Police3

Arrêter de prendre les pauvres pour des idiots

Interview réalisée par Gilles Maufroy
CIEP-MOC Bruxelles

Renaud Maes est docteur en sociologie et enseigne aux Facultés universitaires Saint-Louis. Il est également rédacteur en chef de la Revue nouvelle. Observateur avisé des questions sociales mais aussi de la communication en ligne, nous l’avons rencontré pour tenter d’y voir plus clair sur l’ampleur et les caractéristiques de la vague complotiste qui s’est manifestée à l’occasion de la pandémie, jusque dans nos organisations.

Mouvements : Parmi les symptômes morbides constatés depuis un an et demi de pandémie, certain.e.s pointent une montée de théories conspirationnistes, autour des mesures sanitaires en général, depuis les masques jusqu’aux confinements en passant par la politique vaccinale. Nous avons ainsi vu en Belgique les Boums, puis l’affaire Jurgen Conings, ce militaire qui menaçait d’assassiner le virologue Marc Van Ranst…Est-ce que ce phénomène manifeste une rupture par rapport à l’avant-pandémie ?

Renaud Maes : En fait, il s’agit plutôt d’une continuité. C’est même surprenant que ça n’ait pas pris plus d’ampleur. Depuis les années 1990, il existe une série d’enquêtes qui visent à estimer le degré de confiance de la population belge dans les institutions. Noir-jaune-blues, par exemple, est assez connue. On voit, du côté wallon par exemple, une large majorité des gens qui croient dans trois institutions que sont l’armée, la police et la prison. Ils ne croient plus dans les « politiciens » et les journalistes. Globalement donc, les gouvernements, les parlements, les partis et les médias. Dans ce climat d’adhésion forte aux institutions régaliennes de l’Etat et de défiance par rapport aux institutions qui incarnent le débat public, il est logique que la pandémie manifeste la méfiance, puisqu’elle visibilise les experts, les journalistes et les gouvernements.

Ça aurait pu être jugulé en partie si dès le départ les mesures avaient impliqué la participation plus grande de la population dans leur élaboration et leur mise en œuvre, et moins dirigées par un microcosme assez bourgeois, ce qui trahissait aussi une déconnexion par rapport à la population. Il est nécessaire de pointer qu’à certains moments, les gouvernements ont donné du grain à moudre aux théories complotistes en prenant des mesures manifestement absurdes. Le truc, c’est qu’elles n’étaient pas le résultat d’une conspiration, mais plutôt de l’ignorance provoquée l’aveuglement de classe. Par exemple, l’épisode des kayaks et de l’ouverture des jardineries, c’était énorme. Tout le monde a été frappé par ces mesures, produit d’une décision prise dans un tout petit comité d’un tout petit milieu de cabinettards qui ont en tête leur propre situation. Face à cela, ceux qui font l’hypothèse d’un calcul stratégique intelligent négligent l’ignorance et l’aveuglement, parce que c’est difficile de se dire que les membres d’un cabinet ministériel très haut placé sont ignorants et aveugles au moment de la prise de décision. Ça parait déjà plus réaliste quand on a fréquenté ces milieux. Le prestige joue encore un rôle. Donc en résumé, on a d’abord un climat de défiance forte et ancienne qui s’aggrave de façon continue avec les années, avec comme facteur aggravant que notre système implique à plusieurs niveaux les interlocuteurs sociaux et toute une série d’acteurs associatifs…La défiance les touche donc indirectement. Ajoutons à ça les promesses de campagne non-réalisées soit par manque d’ambition des partis mais aussi tout simplement par le format de coalition électorale à la belge. Et enfin dans la gestion de la crise, des mesures caractéristiques d’un enfermement de la classe bourgeoise sur elle-même. Cela ne peut qu’alimenter les théories complotistes, qui démontrent à contrario qu’une série de personnes surestiment l’intelligence stratégique des gouvernants.

Par ailleurs, les complotistes ont été particulièrement visibles dans cette crise, sur la place publique, dans les médias. Cette visibilité ne dit rien de l’adhésion générale de toute la population aux théories complotistes. Par exemple, les Boums ont été extrêmement minoritaires. On a des manifs syndicales dont on dit que ce sont des flops, alors qu’elles mobilisent dix à quinze fois plus que les Boums. Le buzz médiatique autour de ça, dans une actualité par ailleurs monotone, a amplifié le phénomène et surtout sa visibilité, construite par une « mise en spectacle », sur laquelle les organisateurs ont parfaitement surfé, y compris sur les échauffourées.

Et puis la plupart des idées complotistes utilisées pendant la pandémie existaient sur d’autre sujets et ont été recyclées. Par exemple, le discours climato-sceptique utilise aussi les trucs comme « les modèles ne sont pas fiables, les experts sont corrompus, tout ça c’est le big business des énergies vertes ou du pharma, le vaccin ou la réduction radicale des émissions de CO2 n’est pas la solution, je vais continuer à rouler en voiture ou ne pas mettre mon masque parce que c’est ma liberté, etc. ». C’est très minoritaire en Belgique, les enquêtes sur le moral de la population et le suivi des mesures sanitaires par exemple ont montré une influence relativement faible des antivaxx. Par contre ça marche bien en France, où la défiance, illustrée par les scores de Le Pen et l’abstention, est nettement plus élevée. Ce qui est logique vu la brutalité du pouvoir macronien et des institutions françaises contre la population en privilégiant explicitement les plus riches. Pour revenir à la Belgique, on a aussi eu comme nouveauté la transmission des théories complotistes par certains nouveaux médias comme LN24, qui ont donné une autre légitimité à ces discours. Certaines nouvelles figures politiques, comme Georges-Louis Bouchez, ont joué le même rôle. Le cachet de légitimité de passer à la télévision, média qui résiste assez bien en Belgique, a joué.

Sur le long terme, comment expliquer la montée de cette défiance alors qu’on prête toujours du pouvoir aux dirigeant.e.s ?

RM : Les théories du complot comportent, en général, l’un ou l’autre élément factuel. Par exemple, sur la Covid, un discours dit « les multinationales décident de toute la gestion de la crise ». Et quand on regarde les mesures qui ont été prises, on constate que certains secteurs ont été fortement protégés avec des dérogations sur les mesures sanitaires, qui correspondent à des intérêts spécifiques. Des intérêts bien représentés dans les comités d’experts, avec le patronat et des consultants liés à ces secteurs « stratégiques », etc. Donc on des éléments factuels qui peuvent attester qu’il y a un jeu de lobbying très puissant. On voit dans le secteur de la chimie des dérogations aux règles de protection, mais pas dans l’horeca par exemple. Mais le souci, c’est que les théories complotistes, à partir de ces quelques éléments factuels, élaborent tout un dispositif et prêtent une intention et une planification originelle, c’est-à-dire que ça devient : « des multinationales ont créé la pandémie volontairement », en confondant manifestement cela avec le fait que des entreprises ou secteurs capitalistes, en réaction à une situation de crise qui advient et crée du danger pour leurs profits, cherchent naturellement à défendre leurs intérêts, et pourquoi pas à saisir des opportunités. L’erreur de raisonnement est là mais n’est pas à 100% absurde. Donc la réaction, typique des autorités, qui dit « tout ça c’est faux », qui nie toute base factuelle, en fait ça renforce les complotismes, et ça leur donne l’illusion qu’ils « touchent à quelque chose » en « révélant » leur théorie. Le témoignage de Céline Nieuwenhuys était d’ailleurs éclairant sur le poids respectif des différents acteurs autour de la table des experts.

Un autre élément qui renforce le complotisme, c’est l’absence de conscience que différents faits peuvent se produire de façon incorporée et inconsciente en même temps. Autrement dit, l’habitus – c’est-à-dire à la fois une façon d’être et une disposition d’esprit liée à son appartenance sociale – et de façon générale, tout phénomène structurel, sont niés. Or le discours politique libéral sur la méritocratie, « quand on veut, on peut », a été adopté par tous les partis gouvernementaux, par exemple sur l’enseignement supérieur : on nie qu’il reproduit les inégalités, de façon importante. Ce discours donc renvoie à des volontés et masque ce qui se structure à l’échelle d’une classe ou d’un groupe social. C’est la négation de la sociologie, en réalité. Et nous sommes en permanence baignés là-dedans. Il est assez logique qu’un certain nombre de gens adhère plus facilement à une théorie sur une conspiration de volontés, sous les coups de l’individualisme volontariste des libéraux. C’est donc aussi lié à un recul de la conscience de classe, ou en tout cas de l’analyse de classe. Aujourd’hui on fait face à la négation de la possibilité de l’existence d’une classe. Des années d’entreprise idéologique qui s’attaquent à la sociologie. On se souvient de Sarkozy et son « expliquer, c’est déjà excuser ». C’est un refus de l’analyse structurelle, qui renvoie à Thatcher et son « there is no such thing as a society », il n’y a pas de collectif, puisqu’« il n’y a que des individus ». « Tu es terroriste, tu es responsable », etc.

Le néolibéralisme a pour ambition de créer un type d’humains particulier. C’est une forme de « performativité ». Quand on lit Hayek, Gary S. Becker, il y a un but de fabriquer un nouveau sujet, une nouvelle subjectivité, une manière de regarder et d’être au monde. Cela nécessite de détruire le collectif, « qui n’existe pas » mais dont on doit s’assurer d’empêcher l’existence…C’est donc à la fois descriptif et prescriptif. Nous sommes aujourd’hui bien plus endoctrinés dans ce moule. Puisqu’on n’est plus capables d’imaginer un phénomène social à large échelle ancré dans des habitus de classe, c’est le complotisme qui vient occuper le vide.

Est-ce qu’on a des indices sur la composition sociale des mouvements types Boum, manifestations contre les mesures sanitaires, etc. ?

RM : D’abord, la sociologie en France et en Belgique, ce n’est pas la même chose. Nous devons donc éviter de coller les grilles de lecture. Les systèmes politiques sont très différents. La défiance se fixe sur d’autres objets, les réponses aussi. C’était la même chose avec les gilets jaunes en France et en Belgique, avec là aussi de grandes différences. Ce qui est certain ce que ces phénomènes ne peuvent être liés à une classe sociale en particulier. Pour enchaîner sur cet exemple : les gilets jaunes avaient un ancrage populaire très fort au début en Belgique, puis certains ont pris le pouvoir dans le mouvement, il y a eu de l’entrisme avec un hold-up d’extrême-droite à certains endroits. Elle a été éjectée mais le mal était fait, le mouvement était décrédibilisé. Cela dit les gilets jaunes belges étaient plus syndiqués que la moyenne belge, il y avait des usagers du CPAS parmi eux. De ce qu’on a pu relever des questionnaires, il n’y avait pas du tout cet ancrage populaire dans les « Boum » par exemple. Une grande partie des milieux populaires, plus âgés notamment, ceux qu’on avait vus sur les ronds-points à la Charleroi, étaient à des lieues, au sens propre comme figuré, de ces évènements, de leur communication, etc. Les revendications à la base des deux mouvements n’avaient également rien à voir : chez les gilets jaunes, c’était ce cri : « on n’arrive plus à terminer le mois, on ne s’en sort plus, il faut faire quelque chose », tandis qu’à la Boum, c’était « on veut faire la fête comme avant ». Le cri de désespoir des gilets jaunes avait été rendu inaudible et même insupportable, dans sa traduction médiatique et politique dominante. Cet épisode n’a pu qu’alimenter la défiance, bien sûr.

Pour revenir à la Boum, on est plutôt sur des classes moyennes et moyennes supérieures, des cadres, commerçants, indépendants, etc. Pas nécessairement des « riches », mais pas non plus les classes populaires. Tant le slogan, le lieu, que le nom choisis n’ont pas aidé. Des jeunes des milieux populaires bruxellois ont effectivement rejoint l’évènement, mais quel était leur place et leur mot à dire ? Cette question est importante. Les Boums se sont ouvertes avec cette illusion d’ouverture, pouvant laisser croire à une auberge espagnole comme chez les gilets jaunes…Mais tout était assez verrouillé par les organisateurs, qui maitrisaient le discours. Ça n’a pas été perçu au moment même par tou.te.s les participant.e.s. On a eu le cas de jeunes qui voulaient y aller pour déployer une banderole « Justice pour Adil », et ont été découragés par les organisateurs qui prétendaient « ne pas vouloir faire de politique ». Alors que le discours de ces derniers était très politique. Et cet aspect d’instrumentalisation des participant.e.s a été facilité par le traitement médiatique, avec bien sûr le spectacle de la répression comme choix politique des responsables bruxellois. Une partie des dirigeants politiques voulait faire une démonstration de force, par un réflexe gestionnaire de « siffler la fin de la récréation », et rappeler « qui décide ». Il y a eu des manœuvres policières vraiment indéfendables. Mais ces choix sont cohérents avec une politique bruxelloise de sur-répression. Et puis ça pouvait donner cette impression de « rééquilibrage » après la répression violente dans les quartiers populaires pendant les mois précédents. Ça s’est vu avec les amendes Covid : des très riches qui font de grosses fêtes versus des jeunes racisés qui se retrouvent devant le juge pour ne pas avoir porté de masque quatre fois dans le tram, ou des jeunes qui habitent dans les tours de Molenbeek qui n’avaient pas respecté le couvre-feu. Il y a eu une compensation symbolique dans la répression de la Boum.

La figure de Jurgen Conings a pu montrer une forme d’extrême-droitisation rampante, notamment au contact de théories complotistes. Quel est le danger actuellement de ce point de vue ?

RM : Jurgen Conings c’est un phénomène très flamand. En regardant le répertoire des utilisateurs des groupes de soutien à Conings, on a observé des choses intéressantes. D’abord, les utilisateurs Facebook, ce n’est pas mathématiquement un nombre égal de personnes : beaucoup d’activistes d’extrême-droite ont plusieurs comptes. L’algorithme favorise les pages et publications les plus populaires et il existe également un effet « si tout le monde pense comme ça, pourquoi pas moi ? ». Il y avait aussi beaucoup de non-Belges : par exemple quelques Hollandais, mais aussi beaucoup de Français, probablement arrivés via les réseaux identitaires en France. Et enfin, parmi les Belges, beaucoup de supporters du Vlaams Belang, ce qui, on en conviendra, n’est pas une surprise : le VB est complotiste et c’est le premier parti dans les sondages au Nord. Il y a aussi eu un emballement médiatique.

Le gros souci de cette séquence, outre le déversement de haine en ligne, c’est que des politiques, y compris francophones, ont eu des discours très ambigus, du style « c’est inacceptable de menacer Van Ranst, mais il a parfois provoqué avec ses positions d’extrême gauche », ou « il faut les interdire mais il faut aussi essayer de comprendre ». Là, d’un coup, la sociologie est de nouveau admise… Et tout ça légitime les Conings. Pour être clair, je crois qu’il y a un problème Georges-Louis Bouchez aujourd’hui : sa cote de popularité est assez basse, on pourrait donc croire que ses discours importent peu. Mais à une échelle de masse, il reste en même temps « le président du MR », c’est-à-dire un politicien important. Il peut coexister un mépris et en même temps de l’estime pour ce qu’il incarne. La légitimité traditionnelle dont il bénéficie lui donne un impact sur les représentations collectives. Il est dans une institution et malgré la défiance, les attentes restent élevées envers les institutions. Il y a une aspiration politique forte dans la population qui reste trop souvent reliée à l’attente de sauveurs. On a donc un enjeu important dans le fait que la population elle-même et les classes populaires en particulier, s’emparent de la politique. C’est compliqué parce qu’on nous inculque depuis toujours la croyance que ce sont « les hommes providentiels » qui font l’histoire, l’Etat, la politique, etc. Tout ça renforcé par l’individualisme produit de l’idéologie dominante. Bouchez légitime des discours et décale le cadre normatif vers l’extrême-droite beaucoup plus efficacement que n’importe qui en-dehors du MR. Avant, c’était Destexhe qui jouait cette fonction. Maintenant, c’est le président du parti. Un président entouré, supervisé par des « sages », ce qui légitime encore plus son discours. Le fil Twitter @MRofficiel, c’est un fil Georges-Louis Bouchez. Il utilise les canaux de communication du MR pour faire sa propre pub. Un parti d’extrême-droite n’a pas nécessairement d’espace en Belgique francophone, également parce que les idées d’extrême-droite sont contenues, dans une certaine mesure, dans la droite classique dite « démocratique ». Bouchez s’en défendrait certainement, évidemment.

Sur un autre sujet mais révélateur des questions de la période, la polémique du moment cible Bruxelles, « retardataire » dans sa politique de vaccination. On parle de quatrième vague en octobre, etc. Est-ce qu’on peut parler d’échec ? Et pourquoi on en est là ?

RM : Oui, on peut parler d’un échec, comparé à la Wallonie et à la Flandre. On dit que c’est à cause des théories complotistes, mais aucune étude à large échelle n’a encore démontré cela. Et par ailleurs il y a une série d’autres facteurs explicatifs qui entrent en jeu. Si on regarde la sociologie des non-vaccinés, ce sont deux groupes assez différents : d’abord la petite ou moyenne bourgeoisie qui n’en a « rien à cirer », ne veut pas se déplacer, est gagnée par les thèses antivaxx. On les retrouve dans les deux Woluwé. Une bourgeoisie très à droite, hyper-individualiste, persuadée d’être bien prise en charge en cas de souci. L’autre secteur, la plus grosse part du retard, ce sont les milieux précaires et les quartiers défavorisés. Là il y a un vrai problème de couverture vaccinale. C’est causé aussi par l’illitéracie en matière de santé, c’est-à-dire qu’une partie de la population n’a pas reçu les clés pour comprendre la santé publique, l’éducation aux soins de santé, etc. Ensuite, le premier relais dans lequel on peut avoir confiance, c’est la première ligne, le fait d’avoir un médecin généraliste qu’on connaît, qui nous soigne depuis longtemps. Or le grave problème, c’est qu’on va vers des déserts médicaux dans les quartiers populaires à Bruxelles, la médecine de première ligne a été démolie. C’est le résultat du numérus clausus et du fait qu’une série de jeunes diplômés de médecine préfèrent s’orienter vers des spécialisations plus lucratives ou des zones aisées que de faire de la médecine de quartier, sociale, d’autant plus dans un quartier populaire. Les études de médecine n’aident pas à avoir de fibre sociale, avec l’hyper-concurrence suscitée par les quotas. Ajoutons à cela que Maggie De Block avait décidé d’un moratoire sur les maisons médicales pour faire un audit, qui a d’ailleurs constaté leur efficacité…et on est toujours en train d’essayer de rattraper le retard pour des structures qui sont les plus accessibles de la première ligne.

Enfin, on manque de personnel soignant qui parle d’autres langues que le français et le néerlandais. A Molenbeek par exemple, un grand nombre de personnes parle trois langues, mais maitrisent moins ces deux langues. On a le même souci à Forest, à Saint-Josse. Avoir un médecin qui parle arabe, portugais ou espagnol, ça aide énormément. Cette faille de la première ligne explique déjà largement le problème de la vaccination. Il manque la personne de confiance, le référent santé. Rien de tout ça n’est nouveau. Il faut arrêter de prendre les pauvres pour des idiots. Le complotisme prend tout autant, sinon plus, chez des bourgeois ou des universitaires. Il y a aussi des reports de soins massifs à Bruxelles dans les quartiers bruxellois, parce que ça coûte trop cher. Or quand tu as été contraint financièrement de prendre l’habitude de négliger ta santé, au bout d’un moment, tu ne vas plus te fatiguer à te vacciner. Et chaque fois que tu te retrouves face à un professionnel de santé, tu crains que celui-ci ou celle-ci détecte d’autres problèmes, te dise ce que tu n’as pas envie d’entendre et est ressenti comme une stigmatisation, même si ce n’est pas la volonté des soignant.e.s. Et il existe une crainte de factures de santé supplémentaires, inexpliquées, etc. basée sur de mauvaises expériences avec des hôpitaux. A nouveau, tout ça est connu depuis plus de vingt ans ! Ces reports de soins sont la première cause de différence d’espérance de vie à l’intérieur de la région-capitale. C’est donc sidérant qu’on fasse mine de le découvrir chez les décideurs politiques. Par-dessus le marché, l’inscription pour la vaccination est extrêmement complexe pour une grande partie de la population qui ne maitrise pas l’outil informatique et internet. On a aussi créé des centres hyper-centralisés au lieu de décentraliser dans les quartiers. Marius Gilbert avait évoqué qu’il fallait travailler avec les associations spécialisées dans la santé communautaire. Rien de tout ça n’a été fait suffisamment. J’ai également eu le cas d’un jeune allocataire du CPAS qui a raté son rdv CPAS pour se faire vacciner et a été sanctionné par le CPAS ! Il y a tellement de contraintes sur l’agenda des pauvres que pour beaucoup la priorité c’est de se démerder pour survivre au quotidien. Ce retard reste malgré tout rattrapable, si on délocalise les moyens, qu’on va dans les quartiers avec des relais de proximité.

A la lumière de ces analyses, quels sont les défis pour le mouvement ouvrier et le mouvement social à Bruxelles pour la période à venir, selon toi ?

RM : D’abord, un point qui me parait central c’est de refuser toute stigmatisation des pauvres. C’est une tendance croissante. « Les pauvres ne sont pas vaccinés, c’est parce qu’ils sont complotistes ». D’ailleurs « c’étaient les mêmes qui étaient terroristes », auparavant. Des étrangers et des pauvres, dans ce discours. Donc du racisme et du mépris de classe. Cette fiction que certains tentent de créer va devenir un outil de régulation et sera amenée à impulser des politiques publiques. Il faut la déconstruire. Nous devons nous méfier de fausses évidences qui semblent intuitives : « à Molenbeek les jeunes sont sur leur téléphone, donc sur internet, donc exposés au complotisme, donc complotistes ». Il y a un effet performatif à l’accusation de complotisme. A force de vouloir prouver que tu as raison, tu tombes dedans. Deuxièmement, voir l’impact provoqué par la pandémie et de la crise qui va venir ensuite avec le retour de la réduction de la dépense publique qui viendra à un moment. Cette phase doit être anticipée, parce qu’elle va se faire de façon progressive, par de petits ajustements. Une grande attention devra être portée sur cet aspect. Nous voyons déjà des budgets rabotés et réorientés dans la culture par exemple, des soutiens exceptionnels qui ne seront pas prolongés. Il faudra aussi lutter contre ça. Troisièmement, je pense qu’il est essentiel d’ouvrir des lieux pour penser la politique, pour discuter de politique. Il y a un besoin énorme de politique. Le succès des expériences participatives des parlements en atteste, malgré l’aspect gadget et les contraintes institutionnelles. L’implication des personnes tirées au sort est intéressante et les recommandations qui en sortent plus ambitieuses que beaucoup de programmes politiques. Il y a une soif de politique, au sens de construction d’un projet de société, à laquelle il faut répondre en tant que mouvement social, pour ne pas laisser d’espace à l’extrême-droite. La réponse ne doit pas être seulement partisane. C’est une composante importante mais le mouvement social et ses principales organisations sont essentiels pour faire de la politique. Donc aller chercher les ouvrier.ère.s, les travailleur.se.s, ouvrir ces espaces, donner la possibilité de construire un projet politique collectif.

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