Armée de réserve - Premier mai de lutte 2021 à Bruxelles 2 - credit collectif Krasnyi

L’armée de réserve face à la pandémie : la logique du système

Par Pietro Tosi,
CIEP-MOC Bruxelles

Quels seront les effets de la pandémie sur l’emploi ? Les données publiées à l’issue du dernier Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) nous aident à comprendre l’ampleur de la récession que nous vivons et laissent présager le pire pour les années à venir. Pour 2021, en effet, la BCE estime « un pic du taux de chômage à 9,5% » pour la zone euro (les pays de l’Union qui adoptent l’euro), contre 7,6% en 2019. Aussi évidents que soient ces chiffres, ils ne nous permettent cependant pas de saisir la portée de ce public de chômeur.se.s en termes absolus. Pour mieux illustrer l’idée, nous parlons, pour l’année en cours, de près de 16 millions de personnes dans l’ensemble de la zone euro. Un nombre effrayant.

Pour la Belgique en 2020, le nombre de chômeurs temporaires a atteint un record “historique” de presque 1,4 million de personnes concernées, indique l’Onem dans son rapport annuel[1].

Selon l’Onem, ce n’est pas uniquement le nombre le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale car l’ampleur est plus de deux fois supérieure au pic précédent, celui de 1981 (93.271 par mois) qui est plus de trois fois supérieure au niveau atteint lors de la crise économique et financière de 2009 (60.196 par mois). La pandémie de coronavirus a impacté lourdement le marché du travail en Belgique : par rapport à la même période l’année dernière, l’offre est en baisse de pas moins de 42%, selon les constats posés par Indeed, le site d’offres d’emploi. Les mesures strictes prises par le gouvernement belge pour arrêter la propagation de la COVID-19 ont provoqué une grave chute de l’activité économique dans notre pays, ce qui se reflète bien sûr aussi dans les offres d’emploi. Les flexi-jobs sont de plus en plus populaires, leur demande est en augmentation relative. Ces deux dernières années, la formule a connu un vrai engouement : en janvier 2019, par exemple, Indeed avait observé une hausse de 440% par rapport à la même période en 2018, et cette année, le site d’offres d’emploi avait initialement constaté une augmentation de 168%. La pandémie n’a rien fait qu’augmenter les tendances à l’œuvre auparavant.

Chômage et dumping social

Face à ce scénario, le mouvement ouvrier doit essayer d’anticiper la tactique classique du système : utiliser le chômage comme un outil pour dégrader les conditions de travail de tout le monde. Dans l’arsenal idéologique lié au chômage, il y a en effet un type d’argument répandu : l’augmentation de la main d’œuvre fait augmenter le nombre des travailleur.se.s. potentiels et donc la détérioration de contions de travail. C’est-à-dire : plus de chômage, plus de dumping social. La force de cet argument est qu’il s’agit ici d’un argument intuitif : si le nombre de travailleur.se.s potentiel.le.s augmente, alors le rapport de force entre capital et travail change en faveur du capital parce que les travailleur.se.s sont de plus en plus en concurrence entre eux.

La réalité est pourtant différente. Il n’y a jamais trop de travailleur.se.s en absolu. Nous ne sommes pas dans un tram, on n’a pas des places limitées. Il peut y avoir plus de travailleur.se.s de manière relativement à l’exigence de valorisation du capital. Dans les secteurs où les capitalistes sont prêts à investir, où le taux profit est haut, alors le chômage sera bas, et que le chômage sera haut où les exigences de valorisation ne sont pas satisfaites. Nous pouvons affirmer donc que c’est le capitalisme qui crée le chômage. Selon les employeurs, il suffit de garantir que l’exigence de valorisation soit respectée mais ils ne peuvent la garantir qu’en reproduisant des forts taux de chômage ou des sous-emplois informels irréguliers. Les capitalistes doivent veiller tout le temps à ce que la pression mise sur les travailleur.se.s ne s’approche pas du seuil au-delà duquel leurs profits seront trop bas. Ils valorisent le capital et créent du chômage afin de tenir en bride les exigences du monde du travail. Le capitalisme est donc la cause du chômage et le chômage est la condition d’existence même du capitalisme.

L’armée de réserve industrielle selon Marx

La métaphore militaire « armée de réserve industrielle », ainsi que l’expression « surpopulation relative », sont utilisées par Marx pour démontrer le phénomène du chômage en tant que produit de l’économie capitaliste[2]. La réflexion de Marx sur le chômage vise à considérer que le manque de travail n’est pas un phénomène naturel, mais un produit social nécessaire de l’accumulation capitaliste. L’analyse marxienne de la surpopulation est l’une des premières tentatives pour fournir une explication historique et théorique de la tendance du système capitaliste à générer, en vertu de sa propre dynamique, une part de la population dépassant les besoins de valorisation.

Les différentes formes de chômage (ou de surpopulation) produites par le capitalisme deviennent aussi une condition d’existence et de consolidation de ce mode de production. Les chômeur.se.s constituent une réserve de travail toujours disponible pour le capital, ayant à la fois pour fonction de toujours rendre possible un accroissement de la production, dans les moments d’expansion du cycle économique, et de maintenir les salaires bas, grâce à la concurrence entre salarié.e.s et chômeur.se.s : ces derniers, pour travailler, sont presque toujours prêts à accepter des salaires inférieurs. Pendant les périodes de stagnation économique, l’armée de réserve est un fardeau et une menace pour l’armée active du travail ; pendant les périodes d’augmentation de la production, il freine la demande d’augmentation des salaires. C’est donc le pivot autour duquel fonctionne la loi de l’offre et de la demande de travail, et restreint le champ d’action de cette loi dans des limites qui conviennent au capital. Le chômage est donc selon Marx produit par le capitalisme et il est une condition de sa reproduction.

Les caractéristiques de la période et le rôle du mouvement ouvrier

Nous avons vu que pour survivre, le capitalisme produit et utilise le chômage pour presser les travailleurs : de l’augmentation de facto des heures de travail à la généralisation des heures supplémentaires et la loi Peteers sur les 48 heures ; à la flexibilité illimitée qui lie le travailleur aux besoins de la production tous les jours de l’année et aux équipes de nuit ; les contrats CDD généralisés, les contrats de formation et les stages et les jobs étudiants, etc. Ce sont les résultats du modèle capitaliste néolibéral contemporain qui a montré toute ses failles devant la crise sanitaire que lui-même a produite.

Mais dans la dernière période, pour empêcher l’effondrement de secteurs entiers de l’économie, les gouvernements rompant avec les principes du néolibéralisme sont intervenus massivement pour sauver le marché face aux lockdowns. La sécurité sociale a prouvé son efficacité et sa capacité à s’adapter à une crise d’une portée inédite. Confinée de mars à juin 2020, près du quart de la population active s’est trouvée sans emploi. Elle a été sauvée par le chômage temporaire et le revenu passerelle pour les indépendants. La sécurité sociale, l’assurance chômage, les droits à la pension et le rôle joué par travailleurs.es des secteurs essentiels ont maintenu en vie la société.

Le catalogue des assouplissements temporaires du droit du travail est impressionnant pendant la pandémie : succession sans limite des contrats à durée déterminée, mise à disposition des travailleurs permanents sans autorisation préalable, majoration des heures supplémentaires sans repos ni sursalaire compensatoire, facilitation de la mise au travail des demandeurs d’asile, des étudiant.e.s et des chômeur.se.s temporaires. Dans la prochaine période, nous seront confronté.e.s très probablement à des vagues de licenciements et des pertes d’emploi à cause de la nécessaire adaptation du cycle de valorisation du capital. Des plans de restructurations seront à l’ordre du jour à cause de la restructuration des secteurs non productifs et à cause de l’accélération du numérique.

La crise sanitaire devient donc aussi, si l’on n’y prend garde, une tentative de pérenniser la dérégulation du droit du travail en utilisant le chômage. Une nouvelle armée industrielle de réserve sera utilisée pour attaquer définitivement les droits du monde du travail. Les conflits autour de la santé ont laissé ainsi transparaître l’exigence de pouvoir des salarié.e.s sur l’exercice de leur travail. L’unité des travailleur.se.s avec et sans emploi sera fondamentale dans la prochaine période. Face à la volonté des entreprises de fragmenter et éclater encore plus le marché du travail avec des centaines de milliers de salarié.e.s, freelances, auto-entrepreneurs et « ubérisés » qui œuvraient en dehors du cadre de l’entreprise pendant la pandémie. Il faudra désormais que le mouvement syndical prenne à bras le corps l’exigence de ces travailleur.se.s avec ou sans emploi, « plateformisés » ou non, afin de peser sur les mouvements sociaux de la société qui viendront et de répondre aux urgences sanitaire, climatique et sociales auquel un nouveau modèle de société devra répondre.

[1] www.onem.be/sites/default/files/assets/publications/Rapport_Annuel/2020/Rapport_annuel_FR_Vol1.pdf

[2] A voir : K. Marx, Le Capital, livre I, chapitre XXV.

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