Valeria Lucera
Vie Féminine Bruxelles
Depuis la crise de 2008, les mesures d’austérité imposées dans les pays de l’Union européenne ont en réalité attaqué, prioritairement voire doublement, les femmes et en particulier les femmes des classes populaires. Les politiques de privatisation, de coupes budgétaires, la déstructuration du marché du travail et du système de sécurité sociale sabrent les droits sociaux des femmes, accentuent les inégalités de genre et la pauvreté des femmes, durcissent leurs conditions de vie et font reculer les acquis féministes. Dans les pays méditerranéens comme la Grèce, l’Espagne et l’Italie cette attaque est très visible.
Les restrictions des dépenses publiques voulues par le pacte de stabilité ont creusé une image de l’Europe de la crise toute au féminin, notamment dans les secteurs de la santé publique, de la petite enfance, de l’éducation, des soins aux personnes âgées, des politiques familiales, de l’emploi public ou encore du secteur associatif, en particulier les des plannings familiaux ou les centres d’hébergement pour les femmes.
D’une part, en effet, dans ces secteurs les femmes représentent la force de travail principale. Selon une étude menée par le Parlement européen elles représentent 70%[i] des employé.e.s du secteur public et des services sociaux. Elles ont donc subi des licenciements importants dans des emplois déjà très largement dévalorisés et dévalorisants ainsi que peu stables. 33%[ii] du PIB des pays membres de l’OCDE correspond au travail domestique, entrepris par les femmes pour échapper à la crise. Dans les données officielles il n’y a évidemment aucune trace du travail domestique informel et non rémunéré des femmes.
D’autre part, par voie de conséquence, en tant que premières bénéficiaires des services publics, elles ont dû porter une charge plus importante de la vie familiale et elles se sont appauvries. Parmi les femmes les plus touchées nous retrouvons bien évidemment les femmes en charge d’une famille monoparentale et les femmes d’origine étrangère qui font partie de la chaîne mondiale du travail du care. Dans les pays de l’UE, 23%[iii] des citoyen.ne.s risquent la pauvreté, et sont en majorité des femmes.
Dans ce contexte, les discours machistes portés par les partis d’extrême-droite ont intensifié et rendu nécessaire l’importance des combats féministes. La montée de ces partis remet en cause les avancées des femmes comme on le constate pour le droit à l’avortement. De plus, ces partis utilisent l’alibi de la « protection de nos femmes » à des fins racistes contre les immigré.e.s et pour encourager la fermeture des frontières.
Pour citer quelques exemples, en Pologne les femmes ont mené un combat très important pour le droit à l’avortement, remis en cause par le parti ultraconservateur Droit et Justice. En Espagne, elles ont manifesté par milliers contre les déclarations du parti Vox, qui vise l’abrogation de la loi contre les violences masculines et qui prône la suppression des « organismes féministes radicaux subventionnés ». En Italie, une mobilisation importante a vu le jour contre le décret Pillon, ministre de la Ligue du Nord, qui porte sur la réforme du divorce et de la garde des enfants.
Le 8 mars 2019 partout dans le monde et en Europe les femmes ont envahi les rues. Inspirées par le mouvement argentin «Ni una menos», en Espagne les femmes se sont révoltées contre les violences masculines, les inégalités salariales et la précarité. On parle de 6 millions de grévistes. En France, à 15h40, heure à laquelle les femmes travaillent gratuitement chaque jour, elles ont arrêté de travailler pour manifester dans l’espace public. Le lendemain, elles étaient à la tête de la manifestation des gilets jaunes. En Italie, les femmes ont manifesté contre les féminicides, les mesures d’austérité qui précarisent d’avantage les femmes et les lois racistes du gouvernement Salvini.
En Belgique également, le 8 mars de cette année est entré dans l’histoire grâce à la première grève du travail salarié et reproductif des femmes porté par le Collectif 8 mars et appuyé par plusieurs organisations et syndicats. Une mobilisation qui a rendu tangible le slogan de cette grève : « Quand les femmes s’arrêtent le monde s’arrête ». Elles étaient 10.000 à arpenter les rues de Bruxelles et d’autres villes belges ont également connu d’importants rassemblements.
Pour bien raconter cette journée, nous avons décidé d’interviewer une jeune femme espagnole du Collectif 8 mars, Marina.
Quelle est ton impression du processus qui a porté à la journée de grève du 8 mars en Belgique ?
Depuis le début nous avons essayé de créer un cadre où chacune puisse participer selon son temps et ses envies. Au travers des méthodes d’intelligence collective, nous avons réfléchi à la structure que nous voulions donner au Collectif et à la grève pour mobiliser le plus de femmes possible. Nous nous sommes divisées en commissions : mobilisation, communication, revendications, finances. Et nous avons également réfléchi à la manière d’activer d’autres femmes dans d’autres villes en Belgique. Nous avons listé et contacté des associations de femmes partout en Belgique. Certaines ont rejoint nos AG et des actions ont vu le jour à Liège, à Gand, à Mons et à Anvers. C’étaient des assemblées très suivies avec des profils de femmes différentes. Nous avons essayé de mettre ensemble ce que nous unissait et pas ce qui nous divisait.
Y-a-t-il des liens entre la communauté espagnole et le Collectif 8 mars ?
Bien sûr ! On s’est retrouvées à plusieurs hispanophones. Le fait qu’il y a eu cette énorme mobilisation en Espagne et en Amérique latine depuis quelques années nous a poussées à vouloir agir où nous sommes, ici et maintenant. Il y avait aussi des militantes espagnoles qui se trouvaient ici à Bruxelles en raison du travail, et qui nous ont aidées à construire la grève ; nous avons échangé avec elles autour des pratiques d’action. Une commission internationale est née pour faire les liens avec les autres mouvements des femmes en Europe et dans le monde. C’était encourageant de se dire qu’on allait rejoindre un appel à la grève qui était international ! On se sentait partie prenante de quelque chose de plus grand !
Quelles sont les différences entre les mobilisations belge et espagnole que tu as pu remarquer ?
Tout d’abord, pour la Belgique c’était la première grève, donc évidemment nous n’avons pas eu l’impact que les femmes ont eu en Espagne avec cette année 6 millions de grévistes. Même si ce qu’on a réussi à faire est déjà énorme! En Espagne, la première grève a été le fruit de 5 ans de préparation et de mobilisation. Le mouvement féministe en Espagne est moins institutionnel qu’ici en Belgique. Les associations des femmes sont nombreuses et font un vrai travail de terrain. De plus, il y a eu le cas de la manada (« la meute »), qui a provoqué une réaction significative. La manada c’est le nom pour un viol collectif d’une femme par quatre hommes qui n’ont pas été condamnés. Cet épisode et le mouvement Me too ont fait réagir de nombreuses femmes. Dès qu’il y a un féminicide, partout les femmes descendent dans la rue et se rassemblent devant les mairies des villages à midi du jour d’après. C’est devenu automatique et ça a créé un terrain fertile pour la mobilisation.
De plus, je pense qu’en Espagne nous avons une culture de la mobilisation populaire, historiquement parlant. Par exemple, dans les dernières années et avec la crise, d’autres mobilisations massives se sont mises en place. Comme celle des Indignados, ou encore celle pour le droit au logement suite à la crise économique.
[i] Les répercussions de la crise économique sur l’égalité entre les hommes et les femmes et les droits des femmes, Résolution du Parlement européen du 12 mars 2013, p.4
[ii] Ibidem
[iii] Ibidem