Numérique

Entre réel et virtuel, toutes les souris ne dansent pas

Par Laurence Delperdange
Chargée de projet aux Équipes Populaires

Ces derniers mois nous ont obligés à vivre enfermés. Pour la plupart d’entre nous, cette situation inédite a entraîné des difficultés à la fois émotionnelles (nous étions privés des rencontres, des échanges qui font du bien) et matérielles. Si certains étaient déjà très habitués à tirer leurs sources d’informations via Internet ou pratiquaient déjà largement une communication « virtuelle », d’autres n’ont pu, faute de connaissances et d’expérience, recourir à ces modes d’échanges. Ils se sont donc retrouvés enfermés, sans aucune fenêtre ouverte virtuellement sur l’extérieur.

Les personnes que nous rencontrons dans les projets menés dans nos régionales manifestent souvent que les discussions auxquelles elles participent lors de ces rencontres sont pour elles, une manière de découvrir d’autres points de vue, de mieux connaître des enjeux de société, de partager des idées. Lors du confinement, nous avons donc voulu poursuivre, par écran interposé, ces moments d’échanges mais, très vite, nous avons réalisé que pour certains, ce mode de fonctionnement était très (trop) compliqué.

Si le confinement nous a forcé à une appropriation accélérée des outils numériques, nous avons vite constaté que pour maintenir un lien essentiel, il fallait explorer d’autres pistes : peu de groupes ont été en capacité d’organiser des rencontres en ligne.

Plusieurs régionales ont opté pour des visites au domicile (sur le pas de porte en respectant la « distanciation ») des militants qu’elles savaient fragilisés par un manque de contacts. Les bulletins de liaison permettent aussi de maintenir un lien. Distribués dans les boîtes aux lettres ils représentent pour certains militants, la seule manière d’être « connectés » à l’actualité des groupes locaux et régionaux.

De manière générale, l’essence même de l’éducation permanente a été mise à mal par l’impossibilité de réunir les personnes. La réflexion et l’action collectives ont été empêchées. Cela a très certainement contribué à la diffusion des propos complotistes, chacun restant seul face à ses certitudes et face aux fake news diffusées sur les réseaux sociaux sans avoir la possibilité de les confronter à d’autres opinions.

A contexte nouveau, réponses nouvelles

« A la régionale de Liège, la majorité du public que nous touchons n’est pas facilement connecté. Si certains participants à nos groupes disposent d’un smartphone, rares sont ceux qui disposent aussi d’un ordinateur. Et plus rares sont ceux qui disposent d’un ordinateur équipé d’un micro, d’une caméra et qui sont en capacité d’utiliser toutes ses fonctions pour participer par exemple à une rencontre en ligne.

La fracture numérique passe par le manque d’équipement de qualité, le problème de connexion, le manque de maîtrise et de capacité d’utiliser efficacement les outils dont on dispose parfois.

Par ailleurs, nous avons constaté que pas mal de personnes revendiquaient aussi le droit de ne pas être connectés. Nous avons décidé de respecter ce droit et ce choix qui ne concernent pas seulement des personnes âgées. Plusieurs de nos groupes n’ont pas souhaité tester des réunions en ligne ; tandis que d’autres ont pu maintenir des contacts réguliers via messenger. Le groupe des rencontres citoyennes a poursuivi son travail via une application de visioconférence. Nous avons suscité la création artistique via les réseaux sociaux, l’idée étant de mettre les gens en projet même si cela devait se faire seul chez soi. Les personnes étaient invitées à réaliser une œuvre de leur choix interrogeant la situation du confinement et à nous transmettre une photo de leur création à diffuser sur les réseaux sociaux. Cette initiative a rencontré peu de succès. » Françoise Caudron, secrétaire régionale Liège-Huy-Waremme

Le numérique difficilement contournable

Aux Equipes Populaires, nous menons deux projets directement liés à l’utilisation du numérique. Des ateliers d’auto-défense numérique ont démarré dans le cadre de notre campagne 2018 « Surfez couverts ». Celle-ci visait à sensibiliser citoyennes et citoyens sur les dangers que peuvent représenter l’utilisation des nouvelles technologies. Les géants d’Internet (les GAFAM : Goggle, Amazon, Facebook, Microsoft, Apple) nous connaissent parfois mieux que nos amis. Nos données personnelles sont une mine d’or pour ces grands groupes. Comment limiter nos traces sur Internet, reprendre la maîtrise de nos données personnelles ? Comment reprendre du pouvoir sur ce modèle économique qui nous est de plus en plus imposé ? Et comment ne pas être dupes des Fake news qui envahissent les réseaux sociaux.  Les objectifs de nos ateliers sont avant tout de susciter un éveil critique sur les GAFAM et l’usage fait de nos données personnelles collectées. Nous parlons des enjeux sociaux, économiques et politiques qui se cachent derrière le marché très juteux des données personnelles. Dans la régionale de Liège, une collaboration a été lancée avec le service de qualité de vie des étudiants de l’Ulg. Ces ateliers se sont poursuivis en ligne. Ils ont permis de rassembler plus d’étudiants que lorsqu’ils se font en présentiel. Mais l’échange avec et entre les étudiants est beaucoup moins riche. En outre l’atelier de mise en pratique de conseils échangés au cours de l’atelier n’a pu être mené.

Un groupe de militants a souhaité mener une réflexion sur les difficultés de répondre aux exigences de des services publics mais aussi du secteur bancaire, … de gérer en ligne des documents officiels, son compte bancaire, de remplir des formulaires,… Nombre de personnes âgées n’ont pas d’autre choix que de demander à leurs enfants de faire leurs paiements pour eux… « C’est toute une génération qui est sacrifiée au nom du profit et de la rentabilité », déplorent ces militants.

En 2015, des ateliers de création d’histoires digitales ont été initiés dans notre mouvement. Chaque participant à nos ateliers est invité à créer un court montage à partir d’un texte personnel – dont le thème touche à l’une des thématiques qui sous-tendent nos actions – auquel sont associées des photos (ou dessins…) et une musique de fond. Ces ateliers permettent aux participants de combiner une démarche de libération de parole (se raconter) avec une appropriation d’outils numériques de base (logiciels libres). Un site Internet (1) rassemble, par thème, les histoires créées depuis 2015. Ces vidéos peuvent être l’amorce de discussions autour de thèmes tels que la migration, la perte d’emploi… Réaliser son histoire digitale c’est être écrivain, scénariste à partir de son vécu. Cela participe aussi à l’éducation aux médias. Puiser dans sa propre histoire, dans la manière dont on a surmonté des obstacles permet d’apprendre autrement ; en glissant de l’humain, de l’analyse et de la créativité qui ajoutent à la motivation des participants.

Comme le résume Guillaume Lohest, président des Equipes Populaires : « La numérisation de la société engendre une série d’enjeux pour notre secteur de l’éducation permanente : la préoccupation d’inclusion des publics peu familiarisés au numérique à travers les objectifs d’alphabétisation numérique, (fortement accrus par le confinement), le souci de dénoncer les dérives de ce tout-au numérique et les ravages des réseaux sociaux en matière de rapport à l’information, à la vérité et de relations humaines. On ne peut adopter un regard critique sur les choses qu’en y étant immergés, qu’en les pratiquant, qu’en partageant des évolutions de société. » Elle se pose donc sur une double finalité de lutte contre la fracture numérique et de participation citoyenne.

Laurence Delperdange, chargée de projets aux Equipes Populaires

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