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61 % des maisons de repos (MR) et de soins (MRS) bruxelloises sont gérées par des sociétés commerciales… Business et bien-être des résidents font-ils bon ménage ?

Par Anne Jaumotte,
Chargée de projet à Énéo, mouvement social des ainés

Les impacts du vieillissement se ressentent dans tous les secteurs d’activités, nous touchant nous-mêmes dans le quotidien de notre famille, au travail, dans le secteur des soins de santé… L’économie toute entière mesure les effets du boom démographique au travers de la Silver économie[i] appelée aussi business du vieillissement.

Le secteur de l’hébergement pour personnes âgées s’est modifié ces quinze dernières années et n’a pas échappé à la convoitise de grands groupes financiers dont le chiffre d’affaires se mesure en dizaines de millions d’euros !

Secteur des maisons de repos à Bruxelles

182 structures offrent 18.053 places d’accueil réparties en 3 secteurs[ii]

  • 17 % des maisons sont gérées par le secteur privé associatif non commercial (asbl, Fondations, mutuelles, réseaux catholiques) … pour 29,72% en Wallonie et 53% en Flandre (avec en Wallonie un plafond réglementaire fixé à 21% de l’offre totale des places)
  • 22% des institutions sont gérées par le secteur public (CPAS, intercommunales, …) pour 31,4% en Région Wallonne et 33% en Flandre (avec en Wallonie un plafond réglementaire fixé à 29% de l’offre totale)
  • 61 % de l’offre bruxelloise est couverte par le secteur privé commercial (groupes financiers Orpéa, Armonea, Korian, Senior Assist, Senior Living Group…) pour 39,04 % en Wallonie et 14% en Flandre (avec en Wallonie un plafond réglementaire fixé à 50% de l’offre totale).

Les chiffres concernant les MR/MRS bruxelloises interpellent

Les plus de 65 ans sont 155.000 (10%) aujourd’hui et leur nombre passera à 220.000 en 2040.

Depuis 2005, le secteur des maisons de repos à Bruxelles s’est transformé par la présence croissante d’institutions gérées par le secteur privé commercial[iii]. Comme vous avez pu le constater dans l’encadré, 61 % des maisons de repos et de soins bruxelloises sont gérées aujourd’hui par des sociétés commerciales et parmi elles, 70 % de ces sociétés sont de grands groupes financiers. Qu’est-ce qui explique leur présence importante à Bruxelles ?

La surreprésentation du secteur privé commercial peut être justifiée par les importants investissements qu’a nécessité la mise aux normes du bâti vétuste (voir encadré, ci-dessous). Les coûts des travaux de rénovation, de construction ou d’extension des maisons de repos se sont vite avérés impossible à assumer pour les gestionnaires de structures de petite taille. Les groupes financiers possédant des liquidités suffisantes ont flairé la bonne affaire et ont alors profité des taux hypothécaires particulièrement bas pour racheter de petites structures, les démolir et les reconstruire ailleurs ou encore les rénover afin qu’elles répondent aux normes prescrites par ordonnances La demande de logement dans le secteur était (et est toujours) élevée et prévisible, l’investissement à l’époque comportait donc peu de risques.

Par ailleurs, le manque d’investissements publics (toujours d’actualité) laisse encore aujourd’hui le champ libre aux investisseurs privés ouvrant toute grande la porte à la création de maisons de repos privées de plus grande taille, souvent plus chères et dans lesquelles la qualité des services rendus aux résidents entre en concurrence avec la rétribution annuelle des actionnaires[iv]. Les résidents sont les clients à qui l’on vend des services qui peuvent se chiffrer à plus de 2500 € par mois, avec des sommets pouvant atteindre 7000 € ! Qui peut régler des notes de frais pareilles ? Pire, ces prix exorbitants ne riment pas nécessairement avec qualité des services. Et comme si cela ne suffisait pas, le contribuable soutient par le biais des interventions de l’INAMI, des structures (très) onéreuses en octroyant le personnel indispensable à leur fonctionnement. Un comble !

Sont observés également dans ces structures, un personnel calculé juste pour satisfaire aux normes (alors que dans d’autres secteurs, la norme est dépassée pour davantage de confort de travail pour le personnel, par exemple). Un système de compétition sera organisé entre les managers au travers d’enquêtes « qualité » afin non pas d’augmenter la qualité de la nourriture des résidents, par exemple, mais pour cibler qui dans le groupe de maisons détient l’hôtellerie la plus profitable et donner le signal d’un alignement sur les autres maisons. Il va sans dire que les managers dont les coûts sont les moins élevés sont récompensés par des primes intéressantes, les autres sont pénalisés par un système très hiérarchisé laissant peu de place aux initiatives locales. Tout semble également organisé pour éviter l’obligation de constituer une délégation syndicale (à partir de 50 travailleurs) afin de maintenir le rapport de force favorable au côté patronal. Cette marchandisation du secteur se situe bien loin des préoccupations du bien-être des résidents. Et c’est bien en cela que réside le problème à nos yeux. La polyvalence imposée à tous les métiers et une rotation du personnel d’une maison à l’autre au sein du groupe en sont un autre exemple, et une pratique qui convient fort peu aux résidents fragilisés pour qui des visages connus rassurent.

Mentionnons encore que le taux d’occupation moyen des maisons de repos bruxelloises est inférieur à 87 %. Les experts de tous poils expliquent le phénomène d’une part, par l’octroi massif d’agréments de structures ces dernières années par les ministres successifs, produisant un surplus de places MRS (pour personnes nécessitant des soins) par rapport au nombre réel de ces personnes. Une fois encore, le manque de vision claire, d’anticipation, des politiques couplées à la méconnaissance à la fois des enjeux du vieillissement et de la population vieillissante, sont des éléments qui expliquent cette situation actuelle problématique. Au vu des quelques situations que nous venons d’énoncer, nous nous demandons pourquoi les autorités compétentes n’ont pas encore pris la mesure de quotas comme en Wallonie ? Pourquoi ne pas avoir étudié de formules de partenariats financiers public-privé pour garder la main sur l’ouverture de structures accessibles financièrement au plus grand nombre d’une part, et d’autre part, pourquoi ne pas lier le subventionnement des structures à des critères objectifs à justifier et évaluer, comme le nouveau décret wallon le prévoit ?

Énéo, mouvement social des aînés prône une autre vision du secteur des aides et des services aux personnes âgées : plus humaine, plus ambitieuse, davantage attentive aux attentes et besoins des résidents et surtout digne d’une société respectueuse des aînés dans laquelle le service aux personnes, car c’est bien de cela dont nous parlons, ne se marchandise pas et ne se brade pas aux plus offrants.

Nous l’avons vu, la place prise par le secteur privé commercial à Bruxelles soulève beaucoup d’interpellations, de questionnements, de mises en garde. Le tout est à nuancer car ce secteur peut aussi parfois apporter des solutions à des problèmes structurels (rénovation du bâti, matériel de qualité, économies d’échelle, …) ; certaines directions apportent également leur contribution à l’amélioration d’une qualité de vie en MR et MRS tant pour le personnel que les résidents. La réflexion se prolongera pour Énéo-Bruxelles dans une analyse qui se trouvera sur le site enéo.be et qui servira d’outil à un groupe de travail chargé de faire des propositions au monde politique bruxellois.

Les normes règlementaires visent la protection et la sécurité des résidents et recouvrent des législations spécifiques
Coûts à l’investissement
Normes protection incendie, normes architecturales (superficie des chambres, wc privatif, coin toilette personnel… etc.)
Coûts de fonctionnement
Normes d’hygiène, normes de l’AFSCA, normes de personnel

[i]https://www.eneo.be/images/analyses/2017/201713_Silver__economie_au_service_des_aines_ou_Eldorado_pour_le_marche.pdf

[ii] Sources des statistiques bruxelloises : Infor-Homes Bruxelles, « Situation de l’offre d’hébergement pour personnes âgées en Maisons de Repos Bruxelloises » 2018, www.inforhomesasbl.be

[iii] https://www.solidaire.org/articles/un-tiers-des-places-en-maisons-de-repos-sont-gerees-par-quatre-multinationales

[iv] http://inegalites.be/La-privatisation-des-maisons-de

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