Faire exister les espaces de discussion sur le travail

Sophie Béroud,
politologue, université Lyon 2

Les défis posés aux organisations syndicales face à l’importance prise par les emplois précaires aussi bien dans le secteur privé que public sont le plus souvent formulés en termes de syndicalisation, voire d’organisation de ces salariés. La part très faible des travailleur.se.s précaires parmi les affilié.e.s – qui demeurent de façon très majoritaire des salarié.e.s en emploi stable – et encore plus parmi les responsables des différentes structures syndicales, est ainsi souvent pointée comme un problème central. Ce phénomène recoupe en effet de façon directe la question de la place des femmes et des jeunes dans ces organisations, deux fractions du monde du travail particulièrement exposées à la précarité des emplois et du travail. Il soulève aussi la question du renouvellement des équipes syndicales, de leur animation et de leur continuité, dans des espaces de travail où des césures ont pu s’instaurer entre stables et non stables, entre des salarié.e.s se côtoyant tous les jours mais relevant de statuts et d’employeurs différents. L’exemple du secteur automobile est ici bien connu avec la coupure instaurée depuis maintenant des décennies entre un volet permanent de jeunes opérateurs intérimaires, main d’œuvre flexible qui subit directement les effets des différentes crises, et le reste des opérateurs en contrat à durée indéterminée et, d’une certaine façon, moins exposés aux aléas de la conjoncture en raison de la présence des premiers.

Face à ces enjeux, nombre de responsables syndicaux soulignent la quasi-impossibilité de faire adhérer des travailleur.se.s précaires, sous peine de les exposer à des politiques de répression patronale (non-reconduction du contrat à durée déterminée, fin des missions d’intérim…). On peut cependant se demander si le défi premier posé aux syndicats, avant même de penser en termes d’adhésion, ne consiste pas à faire exister des collectifs de travail, par-delà les divisions imposées par les employeurs, au sein desquels ces salarié.e.s précaires pourraient trouver leur place. Cette démarche nous semble indispensable pour recréer les conditions de l’engagement et de l’action collective.

Les organisations contemporaines du travail, entretenues par les politiques managériales mais aussi par la structuration juridique des entreprises, contribuent en effet à mettre en concurrence les travailleur.se.s stables et non stables, à isoler les seconds et à les séparer de leurs collègues. Les travailleur.se.s précaires ont ainsi très rarement accès à des espaces de mise en discussion des activités de travail et du sens donné à celles-ci. Les exemples de ces mises à l’écart sont nombreux : des aides-soignantes intérimaires qui se retrouvent seules à gérer des dizaines de résident.e.s dans une maison de retraite sans contact avec d’autres personnels ; des aides à domicile qui enchaînent les interventions chez les bénéficiaires sans croiser de collègues ni pouvoir discuter des situations rencontrées ; des ouvriers intérimaires qui restent en poste sur la chaîne de montage alors que leurs collègues en emploi stable interrompent leur travail pour suivre une réunion. Cette absence d’espaces de rencontre se matérialise aussi parfois dans le fait que les travailleur.se.s en emploi précaire n’ont pas accès, le cas échéant, aux vestiaires ni au restaurant d’entreprise.

Or, cette absence d’espaces collectifs de travail n’est pas compensée par l’existence de lieux de rencontre hors du travail : le fait que les horaires soient le plus souvent fortement différenciés, que les trajets domicile/travail se soient allongés vient encore compliquer la possibilité de se voir, de se parler, de mettre en commun des expériences individuelles. Pour les syndicats, le défi est donc énorme : il s’agit de trouver les moyens de faire vivre des espaces de rencontre entre travailleur.se.s d’un même établissement, d’une même enseigne, d’un même site, quel que soit leur statut et/ou leur employeur, afin de rendre possible des échanges, mais aussi de faire connaître aux un.e.s et aux autres ce qu’ils vivent et ce que sont leurs contraintes. Plusieurs expériences ont été menées en ce sens et montrent la nécessité de ces espaces. Certains syndicats de cheminots en France ont aussi proposé des réunions communes aux travailleurs présent.e.s dans les gares, à commencer par celles et ceux qui s’occupent du nettoyage des trains, mais aussi les salarié.e.s des boutiques – les un.e.s et les autres relevant de champs professionnels différents. Ces démarches sont le plus souvent associées à la mise en œuvre d’enquêtes élaborées par les militant.e.s syndicaux.

Pour proposer un espace d’échange et d’élaboration de revendications communes, il importe de comprendre à la fois les situations de travail, les relations avec les autres catégories de salarié.e.s et la façon dont elles sont vécues. Nous avons ainsi suivi la mise en place d’un syndicat de site dans un grand centre commercial en France. Le but de ce syndicat était de fédérer les syndicats d’entreprise et les représentant.e.s du personnel présent.e.s dans le centre commercial, dans les grandes enseignes type Carrefour ou la Fnac, mais aussi des salarié.e.s des boutiques indépendantes et franchisées. Les militant.e.s présent.e.s dans les grandes enseignes ont élaboré un questionnaire sur les principaux problèmes rencontrés par l’ensemble des travailleur.se.s du centre, ce qui les a conduit.e.s à aller à la rencontre des salarié.e.s – le plus souvent des femmes – de ces petites boutiques. Les résultats du questionnaire ont permis de faire émerger des préoccupations transversales : l’absence de lumière naturelle dans le centre, le bruit, les fermetures nocturnes tardives, l’absence de lieu de repos…C’est à partir de ces premières pistes que des réunions ont été proposées à l’ensemble des salarié.e.s, syndiqué.e.s ou non, pour parler de leur situation, de ce que représentait pour elles et eux le fait de travailler dans un centre commercial. Le défi était ici immense car faire exister un collectif de travail dans un lieu éclaté comme un centre commercial (avec plus de 3000 salarié.e.s), avec un très fort turn-over des emplois, n’a rien d’évident. Des démarches comparables ont pu être menées sur la base d’un territoire : nous avions ainsi pu suivre des appels à réunions publiques lancés via les journaux locaux ou des petites annonces pour réunir des femmes travaillant dans l’aide à domicile dans une zone rurale. Il s’agissait alors de se réunir le soir ou sur les jours de congés, en organisant la garde d’enfants, pour proposer tout simplement des lieux de discussion sur le vécu au travail, sur leurs relations aux associations qui les emploient, aux bénéficiaires, alors même que ces travailleuses ne disposaient pas de tels espaces.

Rompre l’isolement des travailleur.se.s précaires (qui peut exister même si le recours aux emplois précaires est massif dans une administration ou une entreprise) passe ainsi par une étape – celle consistant à ouvrir des espaces de parole, à mettre en commun les vécus individuels, à dire le sens donné au travail – qui est souvent négligée par les syndicats car elle demande beaucoup de temps et ne débouche pas nécessairement sur des adhésions. Mais cette étape apparaît comme la condition même pour une prise de confiance de ces travailleurs dans leur capacité à construire et à faire vivre par eux-mêmes et elles-mêmes une représentation collective.

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