4.1. CASI-UO

Deux générations d’italien.ne.s à Bruxelles : « aujourd’hui nous avons Whatsapp, mais fondamentalement peu de choses ont changé »

Interview réalisée par Gilles Maufroy
CIEP-MOC Bruxelles

Teresa Butera, directrice du CASI-UO, est née en Sicile de l’intérieur en 1957 et est arrivée en Belgique au milieu des années 1970. Son père était mineur dans une région plutôt agricole.

« Pour nous, la Belgique était connue par l’émigration des paysans sans terre, par le sucre, le chocolat et Adamo. A l’époque, quand la famille partait, on ne voyait plus la famille émigrée pendant des années. Ma grand-mère pleurait très fort à chaque départ tandis que mon oncle décrivait la Belgique comme un paradis. Mon frère est parti et comme à l’époque on considérait que les hommes ne savaient pas se débrouiller tout seuls, des femmes de la famille devaient l’accompagner. Moi j’étais la seule qui voulait continuer à étudier. Ma sœur devait y aller, pour servir de « femme de ménage ». Nous sommes arrivées en août pour un mariage et dès notre arrivée gare du Midi, j’ai eu une mauvaise impression : c’était noir et triste et ça ne correspondait pas du tout ce qu’on nous avait décrit. C’était sale, délabré, l’appartement était petit, la salle de bains était partagée avec d’autres familles, etc. Pire qu’en Italie.

Nous étions très contrôlées par la famille. Je suis restée par solidarité avec ma sœur. J’ai dû arrêter l’école, j’avais 18 ans. C’étaient les années les plus obscures de ma vie. Y avait du travail, à l’époque c’était facile de trouver et de changer de travail. Nous étions dans des maroquineries : ceintures en cuir, sacs, etc. C’était précaire : tout avait disparu une dizaine d’années plus tard. Il y avait beaucoup d’italien.ne.s à Cureghem. On a commencé à se rendre compte que nous les « étrangers », étions moins payées que les travailleur.se.s belgo-belges. J’avais un père communiste, donc je me suis inscrite au syndicat et on a dénoncé tout ça. Les turcs à l’époque n’avaient pas le courage de manifester parce que leur position était plus difficile. Donc les italien.ne.s se sont battu.e.s, ont gagné contre le patronat…puis on a été licencié.e.s.

Après deux, trois ans, voyant que le retour s’éloignait de plus en plus, je me suis dit « je ne resterai pas à l’usine, je vais reprendre des études ». Je voulais faire ça à distance. Je suis allée au consulat où on a cherché à me décourager. Et c’est comme ça que j’ai connu le CASI-UO. Je ne connaissais pas, parce que je ne pouvais pas beaucoup sortir, sauf en cachette, avec le contrôle familial. Après quatre ans en Belgique, on a exigé que nos parents nous rejoignent, pour retrouver de la liberté. Ça a tout changé. Mon autre sœur nous a rejoints. Elle est allée à l’école de devoirs du CASI-UO, une des premières écoles de ce genre. J’ai rencontré Bruno Ducoli, fondateur du CASI, qui parlait un très bon italien. Cela faisait longtemps que je n’avais plus entendu ça. J’avais les complexes du Sud de l’Italie et lui nous mettait à l’aise. On était tou.te.s du Sud à l’époque, pas comme aujourd’hui où l’émigration touche aussi le Nord. Après j’ai découvert l’UO, l’université ouvrière. Et là, lui donnait des cours de formation politique. A l’époque, tous les problèmes étaient traités collectivement, on n’était pas tant dans les services individuels. Mon père aussi a créé son association, pour lui c’était un peu étrange évidemment que je sois au CASI, plutôt chrétien, alors que lui était communiste. Le football était mal vu parce que ça nous faisait perdre du temps pour étudier et s’informer. Idem pour les sorties en soirée, c’était vraiment à éviter. Nous nous voyions trois fois par semaine le soir après le travail, en plus du groupe de théâtre et de chant le week-end. Et donc, quatre ans après mon arrivée j’ai arrêté l’usine.

Je suis rentrée à l’assemblée du CASI, j’ai milité dans ce cadre, je me suis impliquée dans ses activités, etc. Et les fondateurs ont quitté la Belgique pour rentrer en Italie, en l’an 2000. A l’époque, l’université ouvrière était en veilleuse. Le collectif n’était plus à la mode, c’était difficile de mobiliser. On m’a proposé la direction du CASI et j’ai accepté. Le CASI a accompagné la communauté italienne d’Anderlecht sur presque 50 ans. »

Valeria Lucera, trentenaire et animatrice à Vie Féminine, vient également du Sud de l’Italie.

« Une région qui reste très pauvre et en fort décalage avec le Nord. Moi je suis de la génération Whatsapp, et venue avec un vol pas cher de Ryanair et non en train. Je suis une migrante économique. Notre génération a fait des études, en ce qui me concerne c’était un master à Palermo et Napoli. J’en avais assez des petits jobs au noir à 3€ de l’heure. Il faut savoir que le chômage des jeunes atteint 60% en Italie du Sud. Il n’y avait pas d’espoir de trouver quelque chose de digne. Un collectif de jeunes italien.ne.s a écrit l’ouvrage « Noi restiamo », « nous restons », pour défendre le fait de construire des solidarités et changer l’Italie en restant. On sortait aussi de la période avec Renzi et son « Jobs act », inspirateur des Lois travail en France et en Belgique notamment. Le marché du travail a été complètement dérégulé, les licenciements facilités, les CDI sont devenus l’exception. Les jobs hyper-précaires se sont multipliés. Le mouvement social était cassé aussi, après de nombreuses défaites. La Sicile était désertifiée socialement.

Moi j’ai choisi Bruxelles, ville multiculturelle, siège des institutions européennes et de nombreuses ONG, parce que j’avais étudié les relations internationales. J’ai commencé comme fille au pair parce que je n’avais pas d’économies en arrivant. C’était à Steenokkerzeel, où il y a un centre fermé pour migrant.e.s, encore pire que la gare du Midi. C’était le mois d’août 2015, il faisait froid et il pleuvait. Je ne connaissais personne. J’ai fait le lien avec une italienne, Paola, qui était venue à Bruxelles aussi pour travailler.

J’ai rencontré Paola dans une grande manifestation, où il y avait entre autres les syndicats et d’autres mouvements. J’ai donc rencontré des camarades, avec Paola, Federico, Pietro, tou.te.s jeunes migrant.e.s économiques qui cherchaient un engagement militant local. Ça m’a aidé à faire communauté, à tisser des liens humains et politiques. J’ai commencé à travailler en noir dans des restaurants italiens pour vivre à Bruxelles. Je gagnais 8€ de l’heure mais ce n’était pas facile, j’avais l’impression de faire du sur-place. Je me suis tournée vers le secteur associatif, très subsidié en Belgique par rapport à l’Italie, ce qui m’a surprise. J’ai fait une formation au CBAI qui m’a permis de faire plusieurs stages, notamment à Vie Féminine où j’ai pu être embauchée. Ça a donné un sens à mon expérience en Belgique et puis je me suis construit un ancrage supplémentaire en fondant une famille. Tout cela était inimaginable pour moi il y a cinq ans. »

Valeria, Teresa, comment s’est concrétisé votre engagement à Bruxelles ?

Valeria : on s’est vu.e.s avec des italien.ne.s de Bruxelles, en se disant que nous voulions reprendre notre engagement, non seulement par rapport aux luttes d’ici, mais aussi par rapport à l’Italie. En 2015, un militant a été tué à la sortie d’un centre social par le groupe d’extrême-droite Casa Pound. Nous nous sommes rassemblé.e.s devant le consulat italien. Nous étions une cinquantaine de militant.e.s en exil et nous avons créé Antifascisti Bruxelles. Nous avons créé un groupe local de Potere al Popolo aussi à Bruxelles, il y a eu des groupes dans toute l’Europe et même à New York. En même temps il y avait la question de faire le lien avec les luttes en Belgique : luttes syndicales, Collecti.e.f 8 maars, mouvement climatique, etc. Ça a du sens de militer depuis notre position pour comprendre que nous faisons face à des attaques similaires au niveau européen. Il faut donc relier le local à d’autres niveaux de lutte. J’ai aussi été impressionnée par le mouvement de solidarité avec la Grèce. C’est important aussi de rapporter les luttes d’ailleurs, d’échanger sur les expériences de lutte.

Teresa : le CASI est un organisme d’éducation permanente, financé par des subsides publics belges. Le lien avec la terre d’origine s’est estompé avec les années. Le pays de référence pour nous c’est la Belgique. Nous sommes enracinés dans la structure belge aujourd’hui. L’Italie est plutôt vue comme la cause du problème que comme la solution. Nous avons essayé de rassembler les italien.ne.s mais c’est impossible à cause de rivalités et jalousies. Du coup nous préférons travailler avec les associations locales. C’est la nouvelle migration économique des jeunes, y compris dans l’équipe du CASI, qui me fait reparler de l’Italie. Pour moi l’Italie n’a plus de sens et je ne comprends pas pourquoi il faudrait créer une section belge d’un parti italien. Avec le CASI nous voulons travailler la question de l’antiracisme pour empêcher les italien.ne.s de se retourner contre les nouvelles communautés qui immigrent ici. L’autre question bien sûr c’est le soutien à la nouvelle génération de jeunes migrant.e.s économiques venu.e.s d’Italie.

Valeria : en fait, on parle en Italie de « fuite des cerveaux », mais en réalité nous nous retrouvons à bosser pour rien. On parle beaucoup en Italie des migrant.e.s qui débarquent sur les côtes du Sud, mais c’est pour mieux oublier les migrant.e.s italien.ne.s vers l’Europe du Nord. Nous organiser nous permet de briser ce discours dominant. Idéalement nous devrions nous engager dans une organisation belge, mais notre temps est limité et éclaté. Une question qui m’anime c’est la question écologique, sur laquelle nous sommes assez en retard. Après, au niveau européen, la question féministe est fondamentale, ça fait bouger énormément la société. Enfin, la lutte antifasciste doit vraiment augmenter en intensité, on le sait avec Salvini en Italie par exemple.

Quel est votre point de vue d’italiennes sur la Belgique et son rapport au mouvement social ?

Teresa : moi je ne vois pas tellement de différences. Comme le CASI n’est pas lié à un parti en particulier. Nous faisons de la « Politique » avec un grand P. Dans le privé je fais ce que je veux mais sans afficher d’étiquette, nous voulons éviter toute récupération politique. Moi ce qui m’étonne c’est le nombre de communautés différentes dans un pays aussi petit que la Belgique. Comment réussir à donner des réponses à plusieurs réalités ? Ici j’ai découvert l’Etat de droit, mes droits, etc. Pour moi la Belgique est le pays de référence, plein de possibilités et de solutions qu’on peut exporter ailleurs…comme en Italie, par exemple. On dit que le Belge est froid, mais moi je le trouve très accueillant et ouvert, en tout cas à Bruxelles. Nous collaborons avec le MOC par exemple. En Italie c’est impossible, tu dois choisir un seul camp.

Valeria : ma plus grande surprise c’est le rôle contradictoire de la « société civile » et du secteur associatif subsidié, qui est à la fois une chance et un frein énorme au conflit social. Je suis frappée de voir des gens dire « je suis militant.e » en étant payés à travailler dans une association. En Italie l’Etat est absent sur ce terrain. Et en Sicile c’est même la mafia qui a un rôle important. Cela nous pousse à l’auto-organisation pour répondre à nos besoins par des activités sociales. Par exemple : des médecins volontaires dans des services de base qui ne sont pas payé.e.s. Le rapport à la politique et au conflit est beaucoup plus direct, là où en Belgique la concertation sociale ralentit ça. Donc d’un côté ça nous permet de parler à plus de gens via le secteur associatif ici, mais en même temps ça nous bloque dans nos luttes sociales. En Italie les manifestations de masse viennent d’en bas et sont beaucoup moins institutionnalisées, les structures n’englobent pas tout. En Italie il y a peu de contre-pouvoirs y compris syndicaux, ce qui pousse à l’auto-organisation directe. Ici c’est vite noyé dans mille liens institutionnels. Autre anecdote : la culture de discuter de manière consensuelle, avec des post-its etc. en réunion. Mais en même temps, il y a eu plus de grèves de masse de 24h en Belgique qu’en Italie ces dernières années. Donc c’est une réalité complexe. Et reste une question : comment rassembler toutes ces questions à travers un outil politique, comme Potere al Popolo par exemple. Parce que les mouvements sociaux c’est essentiel, mais il faut quelque chose en plus pour gagner.

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