Émancipation politique / désenvoûtement linguistique

Eric Chauvier

Soit la situation suivante, assez facile à imaginer. Vous découvrez sur Internet l’existence d’une société, que je renommerai HGA, gérant en “actifs” l’équivalent des PIB réunis de la France, des Pays-bas et de la Belgique. Vous découvrez aussi que cette même société détient des parts importantes dans tous les conseils d’administration des entreprises du CAC 40, parmi lesquelles vous trouvez des entreprises polluantes, d’autres exploitant des enfants ou compromises dans du blanchiment d’argent. Vous découvrez enfin que cette société de gestion est conseillère auprès de l’Union Européenne, ce qui pose indéniablement des problèmes de conflits d’intérêts. Dans une telle situation, si vous êtes dotés d’une conscience critique et humaniste, vous avez fort logiquement  envie de vous opposer à de telles pratiques. Sauf que vous vous sentez totalement déconnectés du monde où sévit HGA. Vous n’avez aucun accès aux contextes où se déroulent réellement ces pratiques, autrement dit au théâtre des opérations de HGA. Ce sentiment de colère sans incarnation possible pourrait relever d’un problème psychologique, mais ce serait se fourvoyer que de le limiter de la sorte. Si la frustration que vous éprouvez peut effectivement être comprise ainsi, elle engage une analyse plus profonde, d’ordre linguistique. Je veux en venir à l’hypothèse que toute émancipation politique dépend avant tout de notre aptitude à écrire précisément ce qui nous arrive. Ce qui est en jeu, ce sont nos capacités à parler en contexte ou encore à accéder à des contextes.

Ces capacités, le linguiste Roman Jakobson les avait regroupées en un mot: l’indéxalité. Il y reconnaissait la capacité d’un locuteur à communiquer une information dans un contexte donné à partir de son expérience. Pour ce faire, ce locuteur se doit de mobiliser différents types d’indices : des indices personnels (je, me, moi, nous, ma, mes, etc), des indices spatio-temporels (aujourd’hui, maintenant, demain, ici, à côté, etc.), des indices de monstration (ce, cet, ces, etc.). De cette capacité à articuler ces indices dépendent les fonctions référentielles du langage: la fonction émotive (le locuteur affine sa perception émotionnelle) ; la fonction conative (il peut trouver des arguments pour exposer sa perception);  métalinguistique (il peut sur-signifier une information (“Je veux dire par là que” …); la fonction poétique (il peut élaborer le message pour lui-même, par exemple en un slogan politique). Selon Jakobson la mise en œuvre de ces compétences détermine l’intégration des probabilités conditionnelles offertes par les contextes.

Si l’on reprend l’exemple des activités de la société HGA, il faut admettre que les fonctions d’indéxalité sont neutralisées. Nous ne parvenons pas à les décrire à partir de notre expérience. Un ensemble de concepts spécifiques à l’économie du capitalisme financier s’impose à nous tel un langage occulte, énigmatique et impénétrable, se substituant à nos possibilités d’engager une description affinée. Un premier problème se pose: lorsqu’un locuteur mobilise des indices personnels (je, moi, me), il ne se réfère pas aux pratiques de cette société (la gestion d’actifs, les flux financiers plus ou moins opaques et les conflits d’intérêt) mais à des informations de seconde main, entendues dans les médias la plupart du temps. Il est un locuteur condamné à décrire des faits qu’il n’a pu expérimenter. En réalité, le sujet qui parle ne dit pas “je décris des faits économiques”, mais je “décris des faits médiatiques”, autrement dit une phase explicative relative à des contextes qui demeurent hors de la perception du sujet.

Des spécialistes des sciences économiques peuvent tenter de nous expliquer les rouages de HGA. Ils peuvent d’abord tenter de localiser ces faits économiques – les marchés primaires ou secondaires, les plate-forme de trading, les salles des marchés, les bourses, etc. –  sauf que vous ne pouvez vous représenter réellement ces lieux; vous ne faites qu’apercevoir mentalement des lieux abstraits. Si ces savants de l’économie essaient de décrire les acteurs de ces lieux – des investisseurs institutionnels, des fonds d’investissements ou des agences de notation -, de la même façon, vous ne verrez pas de visages mais des individus abstraits. S’ils tentent de décrire les objets de pratiques – de la valeur mobilière, des actions, des obligations, des sub-primes, des liquidités – vous ne verrez toujours que des choses abstraites, vaguement incarnées en fonction de la charge d’angoisse qu’elles comportent. La fonction conative sera inévitablement stéréotypée: nous ne pouvons trouver d’autres arguments que ceux que mettent à disposition ces spécialistes qui parlent à notre place. La fonction métalinguistique ne sera pas plus praticable: comment pourrions-nous mettre en perspective des informations stéréotypées sans reproduire ces stéréotypes ? Quant à la fonction émotive, qui permet normalement au locuteur d’affiner sa perception émotionnelle, elle demeurera au stade de la frustration, autrement dit de la colère mutique. Les probabilités conditionnelles offertes par les contextes seront nulles. En tant que linguiste, Jakobson considèrerait sûrement que le langage des économistes est ésotérique, à l’instar de celui tenu par les chefs de sectes ou les malades mentaux frappés de délire, ce qui revient parfois au même.

Dans ce cas, nous pouvons demander à des sociologues de nous expliquer la dimension sociale et humaine de ces faits économiques. Ces sociologues ont la plupart du temps mené des enquêtes (ils auraient pu enquêter sur HGA), mais la vie qu’elles contenaient est devenue implicite dans l’expertise finale. Cette science unitaire du monde social ne peut proposer que des concepts – “fait social total”, “groupe sociaux” “invariant” – destinés à illustrer un déterminisme social, autrement dit une objectivation des paroles et des pratiques qui nous éloigne de ce qui nous intéresse : la vie ordinaire de HGA. Si ces sociologues sont un peu plus critiques, ils parleront d’exploitants et d’exploités, de capital culturel et d’habitus, mais le déterminisme subsistera, et la vie sera identiquement neutralisée. Notre colère trouvera certes le bon modèle, mais il n’y aura toujours pas de personnes, de visages, de respirations, de façons de parler. Nous décrirons des modèles sociologiques, parfois même en prétendant être critiques, mais parlerons comme des marionnettes de ventriloques.

Ces sciences dites “sociales” mobilisent des concepts théoriques qui, prétendent-ils, pourraient se substituer scientifiquement à la vie ordinaire. Je pense, au contraire, que nous avons besoin d’analyser la vie ordinaire, car nous n’avons rien d’autre pour penser à partir de nous-mêmes. Notre compétence première réside dans notre capacité à parler avec des mots issus de notre expérience. Ce réinvestissement du langage ordinaire permettra de douter des concepts qui parlent à notre place. Notre aptitude citoyenne réside dans notre capacité à refuser méthodiquement de parler sans contexte, autrement dit à ne pas prendre au sérieux toute description du monde lorsque les fonctions du langage définies par Roman Jakobson ne peuvent s’y appliquer. Notre émancipation politique dépend de notre capacité à nous donner les moyens de parler de façon précise de ce qui nous arrive.

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