Grégoire Wallenborn
Membre de Climat et Justice Sociale,
Physicien et philosophe,
Chercheur à l’ULB
Le dérèglement climatique est en marche et va très certainement s’empirer étant donné que le climat actuel dépend des émissions de gaz à effet de serre des décennies passées. En octobre dernier, le GIEC est sorti de sa réserve habituelle et indique que pour maintenir une planète habitable pour de nombreux humains et non humains, il s’agit de s’engager immédiatement dans une transformation rapide, profonde et systémique des institutions, pratiques et relations sociales.[1] Dans la mesure où il existe des liens directs entre PIB, consommation d’énergie et émission de gaz à effet de serre, la transformation nécessaire implique une réduction drastique du volume des activités humaines.[2]
Les rues et espaces publics de nombreuses villes européennes sont depuis plusieurs mois envahis par des foules à la colère diversement extériorisée : gilets jaunes, élèves du secondaire, citoyens pour le climat ou pour la biodiversité (cf. Extinction Rebellion). Les demandes de justice sont claires mais pas forcément convergentes. Le soulèvement des gilets jaunes a été déclenché suite à une taxe inique, même si depuis les revendications se sont largement étoffées. Soulignons que la taxe sur le carburant relève du présupposé néolibéral selon lequel la meilleure façon qu’ont les gouvernants de « changer les comportements » des gouvernés est le marché. C’est non seulement idiot – puisque les gouvernés ont rarement le choix que leur prête la doxa néolibérale – mais aussi injuste – vu que les taxes n’empêchent pas les plus nantis de s’en acquitter pour perpétuer leurs activités. De manière générale, les instruments économiques sont injustes et inefficaces, et ils réduisent les problèmes environnementaux à des questions individuelles. Taxer les énergies fossiles n’empêche pas leur usage. Or il faudrait laisser environ 80% des énergies fossiles connues dans le sol.
Certains redoutent que l’écologie soit le prétexte à l’instauration de gouvernements autoritaires. Mais nous constatons qu’aujourd’hui ce sont les politiques néolibérales qui imposent de manière autoritaire des mesures antisociales au nom de l’écologie. Dans notre société dominée par les intérêts des multinationales, les notions de justice et de choix sont réduites à leur portion congrue. Que faire lorsque les choix politiques sont de plus en plus limités, où choisir revient à consommer tel ou tel produit ? Porter un gilet jaune est aujourd’hui le signe d’un déclassement social par un système politique de représentation favorable à mondialisation des échanges. Par ailleurs, manifester quand on est jeune c’est s’opposer à un monde dans lequel la vie future s’étiole, c’est réclamer un monde qui a été volé par les adultes. Face à ces mouvements inédits, les réponses des politiques prennent la forme du mépris – ou de la pédagogie, ce qui revient au même. Dire aux jeunes que leur demande est contradictoire car ils utilisent des smartphones et voyagent en avion est obscène mais cela révèle que le néolibéralisme n’est pas capable de concevoir qu’une société s’établit sur une série de normes et règles partagées. Pourtant, paradoxalement, les gilets jaunes et les jeunes fâchés réclament surtout des mesures de la part des politiques, RIC ou plan climat, qui n’offrent aucune garantie en matière de justice sociale. Il n’y aura pas de transition juste dans le néolibéralisme (et dans le capitalisme en général).
Articuler plusieurs principes de justice
Les luttes pour une autre fin du mois et pour une autre fin du monde ne pourront converger que si leurs horizons temporels peuvent s’articuler. D’un côté, la satisfaction des besoins de base est essentielle pour affronter les questions à plus long terme. De l’autre côté, l’intégration des limites des ressources aux pratiques quotidiennes est indispensable pour cesser de détruire les habitats. Les activités humaines devraient donc se situer entre un « plancher social », qui garantit une vie digne à chacun·e, et un plafond environnemental, qui préserve les écosystèmes et la biodiversité.[3] La question de la biodiversité est plus fondamentale que celle du dérèglement climatique car l’adaptation du vivant est plus facile avec une biodiversité riche, même si le changement climatique est rapide.[4] Aux principes de justice intragénérationnelle (accès égal aux ressources minimum) et intergénérationnelle (assurer un avenir au monde), il convient donc d’ajouter une justice envers les non-humains et leurs relations au sein d’écosystèmes diversifiés.
L’identification concrète des besoins de base permettrait d’établir des politiques publiques qui assureraient un bien-être minimum pour chaque humain, par exemple en rendant gratuit ce socle social, en le faisant sortir des mécanismes de marché, tout en organisant une tarification progressive et forte pour les activités qui sont socialement considérées comme luxueuses ou superflues. Cela suppose évidemment un débat démocratique sur ce que sont ces besoins de base, et comment ils devraient évoluer. Pour ce faire, il convient d’ajouter deux autres principes de justice. En effet, la justice concerne aussi la reconnaissance d’un problème ou d’une population qui porte l’attention sur une situation intolérable et sur les disqualifications, insultes et dégradations qui la dévaluent. Et la justice est participative lorsqu’elle est attentive à inclure dans ses procédures de décision les parties qui le réclament. Prise dans ces diverses dimensions, la justice au sens large réclame la reconnaissance d’identités collectives.
Construire un autre récit et un rapport de forces pour le porter
Comment organiser la société de façon à consommer beaucoup moins d’énergie ? Pour instaurer ce rapport de forces, face aux multinationales criminelles et aux gouvernements, leurs complices plus ou moins actifs, il est essentiel de pouvoir brandir le récit d’un autre monde, à la fois possible et désirable. L’imagination doit ici nous guider et les « réalistes » être renvoyés à des lectures d’utopies créatrices. La construction de désirs collectifs pour une transformation radicale des modes d’habiter doit s’appuyer sur des propositions fortes qui semblent peut-être impossibles aujourd’hui, mais qui apparaîtront demain comme évidentes. L’impossible n’apparaît comme tel que tant qu’il n’a pas été réalisé. Les capacités technologiques à résoudre les problèmes sont clairement surestimées, alors que la créativité sociale est largement sous-estimée. Après des décennies de compétition, il est temps de passer à la coopération.
La question de la justice commence naturellement
par l’éradication des activités nuisibles et inutiles, démocratiquement
identifiées. Ce sont naturellement les plus riches qui doivent être visés et
faire l’objet en premier lieu de mesures de rationnement (comme l’utilisation
de l’avion). Les super-riches ont bien plus à perdre dans cette transition que
les pauvres, et il faut le montrer à ces derniers car les riches sont au
courant depuis longtemps. Il faut ramener les riches sur Terre ![5]
Les inégalités sont aujourd’hui inhérentes à un système de
production-distribution-consommation dans lequel les choix des individus
consommateurs sont marginaux. La création de nouvelles normes sociales, qui
s’appliquent à tout le monde dans une société donnée, rend acceptable la
diminution du « niveau de vie ». D’autant plus que le ralentissement
des activités s’accompagne d’une augmentation du temps disponible pour les
activités sociales, créatives et récréatives. L’organisation de la résilience,
de la culture du rapport sensible au monde, prend du temps. C’est d’abord de
temps dont nous avons besoin, urgemment, pour que le temps ait un avenir.
[2] Voir la note TamTam « Énergie-Climat », https://www.campagnetamtam.be/climat-realite
[3] Kate Raworth, Le concept du « donut ». Un espace sûr et juste pour l’humanité,
[4] Un rapport récent de la FAO le montre bien :
[5] Bruno Latour, Où Atterrir ?, La Découverte, 2017