L’enquête militante au MOC Bruxelles : le formulaire de plaintes des sans-papiers et les récits de la Ligue des Travailleuses Domestiques

Pietro Tosi et Magali Verdier,
animateur/trice CIEP Bruxelles

On ne reviendra pas à la normale, parce que la normale était le problème.

L’enquête ouvrière comme méthode d’analyse et de formation politique
La pandémie de Covid-19 a déstabilisé la société dans son ensemble, à la manière d’un fait social total[1], c’est-à-dire un fait qui bascule chaque individualité en faisant basculer la société toute entière. Comme tel, cela nous oblige à réinterroger notre regard sur les individualités à travers le prisme du contexte et des changements qui les traversent.

Dans ce sens, il nous a semblé important de revoir notre travail social en regardant les changements que cette crise a provoqués dans la réalité que l’on vise à modifier radicalement, l’impact sur la conscience, les conditions de vie et de travail de notre public : les travailleurs.es sans-papiers.  A cette fin, le MOC de Bruxelles a initié un projet sur l’enquête ouvrière avec les travailleurs.es sur leur réalité sociale, d’une part comme outil de description du réel, mais aussi comme pratique de formation militante et d’action collective.

Un processus collectif de description des réalités permet à l’individu interrogé et interrogeant de concevoir comment et où modifier une réalité sociale.  A travers ce processus,  on rentre dans une dynamique de dépassement de la frontière entre « enquêteur-se-s » et « enquêté-e-s »[2]. Le-a militant-e sans-papiers s’interroge sur sa réalité via l’enquête et en même temps découvre d’autres réalités et d’autres lieux d’exploitation tout en discutant sur comment les combattre.

L’enquête constitue ainsi la réponse à une question : comment la description d’une situation peut-elle participer à la production d’une subjectivité capable de la transformer ? Cette question se révèle ainsi traversée par deux axes de travail – la description de la réalité productrice de militant.e.s et la nécessité de voir les espaces d’une coordination de foyers de luttes[3]. L’enquête peut devenir donc un instrument d’organisation collective et de formation politique.

Les prémisses d’en enquête ouvrière pendant le confinement : récolte de récits de la Ligue des travailleuses domestiques
Pendant la période de confinement, notre mouvement a donc été confronté de plein fouet par les conditions de vie de nos militant.e.s sans papiers. Pertes sèches de revenus, peur des contrôles policiers, logements vétustes dans la promiscuité, etc. Face à cette situation, nous voulions absolument rendre compte de leurs expériences de vie, de leurs stratégies de survie, de leur résistance au quotidien, de leurs émotions, leurs colères, leurs questionnements sur la gestion et les causes profondes de cette crise. Nous avons commencé ce travail en proposant à des militantes de la Ligue des travailleuses domestiques d’écrire des lettres à leurs proches dans leur pays d’origine sur leurs réalités sociales. Ainsi témoigne l’une d’entre elles « Depuis notre arrivée, j’étais heureuse de voir ma fille et mes neveux progresser à l’école ; entre ma sœur, mon beau-frère et moi, nous pouvions couvrir les dépenses annuelles. Tout cela semblait très encourageant mais soudain nos rêves ont été anéantis. Jenny, la pandémie ne fait que causer des décès dans le monde, elle tue l’économie des plus pauvres ainsi que nous les migrants sans papiers…qui avons été renvoyés par nos employeurs le 13 mars et ce jusqu’à nouvel ordre. C’est à partir de là que commence notre cauchemar car tout le temps où ne travaillons pas, nous ne sommes pas payées. »

Ces lettres nous révèlent le quotidien des travailleuses domestiques à Bruxelles, leur indignation face à des employeurs confinés dans leurs demeures luxueuses et ne se souciant aucunement de leur situation, ainsi que leur colère face à l’exploitation économique. Elles témoignent également de manière brutale de la « panne » de la machine de la chaîne internationale globale du soin : plus aucun transfert d’argent des travailleuses domestiques à leur famille au pays d’origine. Ces lettres ont soudé les femmes malgré leur isolement, elles se sont créé une identité commune, elles ont posé les jalons pour des questionnements sur les causes de cette crise qui ont conduit à un échange sur cette problématique. Elles ont contribué à leur participation à des actions dans l’espace public.

Le formulaire de plainte
Outre des lettres, nous souhaitons approfondir notre travail l’enquête ouvrière sur l’exploitation socio-économique des travailleurs.es sans papiers via la récolte d’informations sur les conditions de travail. Ce travail sera à la fois un outil de récolte des conditions de vie, de formation, d’analyse collective des situations vécues et d’actions transformatrices. Concrètement, il s’agit de mettre sur pied la récolte de formulaires de plainte.

Toute personne sans-papiers peut introduire auprès de l’inspection sociale une plainte contre un employeur peu scrupuleux, à cause de l’exploitation sur son lieu de travail. Nous utiliserons ce moyen avec les militant.e.s à une double fin : recueillir un nombre de plaintes important et documenter les réalités de situations d’exploitation de travailleurs.es sans papiers dans la période de crise covid19.

Outre les réalités de travail décrites, ces formulaires montreront l’ampleur du phénomène d’exploitation des travailleurs.es sans papiers sur le marché du travail bruxellois. Ils constitueront un moyen de pression sur l’opinion publique et le monde politique.  Ils seront également un outil pour les sans-papiers pour chercher d’autres sans-papiers et discuter avec eux et elles comment y répondre collectivement.

Ils seront enfin utilisés pour construire un plaidoyer politique auprès du Ministre régional de l’emploi portant sur la demande d’application de la Directive européenne dite Sanction et le principe supérieur de la victime : la transposition de cette directive exige que des victimes d’exploitation puissent déposer une plainte auprès de guichets publics de la Région de Bruxelles-Capitale tout en  étant protégées sur le territoire belge via l’obtention d’un titre de séjour temporaire.

Nous espérons ainsi rassembler des forces de la fraction la plus dominée et exploitée de la classe travailleuse, les sans-papiers, contribuer de la sorte à renforcer le pouvoir collectif des travailleur.se.s sans-papiers dans la longue lutte pour l’égalité et par là, le mouvement ouvrier lui-même.

[1]
[1] Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, PUF, coll. « Quadrige », 2012.

[2]
[2] https://acta.zone/faire-de-lenquete-militante-aujourdhui/

[3]
[3] Davide Gallo Lassere, Frédéric Monferrand, Les aventures de l’enquête militante, Dans Rue Descartes 2019/2, (N° 96), pages 93 à 107.

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