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Le rapport salarial, fondement de l’économie capitaliste

Par Bastien Castiaux
Rethinking Economics

La Belgique compte aujourd’hui plus de 4 millions de travailleur.se.s salarié.e.s[1]. Ceux-ci sont présents dans tous les secteurs d’activité de l’économie belge et travaillent dans des cadres institutionnels variés : entreprises privées, à but lucratif ou non, administrations publiques, structures collectives. Il sera ici avant tout question du salariat tel qu’il se déploie dans les institutions privées à but lucratif, ou, pour utiliser un terme équivalent, capitalistes. Malgré l’importance du salariat, par son nombre et le temps qu’il occupe dans la vie de ceux qui y participent, sa nature profonde continue d’être dissimulée.

Les définitions usuelles du salariat posent qu’il s’agit d’un mode de rémunération du travail par le salaire, dans le cadre d’un contrat de travail. Ces deux éléments, contrat et salaire, permettent de développer deux dimensions de ce rapport social : l’oppression et la domination économique d’une part, l’exploitation économique de l’autre.

Le salariat, un rapport social d’oppression et de domination

Le fait que le salariat soit un rapport social n’échappe à personne. Ainsi, tout salarié sait bien que sa position implique une relation spécifique entre lui et le patron ou entre lui et l’entreprise qui l’emploie. Néanmoins, un tel rapport ne relève pas seulement de l’interpersonnel. En outre, il procède d’un rapport aux choses qu’il convient de détailler brièvement.

Le processus de travail, à travers lequel les humains transforment la nature pour subvenir à leurs besoins, mobilise au moins deux ensembles de « facteurs de production ». D’un côté, les moyens de production, constitués des matières premières, des ressources naturelles et de produits déjà transformés comme les machines et les outils. D’un autre, la force de travail, logée chez les travailleur.se.s. Ces deux ensembles sont évidemment étroitement liés et absolument nécessaires à la bonne réalisation de la production. Sans moyens de production, il n’y a guère de matière à transformer par le travail ou d’outils à disposition pour le faire. En contrepartie, les ressources ne se transforment pas d’elles-mêmes en vue de répondre à des besoins sociaux et les usines sont bien silencieuses sans l’application du travail humain[2].

Dans une économie capitaliste, comme la nôtre, les travailleur.se.s ne détiennent pas les moyens de production, les outils et les machines qu’ils ont pourtant eux-mêmes fabriqués et dont ils ont besoin pour travailler. Ces moyens sont la propriété d’une autre partie de la population, les capitalistes, qui en contrôlent donc l’utilisation et l’accès. Cette relation inégale aux moyens de production a pour conséquence un rapport social entre classes : les travailleur.se.s sont mis et maintenus dans une position où ils n’ont plus que leur force de travail à vendre aux capitalistes s’ils veulent accéder aux moyens de production, travailler, obtenir un revenu et vivre. Dans cette situation, les travailleur.se.s ne sont plus non plus en mesure de décider collectivement de la manière dont ils organisent leur travail, des objectifs poursuivis, de ce qui est produit et de ce qu’ils font avec le fruit de cette production. A contrario, les capitalistes, reconnus légalement dans leurs privilèges propriétaires par l’Etat, sont en position de décider de presque tout : quoi, quand, comment, où et pourquoi produire. Plus globalement, cela donne à la classe capitaliste un énorme pouvoir sur les choix économiques d’une société toute entière.

De fait, derrière la « liberté » affichée de pouvoir se tourner vers un employeur ou un autre, réside la menace constante de la destitution et de la précarité. En fait, nous sommes ici confrontés à la première dimension du rapport salarial, à savoir l’oppression économique, où un groupe social est exclu par la contrainte – légale ou physique – d’un accès libre aux ressources essentielles à une vie digne, par et au bénéfice d’un autre groupe, ce qui engendre un rapport de domination des seconds, les possédants, sur les premiers, les dépossédé.e.s[3].

Le salariat, un rapport social d’exploitation

À ce stade, consolation pourrait être trouvée dans le fait que, finalement, le travailleur sous régime salarial peut se soustraire à cette exclusion d’accès aux moyens de production en vendant sa force de travail à un capitaliste et toucher une rémunération en échange des heures qu’il consacre à l’entreprise. Certes, il est dépossédé de la maîtrise de son labeur mais au moins, il est payé pour le faire. Si la section précédente bat en brèche l’illusion d’une libre contractualisation entre deux acteurs égaux en droit et en pouvoir, celle-ci s’attarde à montrer que jamais la rémunération du travail ne saurait être égale à la valeur totale créée par lui, une partie étant appropriée par la classe possédante.

Tout le monde le sait, l’application du travail génère de la valeur. Mais surtout, elle génère de la valeur supplémentaire à celle déjà contenue dans l’ensemble des ressources et des biens intermédiaires utilisés dans la production, et celle nécessaire au travail pour se reproduire. En langage économique, il s’agit de la plus-value[4]. Pour rendre les choses plus concrètes, mais avec des concepts dont la correspondance est très imparfaite, on utilisera ici la fameuse « valeur ajoutée » présente dans les livres comptables des entreprises et dans la comptabilité nationale.

Une voiture a plus de valeur que l’addition de ses composants, la différence étant apportée par les heures d’assemblage, de transformation et autres, réalisées par les humains aux différents stades de la chaîne productive. Cette valeur ajoutée, en dehors des taxes prélevées par l’Etat, fait apparaître deux grandes sources de revenu : les salaires et les profits. Les premiers reviennent aux travailleurs, les seconds, via la structure juridique de l’entreprise, reviennent aux capitalistes.

À ce stade, une question évidente se pose. Pourquoi diable une classe sociale qui ne travaille pas est-elle rémunérée d’une partie de la valeur qui est justement le fruit du travail ? La classe laborieuse ne devrait-elle pas en être la pleine bénéficiaire ? Cette question a déjà été posée par le passé, mais à propos d’une autre classe sociale : l’aristocratie[5]. Détentrice des terres, mais n’y travaillant pas, elle touchait pourtant une rente, accaparée du labeur paysan. Comment justifier une telle rémunération, si ce n’est sur base des privilèges et du pouvoir de la noblesse ? Au même titre que le régime féodal, c’est ici que le salariat au sein du capitalisme dévoile la seconde dimension de sa nature profonde, à savoir un rapport social d’exploitation. Une classe sociale, celle des travailleur.se.s, produit plus de valeur socio-économique que celle nécessaire à sa propre existence. Une autre classe sociale, celle des capitalistes, vit de l’appropriation de cette plus-value et donc du travail des autres[6].

Un corollaire de cette appropriation de valeur par les capitalistes est une appropriation de temps. Les heures de travail se divisent ici en deux : celles qui sont destinées à répondre à des besoins sociaux des classes laborieuses, et pour lesquelles elles sont rémunérées via un salaire personnel ou socialisé (les transferts sociaux), et les heures de travail qui sont destinées à répondre au besoin d’accumulation des capitalistes, pour lesquelles ces derniers touchent un profit. Au total, les travailleur.se.s font donc plus d’heures que nécessaire. Pour une partie d’entre elles, ils travaillent gratuitement. Cela vous dit quelque chose ? Le même raisonnement est à tort utilisé par des penseurs libéraux et les milieux patronaux, qui se font régulièrement écho de calculs indiquant qu’à partir d’un certain mois de l’année, les travailleurs prestent des heures non pas pour eux mais pour l’Etat en raison des prélèvements fiscaux sur les revenus du travail. Il est d’abord piquant de remarquer qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes et à leurs entreprises un tel raisonnement. En outre, ils nous tendent un argument de poids dans la comparaison des deux. En théorie au moins, les prélèvements fiscaux émanent d’institutions politiques démocratiques et répondent à des besoins collectifs (infrastructure, santé, mobilité) là où la captation des profits est totalement autoritaire et sert les intérêts immédiats de la classe possédante.

Le capitalisme est donc un système qui institutionnalise et structure un vol constant des travailleur.se.s par les capitalistes. Ce vol ne s’incarne pas seulement dans une rémunération du travail inférieure à la valeur totale créée par lui, mais aussi dans un temps de travail total qui va au-delà de ce qui est nécessaire socialement à la classe laborieuse. Le capital confisque du temps libre aux travailleurs. En vérité, il leur confisque du temps de vie, tout simplement[7].

Mais ne dit-on pas que les profits rémunèrent la contribution du capital à la production ? Certes, retirez le capital de l’équation, la production sera vite rendue compliquée, voire impossible pour des pans entiers de l’économie. Mais le capital n’est jamais que du travail passé et confisqué, du travail « mort », par opposition au travail vivant. Il suffira aux travailleur.se.s de reconstruire outils et machines. Par contre, retirez le travail de l’équation, tout s’arrête et rien ne redémarre. C’est ici que nous en revenons au rapport social d’oppression et de domination entre classes au sein du capitalisme et qu’on observe que ce rapport fonde l’exploitation. Si les classes possédantes se servent, c’est parce qu’elles en ont le pouvoir.

Conclusion

Les rémunérations relatives du travail et du capital sont des enjeux politiques majeurs et le résultat de rapports de forces entre classes sociales aux intérêts contradictoires. En ce sens, tout dispositif ou toute décision qui vise à « promouvoir la compétitivité » en empêchant les salaires d’augmenter est une tentative de maintenir ou d’augmenter l’exploitation du travail en faveur de la classe possédante.

Les profits ne sont pas, comme répété ad nauseam, une rémunération juste de la contribution du capital au processus de production. C’est avant tout un revenu issu de l’oppression et de l’exploitation économique d’une classe par une autre. Le chantage patronal de la perte de compétitivité, de la délocalisation ou de la faillite reflète leur volonté de continuer à faire des profits et à se rémunérer sur le dos du travail. La réflexion que ce chantage devrait engendrer est celle de savoir si les travailleurs, ensemble, ne devraient pas se passer des capitalistes, reprendre possession des moyens de production et organiser l’économie de manière démocratique, en se débarrassant de l’ensemble des rapports d’oppression et d’exploitation qui s’y logent actuellement.

[1] Les chiffres sont directement accessibles sur le site de la Banque nationale de Belgique.

[2] Pour un traitement succinct, voir Mandel, E. (1973), An Introduction to Marxist Economic Theory, Pathfinder Press, Montreal.

[3] Cette définition fait référence à Wright, E. O., (1994), Interrogating Inequality : Essays on Class Analysis, Socialism and Marxism, Verso, London.

[4] Harvey, D., (2006), The Limits to Capital, Verso, London.

[5] Voir Foley, D. K., (2008), Adam’s Fallacy: A Guide to Economic Theory, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge Massachusetts.

[6] Cette définition fait référence à Wright, E. O., (1994), Interrogating Inequality : Essays on Class Analysis, Socialism and Marxism, Verso, London.

[7] À ce sujet, voir Frayne, D., (2015), The Refusal of Work : The Theory and Practice of Resistance to Work, Zed Books Ltd, London.

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