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La Colombie dans la tourmente

Par Sebastian Franco, GRESEA

Entre avril et août 2021, la Colombie a vécu au rythme du Paro Nacional (grève nationale). Si c’est un projet de réforme fiscale qui a mis le feu aux poudres, l’ampleur et la durée des manifestations a surtout révélé le ras-le-bol d’une grande partie de la population, en particulier la jeunesse, face aux injustices sociales, au manque de perspectives, à la violence d’état et la corruption rampante. Dans un des pays les plus inégalitaires du monde, c’est le modèle même de développement qui est aujourd’hui remis en question.

Le 28 avril, la population colombienne descendait dans la rue à l’appel du « Comité du Paro » – qui regroupe les principaux syndicats colombiens – contre le projet de réforme fiscale du gouvernement ; celui-ci envisageait un relèvement des impôts pour les classes populaires et moyennes et l’augmentation de la TVA sur certains produits de première nécessité. Dépassé par l’importance des mobilisations qui ont rapidement débordé le cadre proposé par le Comité du Paro, le gouvernement retirera sa proposition le 2 mai. Ce retrait, et la violence déployée par l’état contre les manifestant.e.s, ne seront pourtant pas suffisants pour stopper les manifestations.

Avec un bilan très lourd de près de 100 mort.e.s, des dizaines de viols perpétrés par les forces de sécurité, des centaines de disparu.e.s et des milliers de blessé.e.s[1], la « démocratie colombienne » a montré au monde un tout autre visage que celui vanté par les brochures touristiques, le gouvernement et les institutions internationales, dont l’Union Européenne. Celle-ci, qui considère le pays comme un partenaire stratégique, n’a dénoncé que du bout des lèvres les exactions des forces de sécurité.

Plus fondamentalement, l’ampleur de la mobilisation populaire révèle une situation sociale et économique catastrophique, aggravée par la pandémie. En effet, en un an de crise sanitaire, la faim et la pauvreté ont explosé, liquidant les progrès accomplis en la matière les décennies précédentes ; près de 3,5 millions de personnes ont sombré dans la pauvreté, celle-ci passant de 36% de la population à plus de 42,5%[2] (de 9,6% à 15,1% en ce qui concerne la pauvreté absolue). Dès les premiers confinements et restrictions, des millions de travailleurs et travailleuses du secteur informel[3] ainsi que leurs familles, se sont retrouvés sans aucun revenu, plongeant rapidement dans la pauvreté. On a vu fleurir dès le mois d’avril 2020, particulièrement dans les grandes villes, de drapeaux rouges aux fenêtres signifiant que la famille avait besoin d’aide alimentaire.

Un gouvernement au service des riches

Car dès le début de la crise sanitaire, la Colombie a dû faire face à des problèmes majeurs : des problèmes financiers dus à la chute des revenus du pétrole et à la faiblesse structurelle des rentrées fiscales, la baisse de l’activité dans une économie largement informelle et les dysfonctionnements d’un système sanitaire fragmenté et privatisé.

Le Président Ivan Duque, fidèle à l’oligarchie terrienne et financière qui l’a soutenu dans sa campagne, a ainsi dédié une grande partie des ressources de l’état pour soutenir les profits de ces secteurs mis en difficulté par la crise sanitaire, délaissant le secteur hospitalier et les couches sociales les plus précarisés.

Le soutien gouvernemental aux entreprises et à certaines couches de la population a ainsi été canalisé à travers le système bancaire. Celui-ci, censé offrir des prêts à taux réduits (-2%) et des facilités de paiement à leurs clients, a choisi au contraire d’augmenter ses taux, et ce, dans une totale impunité. Si l’on ajoute la baisse des taux d’intérêt décidée par la Banque de la République, les banques (dont quatre entités détiennent plus de la moitié des succursales du pays[4]) ont ainsi pu maintenir un bon niveau de profitabilité au détriment du reste de la société.

Le gouvernement a également mis à disposition des fonds pour ses alliés les plus proches : les grands propriétaires terriens. Si la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire et de soutenir à la population rurale était sur toutes les bouches, les premiers fonds transférés se sont vite retrouvés dans les poches de grandes entreprises du secteur agricole. Face à la polémique, certaines entreprises ont décidé de rendre les fonds perçus[5]. Les données sur la possession des terres agricoles nous donnent une idée de l’importance politique des grands propriétaires ; dans un pays qui compte près de 500.000 kilomètres carrés de terres agricoles, 0,1% des propriétaires en détiennent 60%. 81% des petites propriétaires doivent eux s’en partager moins de 5%[6].

Espoir et aspirations du peuple colombien

L’élite, en particulier sa frange la plus réactionnaire aujourd’hui au pouvoir, a donc montré son incapacité à répondre aux immenses besoins sociaux, tant immédiats qu’historiques, de la population. Elle s’est au contraire afféré pour favoriser la classe sociale sur laquelle elle s’appuie, et ce, au détriment du reste de la population. Le gouvernement a fait un large usage des prérogatives présidentielles qui lui permettent une gestion autoritaire de l’état, appuyé en cela par la myriade de groupes armés illégaux qui veillent à empêcher toute velléité de résistance, par l’intimidation et les assassinats.

Mais les mobilisations qui ont débuté le 28 avril dernier témoignent d’un essoufflement du régime et de l’hégémonie politique qu’il a réussi à imposer ces dernières décennies ; les politiques austéritaires, extractives et de privatisation, typique des économies du Sud global, n’ont rien à offrir à une population à bout.

A ces conditions économiques objectives s’ajoutent aujourd’hui une subjectivité politique qui évolue dans le pays, notamment au sein des nouvelles générations. En effet, la population colombienne, habituée depuis des décennies aux horreurs de la guerre et du narcotrafic, aspire aujourd’hui à un pays pacifié. L’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla des FARC représentait l’espoir de ce retour au calme ; espoir rapidement douché par le gouvernement issu des élections de 2018 qui n’avait pas caché son opposition à l’accord de paix durant la campagne électorale.

Si les nouvelles générations aspirent à un pays en paix, elles exigent d’abord et avant tout des perspectives d’éducation et d’emploi que la classe dominante leur refuse ; le discours de l’ennemi intérieur et du terrorisme a pu par le passé réprimer ces aspirations, mais aujourd’hui, la soupape est prête à sauter.

Face à une mobilisation inédite, la stratégie du pouvoir, effrayé de se voir évincé du pouvoir lors des prochaines élections législatives et présidentielles prévues au printemps 2022, a été celle du pourrissement de la situation. Le maintien de blocages et de barricades dans les quartiers populaires – finalement peu gênants pour les centres de pouvoir – a permis de déployer une stratégie de harcèlement permanent et d’assassinats ciblés, notamment des jeunes des premières lignes[7].

Malgré la violence de la répression et le chaos politique, le mouvement social entamé le 28 avril et les aspirations des nouvelles générations représenteront peut-être le début d’une reconfiguration des forces susceptible de dépasser le sous-développement et la guerre de basse intensité qui ravagent la Colombie depuis bien trop longtemps. Mais la question de la traduction politique des mobilisations sociales reste entière. Rendez-vous au printemps 2022 pour les premières réponses…

Une version longue de cet article a été publiée dans le Gresea Echos No.107 « Capitalisme déconfiné : transformations et résistances » paru en septembre 2021. A commander sur info@gresea.be.

[1] http://www.indepaz.org.co/victimas-de-violencia-homicida-en-el-marco-del-paro-nacional/

[2] Departamento Administrativo Nacional de Estadistica (DANE), “Pobreza monetaria y pobreza monetaria extrema”, 2021.

[3] En Colombie, l’informalité touche près d’un travailleur sur deux.

[4] P. Martinez, F. Corredo, “Todos ponen, menos los bancos”, Universidad Externado de Colombia.

[5] “Escandalo por créditos de Finagro genera devoluciones”, El Heraldo, abril 2020.

[6] A. Guereña, « A snapshot of inequality: what the latest agricultural census reveals about land distribution in Colombia », Oxfam, 2017.

[7] Groupes de jeunes manifestant.e.s équipés pour resister aux assauts de la police et dont l’objectif est de maintenir les barricades et de protéger le reste des manifestant.e.s.

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