Felipe

Les questions stratégiques pour le mouvement ouvrier en Belgique

Entretien avec Felipe Van Keirsbilck,
Secrétaire général de la Centrale nationale des Employés (CNE)

Quels sont les défis actuels du mouvement ouvrier organisé ?

F : Il y a deux grandes façons de répondre : en regardant une logique d’ensemble ou en regardant les détails de chaque situation. Une approche au cas par cas c’est par exemple regarder Uber, Deliveroo, ces cas où l’employeur se dégage de toute responsabilité. C’est le produit de la capacité de multinationales à faire travailler des gens dans un pays où elles n’existent pas réellement en tant qu’employeurs. Cela crée de nouvelles précarités. A côté de ça, des formes « classiques » de précarité persistent : le travail des sans-papiers et immigré.e.s, en particulier les femmes, qui a toujours été une variable d’ajustement sur le marché du travail capitaliste, sous différentes formes. Les luttes des nettoyeuses, notamment dans le secteur hospitalier, illustrent cela. Il y a aussi les réformes du travail étudiant, annualisé, qui transforme de nouveaux pans de la jeunesse en travailleur.se.s précaires. On pourrait ajouter les flexijobs et autres sous-statuts inventés par le gouvernement Michel, qui autorisent les gens qui ont déjà un travail à faire un deuxième travail « bénévole » pour 500 euros par mois, sans aucune règle de temps de travail, de diplôme, de cotisations sociales, etc. C’est quasiment du travail en noir régularisé dans 40 secteurs différents. Ces formes de contrat sont réservées à des gens qui ont déjà emploi. En fait, le message envoyé par la création de ces statuts pour des « boulots de merde », c’est qu’un seul emploi ne permet plus de vivre correctement : « Si ton salaire est trop bas, ne cherche pas de hausse de salaire impossible, trouve-toi un deuxième voire un troisième boulot ». Alors quelle réponse du mouvement syndical ? Il faut organiser tous ces travailleur.se.s : la CSC a ainsi lancé l’affiliation pour indépendant.e.s, ça concerne aussi les centaines d’informaticien.ne.s qui travaillent pour ING sous statut indépendant par exemple. Même chose pour défendre les nettoyeuses, les Deliveroo, etc. On peut continuer à énumérer les exemples ; à chaque fois l’enjeu c’est d’aller chercher les gens rejetés aux marges du « marché du travail », de les ramener dans le système des relations collectives.

Si on regarde plutôt le tableau d’ensemble, alors on retrouve un enjeu historique permanent du mouvement syndical est le suivant : sommes-nous une organisation professionnelle corporatiste de défense des membres les mieux insérés et organisés, ou sommes-nous un mouvement social qui a pour prétention d’agir sur l’ensemble du monde social et des questions de société. La réponse à cette question détermine le type d’alliances à forger : si dans un secteur profitable comme la chimie ou les assurances, on dit qu’on va se battre pour une convention collective qui touche celles et ceux qui ont déjà un emploi bien protégé, et négocier des avantages en net sans cotisations sociales, on répond aux intérêts matériels immédiats des membres de ces secteurs. C’est le boulot d’une organisation professionnelle. Mais on sait aussi que faire ça c’est définancer la Sécu, accroître les inégalités dans la classe, sur le lieu de travail, etc. et donc ne pas rendre crédible l’alliance entre classes moyennes travailleuses avec les jeunes précaires, les sans-papiers, indépendants, etc. Donc dès qu’il y a une nouvelle précarité inventée par le capitalisme, la réponse c’est de mettre le pied dedans, sur le terrain, et de façon générale concevoir le syndicat comme organe de protection de l’ensemble du modèle social pour tou.te.s les travailleur.se.s, toute la classe sociale travailleuse. Parler au nom « des travailleur.se.s » implique de dégager du temps et des moyens humains qui les prennent tou.te.s en compte. Ce n’est pas facile, car la tendance naturelle en suivant les instances syndicales classiques, s’il n’y a pas de travail d’analyse critique et d’éducation permanente, ça va être de défendre les intérêts immédiats de ceux qui les composent : des travailleurs dans une situation contractuelle et salariale relativement stable et solide. Les jeunes précaires et les sans-papiers sont absents de ces lieux de décision.

A propos des alliances, comment envisager les relations entre le mouvement syndical et d’autres mouvements sociaux moins institutionnalisés, qui peuvent se rejoindre, comme on l’a vu le 8 mars dernier ou lors de certaines actions pour le climat ? Le mot d’ordre de grève est d’ailleurs revenu au goût du jour…

F : Déjà, au minimum, le dialogue entre ces mouvements est fondamental. Le travail syndical, au sens strict, par exemple d’organiser une grève, faire appliquer les droits, affilier les travailleur.se.s, c’est le syndicat qui garde la capacité de le faire le mieux. Il vaut mieux éviter la confusion des rôles à ce niveau. Mais à côté de ça il y a mille raisons de se parler et se connaître. Un appel de mouvements féministes à une grève des femmes a une portée politique et symbolique très forte, nous l’avons soutenu. Au moment où la grève devient concrète, avec des conséquences juridiques et pratiques sur les travailleuses, il est préférable que les organisations dont c’est la compétence mettent la main dans le cambouis et organisent cette grève. Cela dit, le dialogue avec ces mouvements est une des meilleures manières de faire remonter vers le centre des appareils syndicaux la conscience et la connaissance de réalités précaires, puisque les instances, par leur composition, ne les ressentent pas toujours directement. Autre aspect positif : ce type de mouvement, moins institutionnel et spécialisé que le syndicat, peut nous amener vers des formes et objets d’actions qui ne sont pas spontanément les nôtres. Ces mouvements nous apprennent des choses et nous entraînent sur des terrains sur lesquels nous n’aurions pas osé aller. Après, c’est important que les syndicats aillent au-delà de la sympathie externe envers ces mouvements et qu’ils intègrent réellement dans leurs propres combats les réalités de ces couches sociales. Partout où il y a du travail, il doit y avoir le syndicat : par exemple, nous ne pouvions nous contenter d’encourager le collectif des coursiers, nous devons aussi les organiser syndicalement. Il faut donc un aller-retour permanent entre les marges et le centre des syndicats.

En ce qui concerne la méthode de la grève, je suis partagé entre enthousiasme et regret : enthousiasme parce que malgré le dénigrement permanent de nombre de commentateurs médiatiques néolibéraux, qui ont enterré la grève mille fois depuis cinquante ans, ce mot, cette idée, ce symbole, est sans cesse réactivé par les luttes sociales. Notamment par des jeunes et de nouveaux groupes sociaux, sur de nouveaux thèmes. Quand les femmes disent : « Ce ne sera pas seulement une manifestation mais aussi une grève », quand les jeunes pour le climat appellent à la grève, je ne peux que me réjouir que l’arme fondamentale du rapport de forces syndical soit utilisée avec fierté par d’autres que nous. Mon regret concerne les grèves pour le climat : la présence des travailleur.se.s et même militant.e.s des syndicats lors de la principale journée de grève était infinitésimale… Au contraire de la grève des femmes où des centaines de travailleuses se sont déclarées en grève, avec par exemple des magasins qui ont fermé leurs portes, etc. Sur le climat, il n’y a quasiment pas eu de passage à l’acte. Pourquoi ? Probablement parce que la conscience à la fois de l’urgence climatique et du lien avec la question sociale reste très faible dans les syndicats. La destruction du cadre de vie, l’eau, l’air, les ressources, l’alimentation, les sols, etc. touche les travailleur.se.s. Or jusqu’à maintenant, la grande majorité ne croit pas à cette urgence et à l’importance de l’enjeu. « Ça nous touchera dans longtemps, ou ça touchera d’autres que nous ». La responsabilité syndicale est de montrer que le dérèglement climatique, la destruction de l’environnement, ont des conséquences sur les travailleur.se.s et qu’il existe parmi nos ressources sociales et économiques des solutions moins violentes et injustes que celles mises en place par le capitalisme. Faute de quoi, le monde du travail ne se mobilise pas, non pas parce qu’il serait aveugle, mais parce qu’il pense que « c’est foutu ». Refusons ce fatalisme.

Ces dernières années, il y a eu des transformations importantes des structures syndicales : quel rôle vois-tu pour les secteurs économiques et quel rôle pour l’ancrage territorial des syndicats dans le futur ?

F : Nous avons un patrimoine historique exceptionnel à la CSC, c’est justement cet ancrage « territorial » ou, comme nous l’appelons habituellement, « interprofessionnel », basé sur une fédération, une région, etc., capable d’intégrer dans ses réflexions et actions un travail d’éducation permanente, la totalité de la vie de la classe ouvrière d’une ville, d’un territoire, que ce soit les pensionné.e.s, les travailleur.se.s avec et sans emploi, etc. La CSC a des fédérations interpro relativement fortes en moyens humains et instances démocratiques (même si c’est de plus en plus difficilement récemment), qui pèsent donc dans le processus de décision global du syndicat. La CSC a, jusqu’à présent – et ce n’est pas garanti pour le futur – une tradition, un savoir-faire et des moyens pour être présente en tant que syndicat qui n’est pas « que » professionnel, mais aussi territorial, interprofessionnel, comme mouvement social et politique au sens non-partisan du terme. Et cette logique interpro n’est pas non plus un « machin » détaché du reste du syndicat, un genre de « fondation » extérieure, ou d’ONG. Quand ça marche bien, ce sont les militant.e.s du syndicat des entreprises, avec ou sans emploi, qui font le syndicat interprofessionnel. Il y a une inquiétude profonde sur l’avenir des structures syndicales en Belgique, mais également sur les missions du syndicat, notamment sur la capacité par exemple de la CSC d’assurer ce travail interpro. La question se pose du partage des moyens financiers : les centrales pourraient dire « vu les difficultés et par souci de rentabilité, concentrons nos moyens dans les entreprises où nous sommes capables de négocier ». Alors, les dimensions de travail avec les migrant.e.s, les femmes, les pensionné.e.s, l’éducation permanente, etc., toute cette vision englobante du syndicat est en danger. Si ce choix était fait, nous nous amputerions de la moitié de nous-mêmes. Et l’alliance entre les classes moyennes salariées et le précariat deviendrait quasiment impossible. La question des structures n’est donc pas neutre, elle est politique et elle est fondamentale, n’en déplaise aux discours sur « ces affaires de bureaucrates qui n’intéressent pas les gens », qui peuvent cacher une vision particulière des structures ou vouloir confisquer le débat politique interne sur le projet syndical.

Pour conclure, nous sommes en période post-électorale, chargée d’incertitudes : quels sont les enjeux politiques pour les syndicats dans la période à venir et comment envisager les rapports entre ceux-ci et la politique sous toutes ses formes ?

F : Déjà, au Sud du pays, nous avons une fierté et une amertume : l’extrême-droite a disparu des assemblées parlementaires et 60% des votes vont à des partis qui, en tout cas sur le papier, soutiennent de larges parties du programme syndical. On pourrait dire que ce vote va dans le sens des intérêts de la classe travailleuse, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Mais l’amertume vient du résultat des négociations gouvernementales qui fait revenir le MR au pouvoir en Wallonie, un MR qui jouera donc un rôle important malgré ses reculs, en alliance avec des secteurs du PS qui n’ont pas rompu avec le néolibéralisme. Il existe des courants dans le PS pour lesquels l’autonomie wallonne prime sur un programme socialiste, sans même parler des « affaires », mais ce n’est pas tout le PS. Entre le PS et le PTB, qui était le plus content de l’échec des discussions ? Difficile à dire mais beaucoup pensent que ça les arrange tous les deux dans une logique de défense des intérêts du parti, avant celui des travailleur.se.s. Face à ce résultat des négociations post-électorales, je suis perplexe. Nous avons mené campagne pour la défense des salaires, des pensions, etc. parce que c’est le choix des thèmes dominants qui oriente toute la campagne électorale. Ça a globalement fonctionné mais aujourd’hui, comment peser davantage sur les partis, non pas sur les promesses pré-électorales, mais pour pousser à des alliances et des programmes gouvernementaux cohérents ? Nous ne pensons pas aujourd’hui que la réponse passe par la création d’un nouveau parti. Mais rester à critiquer sur le côté ne nous donne pas prise non plus sur les négociations.

Si on parle du niveau fédéral, rappelons que le syndicalisme digne de ce nom est clairement pacifiste, antiraciste et féministe. Ces composantes sont fondamentales et incompatibles avec le nationalisme et certainement ses versions dures et arrogantes, telles qu’on les voit aujourd’hui en Flandre avec le Vlaams Belang et la N-VA, ainsi qu’avec la droitisation du discours politique et médiatique au Nord du pays. Les syndicats doivent analyser tout cela de manière critique et faire le travail d’éducation permanente avec leur membres et militant.e.s, de façon intransigeante quant à la perméabilité de ces idées en notre sein. L’histoire des années 1930 montre à quel point le syndicat a pu être contaminé de façon toxique par ces courants, il doit s’en protéger et protéger la société. Nous ne devons pas être donneurs de leçons, les progressistes en Flandre mènent un combat difficile. Toute complaisance, comme quand des dirigeants d’extrême-droite participent à une émission pour enfants, sont des fautes politiques graves. Quitte à se faire critiquer et perdre des membres, nous ne pouvons céder sur ce point. On a maintenant le risque de se retrouver entre la peste d’un gouvernement fédéral, même sans N-VA, qui durcirait les politiques néolibérales, ou le choléra de nouvelles élections avec une majorité VB-N-VA en Flandre. Élargir le gouffre entre le Nord et le Sud du pays serait contraire à l’intérêt des travailleur.se.s, mais les divergences de résultats électoraux et de discours, très à droite en Flandre, laissent craindre le pire. La solidarité et les liens effectifs avec les progressistes flamands sont indispensables et il faut se préparer à mobiliser sur les enjeux fédéraux.

Et de fait, pour fonctionner, la démocratie a certes besoin du courage et de l’intelligence dans le Parlement, mais tout autant de combativité sociale. Un gouvernement même 100% de gauche serait une condition favorable, mais pas suffisante pour une politique de gauche. Le gouvernement bruxellois est « moins pire » que ce qu’on peut craindre ailleurs, c’est bien. Mais les résultats ne viendront que sous pression du mouvement social à tous les niveaux. C’est la leçon du Front populaire en 1936 : ce n’est pas le vote qui a amené les congés payés et la réduction du temps de travail, qui n’étaient pas dans le programme… C’est le mouvement syndical réunifié et la confiance des travailleur.se.s renforcée par le résultat électoral, qui ont poussé à de grandes grèves en mai-juin 36 et amené le gouvernement Blum bien au-delà de ce qu’il voulait réaliser. Les hommes d’Etat sont poussés par leur fonction à gouverner, à gérer, pas à transformer la société. Donc on a toujours besoin de mouvements sociaux à tous niveaux, sans ça on n’a rien. Si la confiance était meilleure dans les institutions et le système politique pendant les Trente glorieuses, c’est surtout que la démocratie sociale fonctionnait bien, que le rapport de forces était bien meilleur. Le niveau de vie progressait aussi. Or nous n’avons jamais été aussi riches qu’aujourd’hui, ce n’est donc pas une question technique, ou « à cause de la crise », mais les dirigeants des grandes entreprises peuvent maintenant profiter de mécanismes de captation de richesses très violents, et quasiment personne ne veut les combattre. A nous de le faire.

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