Pandémie

Réflexions personnelles sur l’éducation populaire en situation de crise

Mario Bucci
CIEP

Au cours de la dernière année et demie les personnes engagées dans des activités d’éducation populaire se sont débrouillées pour donner une continuité à leur action, en dépit des contraintes induites par la pandémie et les modalités de gestion de celle-ci, ainsi que des conséquences parfois dramatiques subies par une partie des protagonistes. Le virus a mis à mal le contact et la collaboration entre les personnes. Les choix portés par les pouvoirs publics et certains opérateurs et services publics ont d’une part exposé certaines catégories de travailleurs et de travailleurs à des risques de contamination (et au stress que cela a induit), et d’autre part ont rendu plus difficile sinon impossible l’accès aux services de base et à l’aide sociale pour des parties importantes des milieux populaires.

On peut dire que cette crise a accentué l’œuvre de certains mécanismes constitutifs du système d’accumulation capitaliste : les formes de hiérarchisation – entre groupes sociaux et entre pays – qui rendent progressivement exploitable celles et ceux qui se trouvent aux échelons les plus bas ; et les modalités d’attribution de valeur aux individus, aux fonctions sociales, à la biosphère, aux biens et aux services, qui sont à l’origine de cette pandémie et de ses conséquences les plus néfastes.

Confrontées à cette situation de crise, les organisations d’éducation populaire n’ont pas tardé à réagir. Les instruments théoriques, la proximité avec les classes populaires et les organisations sociales, ainsi que la continuité de financement assurée par les pouvoirs publics, leur ont permis de se mobiliser. Elles ont participé à l’effort d’organisation de solidarités concrètes et immédiates ; elles ont sensibilisé, interpellé, mis de la pression sur les pouvoirs publics et les institutions ; elles ont soutenu des mobilisations sociales.

Deux ont été les facteurs mis en exergue par cette crise qui constituent les conditions nécessaires pour penser l’éducation populaire et qui ont été mis à mal par la pandémie : la sécurité des personnes impliquées, et la possibilité du contact et de la relation entre personnes. Certains groupes se sont retrouvés dépourvus des moyens basiques de survie – l’accès aux moyens de subsistance, l’exposition accrue à la violence, intrafamiliale et institutionnelle, la capacité à se protéger du virus sur le lieu de travail. Ces mêmes groupes ont aussi été coupés des réseaux de solidarité, privés du contact avec les opératrices et les opérateurs des services sociaux de base, contraints à l’isolement. Le conflit entre la soumission aux règles de « distanciation » et la nécessité de devoir les désobéir – en l’absence de mesures appropriées, tant de la part des employeurs que des pouvoirs publics – pour avoir accès aux conditions minimales de sécurité et de relation a été bien présent pour les personnes impliquées dans l’éducation populaire.

Et ce conflit a orienté les priorités. Côté « publics » de l’éducation permanente, la priorité a été la sécurité, la préservation des conditions de survie, ce qui parfois a amené à l’auto-isolement, et parfois a produit des formes d’auto-organisation et même de mobilisation. Côté « opérateurs », les priorités ont été le maintien de contact avec les « publics » et le soutien direct ou au travers de réseaux associatifs à ceux-ci. Le regard politique et critique, toujours présents, ont permis une compréhension des causes et des mécanismes à l’œuvre dans la crise, mais ont eu du mal parfois à se traduire en actions efficaces.

L’action de plaidoyer et de revendication vis-à-vis les pouvoirs publics ont servi à visibiliser les conséquences que la pandémie et sa gestion ont eues sur les milieux populaires et sur les catégories de travailleuses et de travailleurs les plus exposées. Mais confrontées à l’impréparation des interlocuteurs institutionnels, ainsi qu’à la préoccupation de ceux-ci de protéger les classes moyennes et les principaux intérêts économiques, ces actions n’ont pas eu une influence majeure sur les équilibres. Et les conflits sociaux, en réponse à l’exposition de travailleuses et de travailleurs aux risques de la pandémie ont eu du mal – sauf quelques exceptions – à s’organiser et à se manifester, car soumis au chantage de la nature « essentielle » de certaines fonctions sociales.

La capacité à assurer la sécurité, la relation et l’organisation de la mobilisation se sont révélées fondamentales pour l’action d’éducation populaire, et la situation de crise les a mises à mal, tant pour les personnes concernées que pour les « opérateurs ». Au fil du temps, avec l’accès progressif aux dispositifs sanitaires et ensuite aux vaccins la situation s’est partiellement améliorée. Mais les limitations qui sont périodiquement imposées avec le but de maîtriser la pression sur la capacité des structures sanitaires constituent toujours des obstacles à l’action d’éducation populaire.

Quelques questions que l’expérience soulève

Peut-on tirer des leçons, ne fût-ce que sous forme de questionnements ouverts, de l’expérience d’un an et demi de crise ? Déjà on ne sait toujours pas quand la pandémie actuelle sera suffisamment maîtrisée pour permettre une reprise des activités habituelles d’éducation populaire. Mais il faut s’attendre à une augmentation de la fréquence des crises – de nature écologique, économique, sanitaire – qui ont pour effet, entre autres, de limiter la capacité à assurer la sécurité, la relation et l’organisation de la mobilisation. Cet été on a déjà vu les conséquences des inondations qui ont touché principalement les milieux populaires logés au bord des fleuves susceptibles de déborder.

Les crises ont des impacts différentiels selon les hiérarchies de classe, de genre et de race, et cela pose des problèmes de fond à l’éducation populaire. Car les « solutions » ont aussi des impacts différentiels. L’expérience récente a montré que si d’un point de vue théorique nous avons les capacités critiques pour comprendre ce qui s’est passé – d’où vient la crise, quelles en sont les victimes, quels risques l’après-crise présente pour les classes populaires – d’un point de vue de l’organisation d’une réponse à la crise nous ne sommes pas préparés. Même si on peut être fier de la capacité de réponse immédiate, il faut se demander si on a été à la hauteur des enjeux et des souffrances.

Le recours au numérique, comme moyen pour maintenir un contact en respectant la distanciation sociale a été une réponse assez généralisée, aux effets très variés. D’une part, le numérique des applications de communication a permis aux personnes de maintenir le contact et de s’organiser. D’autre part, la numérisation de l’accès aux services et même les tentatives de transformer des activités d’éducation populaire – formations, ateliers de réflexion, etc. – en activités en ligne ont montré la portée de la « fracture numérique », mais aussi l’impossibilité de numériser les sentiments de solidarité, d’engagement, de fureur politique. Même en admettant la possibilité de prendre des mesures destinées à réduire la fracture numérique, le fonctionnement en ligne ne permet pas de faire une éducation populaire visant la constitution de sujets collectifs capables de se mobiliser. Il faut donc s’interroger quant à l’utilisation la plus appropriée et, donc, limitée du numérique, en sachant aussi que le fonctionnement de ces outils dépend d’infrastructures qui pourraient ne plus fonctionner ou être disponibles ou être utilisées à des fins de contrôle en cas de crises de nature autre qu’une crise sanitaire.

L’action de plaidoyer et de revendication – indispensable au moins pour donner de la visibilité à l’existence de groupes exclus ou pénalisés ou oubliés par les mesures de gestion de la crise – a montré que dans des situations de crise les institutions publiques n’ont pas ou ne se donnent pas la capacité de répondre à la crise vécue par les classes populaires. Une réponse efficace est venue de l’organisation du secteur associatif qui s’est mobilisé en mutualisant les différentes compétences, capacités et ressources. Cela vaudrait donc la peine de réfléchir, dans la perspective de nouvelles crises, à l’opportunité de structurer et de renforcer cette capacité de réponse d’en bas, et d’en faire un axe de travail qui vise à faire évoluer les organisations de l’éducation populaire. Un peu sur le modèle d’organisations et de pratiques dans de nombreux pays du Sud du monde, qui sont plus habituées à agir dans des situations de crise.

L’éducation populaire ne peut pas exister en dehors de l’espace public : celui-ci est même constitutif de l’éducation populaire. Or, une crise systémique tend à limiter l’accès à l’espace public, et les institutions n’hésitent pas à mettre des limites à la démocratie pratiquée comme mal mineur en comparaison à d’autres conséquences de la crise. Dans l’expérience récente, la limitation de la diffusion du virus et des conséquences de cela sur les services sanitaires ont été la priorité qui justifie les restrictions – sélectives – à la possibilité de se réunir avec une finalité politique. Sans sous-estimer la nécessité de se protéger du virus (un aspect de la sécurité évoquée plus haut), il faut admettre que la gestion de la crise sanitaire doit stimuler la réflexion des acteurs de l’éducation populaire par rapport à la suspension de l’accès à l’espace public. Peut-on accepter la mise en concurrence entre la sécurité et la démocratie ? Les organisations d’éducation populaire devraient-elles considérer le recours à la désobéissance civile, tout en se donnant la capacité d’assurer la sécurité des personnes impliquées ?

Ce genre de questionnements semble incontournable si on veut maintenir une capacité renouvelée à un agir collectif et critique, sans se limiter à des solutions faciles ou rester prisonnier de l’illusion d’un retour à la « normalité ».

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