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Brésil : des Journées de Juin à la Grève du Métro de São Paulo

Par Sébastien Antoine,
Doctorant en Sciences-Sociales à l’UCL

Durant les années 2000, la forte croissance économique au Brésil a fait le grimper le pays au rang de septième économie mondiale et lui a lui fait gagner la renommée de puissance émergente. Parallèlement, la poursuite de programmes de transferts conditionnés – comme la « bolsa familia » ou les bourses d’études dans l’enseignement privé – et la forte augmentation du nombre d’emplois dans le marché du travail formel ont contribué à donner l’image d’une société où se serait accentuée la redistribution de richesses sous l’action du gouvernement fédéral dirigé par le Parti des Travailleurs des présidents Lula (2002-2008) et Dilma (2008-2016). Pourtant, en juin 2013, des images d’imposantes protestations sociales ont fait la une de la presse internationale, et continuent de faire porter leur ombre sur l’organisation de méga-événements internationaux comme le Mondial FIFA 2014 ou les Jeux Olympiques de 2016. Dès lors, comment comprendre l’explosion de ces mobilisations dans un pays d’apparence prospère ?

Les Journées de Juin 2013 : coup de tonnerre dans un ciel serein ?
En 2007 le président Lula annonça depuis Zurich l’organisation du Mondial 2014 au Brésil, le pays jouissait d’une croissance économique et d’une stabilité sociale sans pareille. Pourtant en juin 2013 une manifestation contre l’augmentation du prix des transports impulsée par le Movimento Passe Livre (MPL) – mouvement pour le transport public gratuit né dans le sillage du Forum Social Mondial et de mobilisations à Salvador et Porto Alegre début des années 2000 – allait connaître une explosion inattendue. Alors que la manifestation du vendredi 14 avait réuni quelque 20.000 personnes, elle fut brutalement réprimée par la police militaire, laissant une centaine de blessés parmi les manifestants, y compris des journalistes couvrant l’événement. Ce déferlement de violence dans les quartiers centraux de São Paulo, à coup de bombes lacrymogènes et balles en caoutchouc, constitue en réalité le quotidien de la répression policière dans les quartiers pauvres et périphériques, à balles réelles dans ce cas. Il joua le rôle d’amorce à ce qui est à ce jour le plus grand mouvement de contestation sociale spontané que le pays ait vécu. À partir du mardi 17 juin, ce sont plus de deux millions de Brésiliens qui sont descendus dans les rues, dans presque 400 villes de toutes les régions du pays.

Le précariat et la question urbaine
Bien que marqué par toutes les contradictions de secteurs sans expérience de grandes mobilisations sociales, le mouvement se focalisa sur trois revendications centrales : transport, santé et éducation publics et de qualité. En se penchant sur sa composition, elle semble l’expression d’une mutation sociale des grands centres urbains brésiliens depuis ces quinze dernières années.

La croissance du marché du travail formel de presque 1,5 millions de postes par ans a considérablement renforcé un nouveau précariat du secteur des services – télémarketing, secteur bancaire, vente, etc. – dont l’extrême majorité dépend d’un bas revenu situé entre 1,5 et 2 salaires minimum (soit entre 375 et 500 €). Par ailleurs, la forte hausse du prix de l’immobilier, plus de 150 % depuis 2009 à São Paulo et Rio de Janeiro, force ces travailleurs à vivre de plus en plus loin des centres urbains. Ils sont donc fortement dépendants d’un transport public cher – un trajet combiné bus-métro coûte environ 1,5 € – et inefficace – à São Paulo, la population passe en moyenne 2h30 par jour dans les transports. Par ailleurs, les conditions de travail exténuantes – avec un turnover de 100 % en deux ans dans le secteur du télémarketing par exemple – en font un secteur fortement dépendant du Service Universel de Santé qui est totalement surchargé et dispense un service précaire. Enfin, l’éducation, bien que plus accessible, vit un processus accéléré de marchandisation impliquant que l’écrasante majorité des étudiants de l’enseignement supérieur soient inscrits dans des universités privées de mauvaise qualité.

Ces dernières années, ces millions de travailleurs précaires ont consenti de lourds sacrifices pour tenter d’améliorer leurs vies, de profiter de la croissance économique de ces dix dernières années : travailler en call-centers le jour, étudier la nuit, tout en supportant de longues heures dans les transports publics. Mais ces espoirs et ces efforts sont aujourd’hui frustrés, car les emplois accessibles avec les diplômes des universités privées sont du même type et d’un revenu similaire à ceux occupés précédemment, et, car les services publics sont toujours aussi inefficaces, médiocres et surchargés. Le transport, la santé et l’éducation ont donc été les revendications qui catalysèrent les tensions qui pèsent dans le quotidien des mégapoles du pays. Face aux dépenses somptuaires de plus de dix milliards d’euros consenties pour l’organisation du Mondial 2014, c’est ce climat social d’inquiétude qui s’exprima de manière explosive dans la révolte populaire de juin 2013.

Une première vague de grèves influencées par l’esprit de juin
En 2014, une seconde vague de mobilisations a pris forme, plus ancrée dans le mouvement syndical. Dans le cadre de leurs campagnes salariales annuelles, les éboueurs de Rio de Janeiro, les conducteurs de bus de São Paulo ou les travailleurs du secteur pétrolier développèrent des grèves d’ampleur significative, caractérisées par des rébellions de la base refusant les accords signés par les directions syndicales, poursuivant leur mouvement et obtenant généralement satisfaction de leurs revendications au prix d’une sévère répression.

La grève de cinq jours du métro de São Paulo s’inscrit donc dans ce mouvement, tout en s’en distinguant, considérant le rôle de catalyseur qu’a joué dans ce cas la direction du syndicat. Dénonçant à la fois l’étouffante surcharge du réseau – 4 lignes seulement pour une ville de 15 millions d’habitants – et le coût exorbitant des transports, les travailleurs du métro revendiquaient également une augmentation salariale décente face à plus de 7 % d’inflation. Grève la plus longue et la plus massive depuis 1986, à l’âge d’or du syndicalisme brésilien, le mouvement a toutefois été confronté à une intransigeance féroce du gouvernement de l’État, à l’envoi de la troupe de choc de la police militaire contre les piquets de grève, et au licenciement de 42 travailleurs, pour la plupart de jeunes délégués syndicaux. Malgré des gains économiques limités, le mouvement a contribué à faire évoluer considérablement la conscience des travailleurs qui y ont pris part, ainsi qu’à renforcer des convergences importantes entre mouvement syndical et mouvement social, notamment avec le Mouvement Libre Passage et le Mouvement des Travailleurs Sans Toit (MTST).

Des perspectives de mouvements sociaux en contexte de crise économique
Aujourd’hui, aucune des revendications quant au transport, à l’éducation ou à la santé n’a trouvé de satisfaction réelle et les perspectives socio-écomiques sont sombres. Officiellement en récession depuis quelques mois, le Brésil est finalement lui aussi rentré dans la crise. Le nouveau mandat de la présidente Dilma – 2014-2018 – sera marqué, selon la plupart des analystes, par un réajustement économique qui prendra la forme d’une combinaison d’augmentation du chômage et de limitation du salaire moyen, dans l’objectif de contrôler l’inflation, et donc la rentabilité des titres de la dette. Le mouvement social et syndical brésilien sera donc confronté a des défis de taille dans les prochaines années. Mais pour y faire face, il pourra se baser sur les nouvelles convergences qui ont émergé ces dernières années et sur l’empreinte encore fraîche qu’ont laissée les journées de juin 2013 sur la société brésilienne.

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