour qu’enfin le rapport de forces soit en faveur des locataires et que le gouvernement ne puisse faire autrement que d’encadrer le marché du logement. Le 27 mars, à l’instar d’autres villes européennes, nous marcherons dans les rues de Bruxelles pour dire notre mécontentement et affirmer l’urgence d’un changement de paradigme[5]. C’est peut-être en s’inspirant d’autres mouvements et en combinant les modes d’action que nous y arriverons.

[1]https://www.alterechos.be/greve-contre-les-loyers-abusifs-premiere-victoire/

[2]Voir à ce sujet l’ordonnance « visant à instaurer une commission paritaire locative et à lutter contre les loyers abusifs », et l’article de Paul Palsterman paru dans la Revue Démocratie de janvier 2022.

[3]À ce sujet lire l’étude du RBDH « Justice de Paix. Bailleurs welcome ! Locataires welcome ? Quand la justice de paix peine à sanctionner l’insalubrité ». parue en octobre 2020.

[4]Pour aller plus loin : « Contester une institution dans le cas d’une mobilisation improbable : La « grève des loyers » dans les foyer de Sonacotra dans les années 1970 », Choukri Hmed, in « Sociétés contemporaines », 2007/1 n°65, pp 55 à 81.

[5]Voir www.housing-action-day.be

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