Cambodge : une rude bataille sur le salaire minimum

Par Jennifer Van Driessche, Solidarité Mondiale

Comment atteindre un salaire vital pour tous les travailleurs ? Que doit-il comprendre? Le débat fait rage, du Cambodge aux instances internationales de l’Organisation Internationale du Travail. Depuis quelques mois, les manifestations se multiplient au Cambodge, dont le secteur textile représente 95% des exportations. C.CAWDU, centrale syndicale dans ce secteur et partenaire de Solidarité Mondiale, se bat pied à pied pour obtenir un montant salarial minimum suffisant pour permettre aux travailleuses/eurs de vivre dignement. En arrière-plan, les lois du marché qui poussent à considérer le salaire comme une « variable d’ajustement » du prix des marchandises.

Protection sociale et salaires sont deux faces d’une même pièce : celle qui détermine les conditions de vie d’un travailleur. Pour le mouvement ouvrier, les travailleurs ne doivent pas être les victimes de cette perpétuelle poussée vers le bas des entreprises et des gouvernements qui jouent le  jeu de la concurrence exacerbée au détriment des travailleurs à la base. La protection sociale et les salaires y deviennent des poids dans la négociation des marchés. Quand « gagner sa vie » ne permet plus de vivre dans des conditions de vie décentes, c’est le signal clair d’un système qui déraille.

Le secteur cambodgien du textile représente près de 95% des exportations et emploie près de cinq cent mille personnes, principalement des femmes. C.CAWDU est la plus grande centrale syndicale indépendante au Cambodge dans le secteur du textile et de l’habillement et elle représente environ septante-huit mille six cents travailleurs/euses, dont 85% de femmes. Solidarité Mondiale (WSM), la CSC et CSC METEA soutiennent le travail de C.CAWDU depuis de nombreuses années.

De la protestation locale à la contestation internationale
L’augmentation des salaires minimum dans le secteur textile fait partie des principales revendications de C.CAWDU. Fin 2013 est entamée une lutte acharnée pour l’augmentation du salaire minimum, qui s’élevait alors à €81 par mois et était totalement insuffisant. Hong Chanthan, 35 ans, témoigne : « Avec les heures supplémentaires, j’arrive à gagner 140$ par mois. Impossible pourtant de manger correctement, d’avoir des enfants ou encore moins d’épargner. Mon loyer est de 50$, l’eau et l’électricité coûtent 30$. Grâce aux heures supplémentaires, j’arrive à envoyer un peu d’argent à ma famille restée en province, loin de Phnom Penh. Je leur envoie 20$ par mois. Après avoir payé tout ça, il ne me reste que 40$ pour tout le reste, y compris pour manger. Tous les ouvriers du Cambodge sont dans la même situation : nous sommes obligés d’emprunter pour pourvoir à nos besoins et ceux de nos familles. »
Sur base d’une étude indépendante et malgré la demande de C.CAWDU d’une augmentation substantielle (mais raisonnable) du salaire minimum à €145, le gouvernement cambodgien décide de manière unilatérale d’accorder une augmentation pour atteindre seulement €86, puis €91.
Toujours insuffisant, donc, et les travailleurs/euses du textile continuent de protester. Leur expression est muselée par une violente répression, qui fait des blessés et des morts. Les syndicats (la CSI et ses membres) et les organisations de travailleurs et consommateurs (comme achACT et Schone Kleren Campagne) lancent immédiatement un appel au gouvernement cambodgien pour mettre fin à la violence, poursuivre les responsables et libérer de nouveau les dirigeants syndicaux.
Mais rien ne bouge. La CSI, UNI, IndustriAll et la Clean Clothes Campaign appellent à une journée mondiale de contestation. Le 10 février, des syndicats et des ONGs mènent une action auprès des ambassades du Cambodge en Belgique, en Allemagne, à Hong Kong, aux Etats-Unis, en Corée du Sud et en Suisse pour exiger la libération des vingt-trois dirigeants et activistes syndicaux. Finalement, les vingt-trois activistes syndicaux sont libérés le 30 mai 2014 grâce à cette pression internationale.

« We are connected »: car leur lutte est aussi la nôtre
De plus, si les salaires sont si bas au Cambodge, il y a aussi beaucoup de pression sur d’autres pays pour faire baisser les salaires. Cette concurrence est mortelle, au sens propre comme au figuré. Et nous y sommes aussi confrontés en Europe. Le saut d’index du gouvernement Michel est une première mesure pour s’attaquer à notre soi-disant handicap salarial. La délocalisation est une recette éprouvée pour les entreprises européennes dans leur quête de production meilleur marché.
Lorsque les négociations sur un salaire minimum reprennent à Phnom Penh, peu après la période estivale, C.CAWDU relance son appel à une action internationale : le 17 septembre, différents syndicats et ONGs se rassemblent de nouveau devant les ambassades du Cambodge pour exiger qu’un salaire minimum vital soit fixé à €160. Il s’agit d’un nouvel objectif du front syndical cambodgien car il tient aussi compte de l’inflation.

Il y a encore du chemin à parcourir
Après des débats houleux au sein du Labour Advisory Committee, un organe de concertation tripartite, la décision est finalement prise d’augmenter le salaire minimum actuel de €91 à €116 à partir de janvier 2015. C.CAWDU n’est pas d’accord avec ce chiffre, mais décide de ne pas entrer dans une lutte (par la grève) pour l’instant. Elle opte plutôt, avec les partenaires internationaux, pour une poursuite des discussions tant avec le gouvernement qu’avec les marques de vêtements.
« Ce sont les marques de vêtements internationales qui ont les clés en main : si elles mettent la pression sur leurs sous-traitants, ceux-ci se joindront à nous pour négocier une augmentation des salaires minimum. De plus, les chaînes de vêtements doivent être prêtes à payer plus cher leurs commandes, sans quoi les fournisseurs n’auront pas de marge pour payer de plus hauts salaires », explique Kong Athit, Secrétaire général de C.CAWDU.
Un certain nombre de grandes entreprises de l’habillement ont donné un signal positif. Dans une lettre formelle à la fédération cambodgienne des employeurs, elles affirment vouloir adapter leurs pratiques d’achat pour rendre possible le paiement d’un salaire minimum vital. Elles plaident en même temps pour un processus porté, inclusif et périodique de négociations sociales sur les salaires, afin d’éviter les confrontations.
En 2015, une nouvelle augmentation du salaire minimum à 140$ a eu lieu, mais cela reste insuffisant. Une nouvelle action internationale se prépare pour le 10 décembre. C’est sur cette voie que C.CAWDU et son réseau se sont engagés, dans l’espoir d’obtenir un accord contraignant sur les salaires vitaux, selon lequel les grandes entreprises de l’habillement assument leur part de responsabilité par rapport aux conditions de travail au sein de la chaîne mondiale d’approvisionnement.

Un salaire vital, c’est payable !
Est-il possible de payer un salaire vital aux travailleurs de l’habillement sans faire exploser le prix pour l’acheteur final ? Selon Climbing the ladder to living wages, une étude de la Fair Wear Foundation, pour un tee-shirt produit en Inde, toute autre donnée restant constante, une augmentation des salaires à hauteur d’un salaire vital induirait une augmentation dérisoire du prix au détail (moins de 1%). Certes, mettre en œuvre un salaire vital nécessite certainement de relever des défis réels mais l’impact sur les coûts de production n’est pas le plus important. Alors, qu’attendent donc les marques pour agir réellement ?
Et quand bien même… Si le système du business et notre mode de consommation ne permettent pas d’assurer un minimum vital à ceux et celles qui produisent, n’est-ce pas cela aussi qu’il faut remettre en cause, au niveau individuel et collectif ?

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