CODECO Pandémie

La Belgique après deux ans de Covid-19  

 Par Jean Faniel (CRISP)

Le 11 mars 2020, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) requalifie en pandémie l’épidémie de Covid-19 apparue quelques mois plus tôt en Chine. Deux ans plus tard, quel bilan tirer de la gestion de la pandémie en Belgique ? On se limitera ici à pointer quelques éléments saillants.

Un bilan humain douloureux

La pandémie a affecté une large proportion de la population : fin février 2022, l’Institut belge de santé (Sciensano) recensait près de 3,5 millions de cas confirmés de Covid-19, à comparer aux quelque 11,6 millions d’habitants. Si certaines personnes ont été infectées plusieurs fois, d’autres n’ont pas été dépistées ou enregistrées. Mais en moyenne, 1 habitant du pays sur 3 a été touché.

Cette maladie nouvelle a aussi causé la mort de plus de 30 000 personnes[1]. Avec un peu plus de 2 500 décès par million d’habitant, la Belgique se classe bien mal à l’échelle internationale.

S’il paraît, aujourd’hui encore, difficile de saisir les raisons précises de ce constat, il ne saurait être question de le perdre de vue. Le fait qu’un tiers des décès soit survenu en maisons de repos et maisons de repos et de soins (MR et MRS) nous rappelle que la gestion de la pandémie au sein de celles-ci a soulevé de nombreuses questions et critiques, au moment où la tension entre qualité et rentabilité de ce secteur est à nouveau sous les feux de l’actualité en France et en Belgique.

Des traits politiques soulignés

La gestion de la pandémie a révélé ou accentué plusieurs caractéristiques du système socio-politique, tandis qu’elle en a infléchi quelques autres.

La pandémie est arrivée alors que les négociations pour former un nouveau gouvernement fédéral duraient depuis plus d’un an, les résultats du scrutin de 2019 ayant rendu ce processus particulièrement compliqué. Ce n’est pas la première fois qu’une crise survient alors que le gouvernement belge est en affaires courantes, comme le montrent l’affaire de la Société générale, débutée en janvier 1988[2], ou l’intervention militaire en Libye en mars 2011.

Cela n’a pas empêché le gouvernement fédéral d’être en première ligne de la gestion de la crise sanitaire, y compris, dans le cas du second gouvernement dirigé par Sophie Wilmès (MR), en tant que gouvernement minoritaire soutenu de l’extérieur par plusieurs partis d’opposition et doté qui plus est de pouvoirs spéciaux[3]. Si la formule est assurément inédite, elle confirme qu’en Belgique, le gouvernement a supplanté depuis longtemps le parlement, même en période de crise politique.

Cette prééminence du pouvoir exécutif s’est notamment exprimée par le fait que les mesures restrictives, dont le confinement du printemps 2020, ont été prises par le biais d’arrêtés ministériels. Ce n’est qu’après de très nombreuses critiques, émanant notamment d’associations de défense des droits humains et de professionnels du droit, que la Chambre des représentants a été conviée à adopter une loi dite pandémie. Outre que celle-ci a suivi un parcours très atypique[4], il s’avère qu’elle maintient essentiellement l’assemblée parlementaire dans un rôle d’entérinement de décisions prises par le gouvernement.

Le rôle des parlements n’a toutefois pas été identiquement contenu ou amoindri durant cette période. Tandis que celui de la Communauté française a suspendu ses travaux lors du premier confinement et que l’on s’est interrogé sur la discrétion du Parlement fédéral[5], tous deux ayant accordé des pouvoirs spéciaux à leur gouvernement respectif, le Parlement flamand n’a jamais ni fermé ses portes ni octroyé une telle délégation de compétences au gouvernement flamand. Mais en Flandre comme ailleurs, c’est bien le gouvernement qui mène la danse.

La prépondérance du pouvoir exécutif soulève différentes questions, pas toujours neuves. Quelle est la plus-value, voire la place, des parlementaires (de la majorité ou de l’opposition) si le gouvernement s’occupe de tout ? Cette situation mine également la légitimité de décisions pourtant lourdes. Quand il s’agit de suspendre des libertés constitutionnelles telles que circuler, s’associer ou pratiquer un culte[6], ne pas tenir en amont un débat démocratique public susceptible d’exprimer des points de vue différents et contradictoires est assurément problématique. Et quand il s’agit d’inciter la population à se faire vacciner alors que de nombreuses réticences ou oppositions s’expriment, ne pas en discuter en toute transparence dans une enceinte parlementaire devient sans doute même contre-productif.

On relèvera que la mise à l’écart des parlements a souvent été justifiée par un impératif de rapidité et d’efficacité. Si le virus se moque effectivement des atermoiements politiques, le leadership des gouvernements n’a pas toujours garanti une prise de décision rapide, ceux-ci étant composés d’un nombre élevé de partis. Plus encore, l’argument paraît problématique à deux égards. Non seulement, les parlements disposent de règles internes leur permettant de raccourcir la durée des débats sans museler la diversité des opinions. Mais en outre, soutenir l’idée qu’ils seraient des cénacles où l’on palabre sans fin et de manière inefficace ne peut qu’approfondir le climat de défiance que l’on connaît, à l’instar de ce qu’on a pu entendre dans les années d’entre-deux-guerres dans des appels à un pouvoir fort.

Une autre caractéristique du système belge a été mise en évidence : sa dimension particratique. Pour encadrer les pouvoirs spéciaux, le gouvernement Wilmès II a été flanqué d’un « kern élargi »[7] auquel participaient les présidents (ou représentant, pour la N-VA) des partis autres que le PTB et le VB. Parallèlement, les ministres (fédéraux, communautaires ou régionaux) qui prennent part aux réunions du Conseil national de sécurité (CNS), d’abord, du Comité de concertation (Codeco), ensuite, sont à la fois tiraillés entre l’intérêt de leur parti politique et celui du gouvernement qu’ils représentent et soupçonnés de privilégier le premier au second.

Un fédéralisme redessiné ?

La Belgique ne serait pas ce qu’elle est si son caractère fédéral n’était pas venu influencer la gestion de la crise et, en même temps, si celui-ci n’avait pas été mis en avant pour expliquer certains ravages ou effets dérivés de la pandémie.

La sixième réforme de l’État, votée en 2012-2014, a défédéralisé davantage de compétences en matière de santé, notamment dans les MR et MRS. Le découpage institutionnel ne prévoit pas qu’un niveau de pouvoir prime les autres en situation de pandémie. Il a cependant fallu inventer une gestion de la crise qui articule cohérence des politiques menées et autonomie des entités. Bien qu’il soit alors en affaires courantes, le gouvernement fédéral a pris un rôle de chef d’orchestre et a activé – fait rare – une « phase fédérale » qui aura duré deux ans[8]. Certains ont relevé que la Flandre, souvent prompte à réclamer davantage d’autonomie, s’est bien gardée de jouer les premiers rôles dans la gestion des dimensions les plus délicates ou impopulaires (restrictions de circulation, fermeture de secteurs…). On a toutefois veillé à associer les Communautés et Régions aux décisions prises.

La question de l’efficacité ou de la nocivité du fédéralisme à la belge face à la pandémie demeure toutefois pendante. Le compartimentage et l’émiettement des compétences de santé au sens large, et le manque d’apprivoisement d’une réforme institutionnelle encore assez récente semblent avoir causé une perte d’efficacité à certains moments. Cependant, une centralisation totale n’aurait sans doute pas tout résolu : il a suffi qu’une seule ministre, fédérale, décide de détruire sans le reconstituer le stock de masques pour que le pays en soit dépourvu une fois la crise venue.

À côté d’une certaine collaboration, les entités ont aussi parfois fait preuve d’autonomie. Curieusement, celle-ci n’a pas toujours été assumée ou a semblé surprendre. Imposer des heures de couvre-feu différentes selon les Régions paraît logique dans un État fédéral, même si cela peut donner lieu à des situations absurdes dans un pays aussi petit. De même, il n’est pas étonnant que la Flandre ait pu soutenir plus généreusement ses acteurs économiques souffrant des retombées de la crise, ses finances étant en bien meilleur état.

Au final, la crise sanitaire alimente les réflexions institutionnelles. Les uns y voient la preuve qu’il faut rendre à l’Autorité fédérale certaines compétences, tandis que d’autres plaident déjà pour un approfondissement de la communautarisation des soins de santé. Et il ne serait pas surprenant que, si les entreprises flamandes, mieux soutenues, peuvent rebondir plus rapidement que les autres, les partis nationalistes flamands voient dans ces différences accrues une nouvelle occasion de dénoncer la mauvaise gestion wallonne et bruxelloise, tandis que les francophones y trouveront l’occasion de critiquer le manque de solidarité des Flamands.

Le rôle important des acteurs « non politiques »

Si c’est incontestablement le monde politique qui conduit la gestion de la pandémie, celle-ci a également fait intervenir d’autres acteurs, soulignant la porosité des structures de décision en Belgique. De nombreux organes ont été créés ou activés, intégrant notamment des personnalités du domaine de la science et de la santé. Le recours à des experts n’est pas neuf, mais il s’est centré sur des professionnels généralement moins sollicités ou moins visibles.

On a pu percevoir aussi l’action, plus ou moins discrète, de milieux bien plus habitués à graviter autour du pouvoir politique pour tenter d’influencer les décisions en leur faveur. Les organisations patronales se sont impliquées dans l’Economic Risk Management Group, tandis que certaines fédérations sectorielles s’activaient pour maintenir leurs activités ou les faire rouvrir au plus vite, à l’instar de Comeos dans le secteur de la grande distribution. La capacité à mobiliser efficacement des réseaux est toutefois inégale. Ont ainsi été pointées, par exemple, les difficultés rencontrées pour faire prendre en compte la situation et les intérêts des plus précaires.

Pour leur part, les syndicats ont paru parfois absents ou dépassés. Leurs relations avec ce qu’il restait de la « Suédoise » n’étaient pas bonnes et aucun syndicaliste n’a été inclus dans le groupe chargé d’étudier la stratégie de déconfinement (GEES). Surtout, l’afflux gigantesque de demandes de chômage temporaire auprès de leurs services a accaparé leur énergie et leur personnel comme jamais. Par ailleurs, ils ont semblé en retrait de certaines mobilisations, comme celles des secteurs de l’horeca ou de la culture, ou concurrencés, comme dans le secteur des soins de santé. Enfin, en dépit du retour des socialistes et des écologistes au gouvernement fédéral, ils n’ont pu obtenir d’avancées dans des dossiers cruciaux à leurs yeux, comme la loi sur la négociation salariale. Pis, cela n’a pas empêché l’adoption par le gouvernement de mesures de flexibilité réclamées de longue date par le patronat et dont la pandémie a déjà partiellement permis la mise en œuvre ou pour lesquelles elle sert de justification.

C’est davantage du monde associatif que sont venues de nombreuses initiatives visant à penser un « monde d’après » sur la base des critiques des inégalités, du sexisme, du racisme, des dangers environnementaux, etc. qui marquent la société[9]. Ces prises de position ont peu à peu cédé la place à diverses mobilisations, en lien avec certaines de ces thématiques (en particulier contre le sexisme ou en faveur de la régularisation des sans-papiers) ou plus immédiatement centrées sur la pandémie.

À cet égard, deux constats sont à relever. D’une part, certaines mobilisations se sont avérées victorieuses : l’horeca a reçu une attention accrue à partir de la fin 2020 ; les soignants ont jusqu’ici évité que leur soit imposée une obligation vaccinale ; en recourant à la désobéissance civile, le secteur culturel a contré la décision de fermer à nouveau les salles fin 2021.

D’autre part, les mobilisations contre les mesures sanitaires rassemblent des personnes d’horizons très divers et aux profils particulièrement variés. Leurs motivations sont également hétéroclites et certains cortèges ont vu défiler de manière inédite des militants de gauche et d’extrême droite en même temps, brouillant les repères classiques.

La gestion de la pandémie a fait ressortir certaines caractéristiques du système socio-politique belge. Elle a modifié aussi certaines pratiques, fût-ce temporairement. Comme ailleurs, les décisions prises ont en tout cas induit ou avivé de nombreuses tensions au sein de la société. L’extrême droite a veillé à s’y adapter et à exploiter ces fractures. Il reste à présent deux ans au monde politique, syndical et associatif pour tenter d’atténuer ces cicatrices et retisser des liens dans un contexte inflationniste délicat. Les formes de démocratie participative initiées avant la pandémie pourraient y contribuer. Sans une telle évolution, les prochaines échéances électorales profiteront surtout à ceux qui préfèrent jeter de l’huile sur le feu des divisions.

[1] Les chiffres des décès attribués au Covid-19 sont confirmés par l’observation d’une surmortalité importante. En 2020, Sciensano a dénombré 17 966 décès excédentaires, soit 16,6 % de plus qu’attendu.

[2] X. Mabille, Nouvelle histoire politique de la Belgique, Bruxelles, CRISP, 2011, p. 337-341.

[3] Cf. J. Faniel, C. Sägesser, « La Belgique entre crise politique et crise sanitaire (mars-mai 2020) », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2447, 2020.

[4] Cf. l’émission L’actualité en 3D diffusée le 11 octobre 2021 sur Radio Panik.

[5] Cf. l’émission Démocratie en question(s) diffusée le 23 juillet 2021 sur La Première (RTBF).

[6] Cf. F. Bouhon, A. Jousten, X. Miny, E. Slautsky, « L’État belge face à la pandémie de Covid-19 : esquisse d’un régime d’exception », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2446, 2020, p. 35-37.

[7] On notera l’oxymore, le kern étant le Comité ministériel… restreint.

[8] Arrêté ministériel du 13 mars 2020 portant le déclenchement de la phase fédérale concernant la coordination et la gestion de la crise coronavirus COVID-19 (Moniteur belge, 13 mars 2020).

[9] Cf. B. Biard, S. Govaert, V. Lefebve, « Penser l’après-corona. Les interventions de la société civile durant la période de confinement causée par la pandémie de Covid-19 (mars-mai 2020) », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2457-2458, 2020.

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