Salaire ménager 2

Le salaire ménager, une revendication datée pour un débat d’actualité

Par Natalia Hirtz,
GRESEA

Fondé en 1972, le collectif international du salaire au travail ménager était un réseau féministe qui, loin de se limiter à rendre visible le travail domestique, cherchait à mettre en avant sa centralité. Dans une époque où la plupart des courants féministes postulaient la libération des femmes par leur entrée sur le marché de l’emploi, ces féministes ne voyaient dans cette revendication, en vogue dans un contexte de demande croissante de main-d’œuvre féminine, qu’une différence de tactique au sein d’une même stratégie capitaliste. Si la revendication d’un salaire ménager doit être située historiquement, la réflexion autour de celle-ci reste toujours indispensable.

Vers la fin des années 1960, le mouvement féministe fait du travail domestique un enjeu de débat public. Il questionne l’idée dominante selon laquelle les activités domestiques ne seraient pas du travail. Selon cette vision (toujours hégémonique même parmi les économistes hétérodoxes), les activités domestiques ne jouent aucun rôle économique. Il s’agirait des activités de reproduction, considérées comme dissociées du monde de la production. Le mouvement féministe de la fin des années 1960 s’attachera donc à visibiliser et à revendiquer l’importance économique de ce travail gratuit. Par leurs analyses, les féministes ont non seulement mis en lumière le travail domestique, mais surtout été les premières à soulever les questions concernant toutes les autres formes de travail gratuit, comme les stages ou le volontariat.

Mais le mouvement féministe n’est pas homogène. Il n’a jamais existé « une » perspective féministe sur la question du travail domestique. Parmi les différentes propositions, nous nous centrons ici sur celles concernant le « salaire ménager », formulée par le collectif international du salaire au travail ménager. Ce réseau réunissait des féministes anticapitalistes[1]. Leur revendication d’un salaire pour le travail ménager est née, non seulement de la réflexion sur l’invisibilisation et la gratuité de ce travail, mais aussi de la nécessité d’un positionnement féministe anticapitaliste dans un contexte de transformation sociale majeure, marqué notamment par l’appel des femmes sur le marché de l’emploi. Dès les années 1960-1980 (selon les pays), les États commencent à promouvoir l’entrée des femmes sur le marché de l’emploi par des investissements publics (crèches, écoles maternelles, garderies, maisons de repos…), mais aussi par des formes de (dé)réglementation du travail comme la généralisation des contrats à temps partiel. Dans cette configuration néolibérale, les femmes vont entrer sur le marché du travail par la voie des emplois précaires et flexibles, présentés par le discours politique dominant comme des mesures visant à faciliter « la conciliation entre vie privée et vie professionnelle ». Un piège rapidement perçu comme tel par les féministes du salaire au travail ménager qui, au travers de cette revendication vont chercher à donner une réponse antagoniste à ce qui était proposé « par le capital ».

En revisitant l’histoire de l’accumulation primitive du capital[2], les féministes du salaire au travail ménager dévoilent une dimension essentielle de ce processus : la séparation entre la « production » (des marchandises) et la « reproduction » (de la force de travail). Elles soulignent que cette séparation implique aussi une séparation des espaces dans lesquels s’exécute ce travail (atelier, champ/foyer) et des sujets qui les exécutent (le salaire sera majoritairement masculin, les « activités » domestiques, féminines et non salariées)[3]. Cette analyse les amène à questionner le cadre théorique proposé par Marx, car il est exclusivement fondé sur le travail rémunéré et néglige donc d’autres formes de travail non rémunéré. Elles parviennent ainsi à élaborer une théorie féministe centrée sur le travail domestique, dit « reproductif »[4]. La démarche consiste à postuler la centralité du travail dit reproductif dans le capitalisme. En effet, ce travail consiste à produire et à reproduire la force de travail, qui est considérée dans la société capitaliste comme une marchandise, indispensable à la reproduction du capital[5]. La société et l’organisation du travail sont ici envisagées « sous la forme de deux chaînes de montage » : l’une « produisant des marchandises » et dont le centre sera l’entreprise, l’autre, « produisant les travailleurs » et dont le centre sera le foyer[6]. Dans ce même mouvement analytique, le salaire cesse alors d’être pensé comme une simple quantité d’argent, pour être considéré comme une façon d’organiser la société. Cette idée est notamment développée dans les travaux de Selma James, démontrant le rôle fondamental du salaire dans le développement du capitalisme, dans la mesure où il favorise des processus de hiérarchisation, d’exclusion des droits des non salarie.é.s, d’invisibilisation de leur travail, et donc de naturalisation de leur exploitation[7]. À la hiérarchie des salaires correspond donc la hiérarchie des rapports sociaux des hommes par rapport aux femmes, mais aussi des populations blanches par rapport aux populations non blanches, des travailleur.euse.s du centre par rapport à celles et ceux de la périphérie…

Contrairement aux autres critiques féministes sur le travail domestique de l’époque qui considèrent le foyer comme une « prison dorée »[8] dont il faut se libérer par l’emploi, les féministes du salaire au travail ménager soulignent que « la dévalorisation » du travail domestique est un problème construit dans une société capitaliste fondée sur le principe de la reproduction illimitée des marchandises. Selon elles, le travail domestique n’est pas un travail opprimant en soi, il l’est devenu car il est accompli dans des conditions qui échappent au contrôle de celles qui l’accomplissent. Dans ce sens, le salaire ménager était conçu comme un outil pour favoriser une réappropriation collective des moyens de reproduction sociale, dans la perspective de la construction d’une société dont la fin serait « la reproduction de la vie, le bonheur de la société même et non l’exploitation du travail »[9]. Pour ces féministes, la visibilisation de l’exploitation du travail domestique confirmait que les femmes n’avaient pas besoin de rejoindre les usines, ni pour faire partie de la classe travailleuse ni pour être considérées comme sujet révolutionnaire. Elles pouvaient lutter de manière autonome, en partant de leur travail au foyer conçu comme « centre névralgique » de la production des travailleur.se.s[10] et donc comme un terrain essentiel de lutte.

Adossées massivement à la revendication de l’émancipation par l’emploi, les féministes francophones percevront le plus souvent la revendication d’un salaire ménager comme une forme d’institutionnalisation des femmes au foyer, définie notamment par des femmes blanches de classe moyenne comme une « prison dorée ». Au contraire, de nombreuses militantes et intellectuelles du Black Feminism, comme bell hooks, vont considérer que cette « prison » implique, pour de nombreuses ouvrières, un lieu de résistance et de conscientisation politique. Mais, contrairement aux féministes du salaire au travail ménager, pour bell hooks, la revalorisation de ce travail ne devait pas passer par sa monétarisation. Pour la féministe afro-américaine, il fallait plutôt rompre avec une idéologie consistant à donner de l’importance au travail uniquement à travers sa valeur marchande[11].

La valeur monétaire qui « devrait » être attribuée au travail ménager peut en effet s’avérer contraire aux objectifs, en menant non seulement vers une marchandisation, mais aussi vers un renforcement des inégalités. Il faut souligner que les féministes du salaire au travail ménager n’ont jamais formulé de propositions concernant le montant du salaire domestique. Ce mouvement ne cherchait pas à élaborer des projets de loi, mais à « créer mouvement » pour la libération des femmes et de l’humanité. Au contraire, d’autres féministes, appartenant souvent aux institutions d’État et critiques vis-à-vis de l’idée d’un salaire ménager, se sont penchées vers des études cherchant à donner une valeur monétaire au travail domestique. En France, Annie Fouquet et Claude Thélot publient en 1981 « Peut-on mesurer le travail domestique ? ». Il s’agit de la première publication cherchant à donner une valeur au travail domestique. Elle sera suivie d’une diversité des recherches fort en vogue actuellement, qui en cherchant à donner une valeur monétaire aux heures de travail domestique, finiront par dévaloriser ce travail, du fait, notamment, que toutes les méthodes proposées s’appuient sur les salaires des femmes, alors que ceux-ci sont inférieurs à ceux des hommes[12]. Cette démarche est bien différente de celle du collectif du salaire au travail ménager, car elle ne cherche pas à revendiquer un salaire pour le travail domestique. Le but de ces études est plutôt rhétorique. Selon ces féministes, donner une valeur marchande au travail domestique est une manière efficace de se faire entendre tout en respectant la convention de la valeur en vigueur dans la société capitaliste, celle qui s’exprime donc en monnaie. Une stratégie qui, en reprenant les mots d’Audre Lorde, consisterait à vouloir détruire la maison du maître avec les outils du maître. À l’inverse, les féministes du salaire au travail ménager mobilisaient cette revendication pour montrer que le travail non payé est la base des sociétés salariales.

Pour conclure, l’intérêt du salaire ménager ne se trouve pas tant dans son application pratique « ici et maintenant » que dans son caractère subversif contre le capitalisme patriarcal et raciste. Alors que le débat autour du travail gratuit resurgit, il reste souvent imprégné de réflexions enclines à considérer le foyer comme « une prison dorée ». Si les études portant sur le temps ou la valeur de ce travail restent fondamentales pour révéler l’asymétrie des responsabilités des hommes et des femmes en ce qui concerne la reproduction de la vie, elles mobilisent souvent le modèle néoclassique de l’homo œconomicus visant à maximiser sa satisfaction tout en calculant chacun des gestes selon ses coûts et ses bénéfices. Ce qui mène certaines féministes à considérer le temps de militance comme du travail, réduisant ainsi le caractère aliénant et l’exploitation du travail à toute forme d’activité physique, mentale et émotionnelle, et donc confondant exploitation et aliénation dans une lutte qui vise leur abolition.

[1] Militantes ou inspirées par le marxisme autonome.

[2] Concept développé par Marx pour caractériser le processus historique qui a créé les conditions nécessaires à la formation du capitalisme. Cette analyse sera notamment développée par Silvia Federici et Leopoldina Fortunati dans, Il grande Calibano. Storia del corpo sociale ribelle nella prima fase del capitale, Milan, Franco Angeli, 1984.

[3] Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, La Fabrique, 2019.

[4] Défini comme l’ensemble des activités par lesquelles la vie humaine est produite et reproduite. Silvia Federici, « Salaire contre le travail ménager », dans Collectif L’Insoumise, Le foyer de l’insurrection. Textes sur le salaire pour le travail ménager, 1975.

[5] Selon Marx, le capitalisme implique une croissance permanente de la production, vente et consommation des marchandises. Cette « reproduction du capital » ne peut se faire sans travail humain. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Éditions Sociales, 2016.

[6] Silvia Federici, 2019, op. cit.

[7] Selma James, Sex, Race and Class, 1re éd. The Falling Wall Press, 1975.

[8] En 1963, l’Américaine Betty Friedan publie The Feminine Mystique, dans lequel elle dévoile une contre image de la ménagère, idéalisé comme « reine du foyer » en postulant que ce « royaume3 » était plutôt une « prison dorée ». Cette analyse aura un impact considérable dans le mouvement féministe de l’époque.

[9] Silvia Federici, 2019, op. cit.

[10] Leopoldina Fortunatu, L’Arcano della Reproduzione. Casalingbe, Prostitute, Operai et Capitale, Venise, Ed. Marsilio, 1981.

[11] bell hooks, De la marge au centre. Théorie féministe, Ed. Cambourakis, 2017.

[12] Comme soulevé par Florence Jany-Catrice et Dominique Méda dans « Femmes et richesses : au-delà du PIB », Travail, genre et société, n°26, 2011.

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